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2. Remarques sur l’étude des controverses scientifiques 1 Pertinence et diversité des angles de recherche

2.3 Conceptions positivistes et relativistes des controverses scientifiques

À la fois pour les tenants de l’approche positiviste comme les membres du Cercle de Vienne et pour des relativistes comme Thomas S. Kuhn, c’est la controverse qui constitue l’état premier de la science au travail. La remise en cause des certitudes du positivisme a entraîné la révision critique de certains concepts employés jusque-là de manière implicite par le discours scientifique. Les premiers travaux d’histoire des sciences portant sur les controverses sont rédigés dans une optique positiviste, où les controverses sont des moments-clés où la vérité scientifique triomphe, et le progrès de la connaissance s’effectue par le dépassement des notions erronées au profit des thèses pionnières qui fondent l’état actuel du savoir. La position relativiste a critiqué l’absence de considérations relatives aux contextes social et institutionnel et leur rôle dans la résolution de la controverse ; elle a aussi contesté la valeur philosophique de l’idéal d’une adéquation absolue entre les résultats scientifiques et le réel. Cette confrontation entre approche internaliste et externaliste affecte toujours la sociologie des sciences, opposant un réductionnisme épistémologique étroit qui fait abstraction de la nature conflictuelle, sociale, philosophique et politique de la production du savoir scientifique, à un déterminisme des facteurs externes qui exclut toute avancée positive des connaissances au profit d’une étude des représentations plurielles que seraient les énoncés scientifiques. Une position extrême sur cette question serait d’affirmer l’entière dépendance des constructions scientifiques aux valeurs de leur groupe social et plus largement de la société dont ils sont issus. A contrario, considérer que l’accumulation progressive des connaissances se fait sans rupture, et que les pratiques scientifiques s’articulent sur le seul plan de la logique interne, sans offrir de prise à quelque élément extérieur à la recherche, constitue l’optique positiviste traditionnelle.

L’accumulation du savoir en science au cours d’une controverse persistante peut être comparée métaphoriquement à l’accumulation de sédiments sur le plan stratigraphique: les

perturbations et les inversions sont possibles, mais la tendance générale est à l’accumulation constante en fonction du temps et de la permanence des conditions qui prévalent à cette accumulation. Voilà sans doute l’aspect le plus significatif dans l’apport des controverses scientifique au savoir: l’extension croissante de la définition des variables interprétatives employées par les hypothèses, et ainsi la possibilité de les vérifier par la confrontation avec les données. Par la mise en contradiction entre assemblages conceptuels interprétatifs et les données, la controverse permet un réajustement de sa polarité en fermant des portes et en ouvrant de nouvelles perspectives (et foyers d’affrontement) sur le plan des explications potentielles tout au long de sa trajectoire.

Comme dans d’autres types de conflits, il y a aussi sans doute des raisons qui se situent au niveau sociologique pour expliquer la persistance, dont le positionnement en terme de publication et d’impact à l’intérieur d’un réseau de partisans avec une rhétorique ostentatoirement polémique « contre ceux d’en face », n’est sans doute pas le moindre. Pierre Bourdieu affirmait que la nature de la vérité scientifique est construite par les conditions sociales spécifiques qui la produisent. On ne peut, selon cet auteur, s’attaquer au rôle du pouvoir et des positions de prestige en sciences en faisant abstraction des positions épistémologiques, puisque cette légitimité est établie à travers la reconfiguration constante de la validité des travaux en cours au sein du champ scientifique concerné par les dominants, et que toute bataille épistémologique a comme enjeux non seulement un aspect théorique et cognitif, mais aussi une lutte entre concurrents pour l’obtention d’un statut. Bourdieu signale que non seulement cette dynamique alimente un cercle de légitimation, mais a aussi un rôle non négligeable sur l’accumulation du savoir lui-même148

. Bourdieu rejette autant l’idéalisme qui caractérise l’approche positiviste des sciences, supposant un progrès ininterrompu des savoirs, que la version conflictuelle que proposait T. Kuhn, au

profit d’une approche matérialiste et sociologique de la science. Il a d’ailleurs recours pour ce faire au vocabulaire des économistes. L’« investissement » que font les chercheurs se différencie par le « taux de profit » symbolique variable qu’il apporte à ces « entrants » du système académique, selon qu’ils choisissent l’une ou l’autre des stratégies de succession. Les sujets de recherches brûlants (considérés de première importance parce que constitués comme tels par les contributions antérieures des scientifiques à haut degré de légitimité) ont un rendement plus élevé, mais la compétition plus intense qu’il suscite font baisser progressivement ce rendement, puisqu’elle augmente en proportion l’importance de l’investissement nécessaire que doivent produire les chercheurs pour se maintenir dans la course, contribuant ainsi en définitive à repousser l’excédent vers des enjeux moins voyants, et donc éventuellement plus rentables à moyen et à long termes. La distinction entre enjeux scientifiques internes (conflits intellectuels) et contexte externe (conflits sociaux) de la recherche telle qu’affirmée par Merton149 ne peut se maintenir dans ces

conditions :

Il n’est pas de choix scientifiques – choix du domaine de la recherche, choix des méthodes employées, choix du lieu de publication, de la publication rapide de résultats partiellement vérifiés ou de la publication tardive de résultats pleinement contrôlés qui ne soient pas un de ses aspects, – le moins avoué et le moins avouable évidemment-, une stratégie politique de placement au moins objectivement orienté vers la maximisation du profit proprement scientifique, c’est-à-dire de la reconnaissance susceptible d’être obtenue des pairs-concurrents150

.

L’autorité scientifique est bien un capital social, convertible sous d’autres formes, qui assure un pouvoir sur les mécanismes constitutifs du champ de recherche, qui ne s’acquiert que par la reconnaissance des pairs et par l’intégration de leurs acquis à ses propres travaux151

. L’accumulation de ce capital est d’abord celle du cursus académique et du réseau qu’il permet d’ériger. L’accroissement du capital de reconnaissance tendra à 149

Merton, 1973, 55.

150

Bourdieu, 1975, 94.

diminuer en proportion la productivité du chercheur moyen, alors que seule une élite maintiendra le rythme initial qui permet de retarder cet assoupissement progressif sur le long terme.

La lutte dans laquelle chacun des agents doit s’engager pour imposer la valeur de ses produits et sa propre autorité de producteur légitime a toujours en fait pour enjeux le pouvoir d’imposer la définition de la science (i.e. la délimitation du champ des problèmes, des méthodes et des théories qui peuvent être considérés comme scientifiques) la plus conforme à ses intérêts spécifiques, c’est-à- dire la mieux faite pour lui permettre d’occuper en toute légitimité la position dominante en assurant la position la plus haute dans la hiérarchie des valeurs scientifiques aux capacités scientifiques dont il est détenteur à titre personnel ou institutionnel (…). Ainsi, la définition de l’enjeu de la lutte scientifique fait partie des enjeux de la lutte scientifique et les dominants sont ceux qui parviennent à imposer la définition de la science selon laquelle la réalisation la plus accomplie consiste à avoir, être et faire ce qu’ils ont, sont ou font. Dans le champ scientifique comme dans le champ des rapports de classes, il n’existe pas d’instance à légitimer les instances de légitimité ; les revendications de légitimité tiennent leur légitimité de la force relative des groupes dont elles expriment les intérêts: dans la mesure où la définition même des critères de jugement et des principes de hiérarchisation est l’enjeu d’une lutte, personne n’est bon juge parce qu’il n’est pas de juge qui ne sois juge et partie152

.

Pierre Bourdieu affirmait que la nature de la vérité scientifique est construite par les conditions sociales spécifiques qui la produisent : la première est celle d’une concurrence universelle pour le monopole de l’autorité scientifique, qui est à la fois une compétence technique « et le monopole de la compétence scientifique, entendue au sens de capacité de parler et d’agir légitimement (c’est-à-dire de manière autorisée et avec autorité) en matière de science, qui est socialement reconnue à un agent déterminé153

». Par socialement reconnu, Bourdieu entend la communauté savante, à mesure que les ressources s’accumulent et que le champ de connaissance gagne en autonomie. Les traditions de recherches s’intègrent dans ces réseaux en voie d’autonomisation, et le cas de l’approche historico-culturelle permet de démontrer que pour un même concept sur le plan épistémologique, les modes interprétatifs et méthodologiques liés à ce paradigme opératoire sont aussi divers que les contextes de leur émergence, et leur sont spécifiques. La critique relativiste joue un rôle important dans notre réflexion portant sur la détermination 152

Bourdieu 1975, 96.

socioculturelle des interprétations en archéologie, les écoles de pensée et sur ce qui les séparent dans le discours scientifique.

La mise au point d’une standardisation des pratiques et l’homogénéisation progressive des structures académiques et de recherche sur le plan historique participe d’une diminution de l’intensité des affrontements paradigmatique sur le long terme, du moins en ce qui concerne la controverse qui nous a intéressé au cours du présent travail. Pour le sociologue des sciences Pierre Bourdieu, plus un champ disciplinaire gagne en moyens et en autonomie, plus l’accès y est difficile pour les entrants, et l’opposition entre stratégies conservatrices et subversives diminue, les grandes révolutions paradigmatiques laissant la place à d’innombrables révolutions permanentes. C’est sans doute le meilleur consensus que la science puisse produire, quelque part entre la certitude dogmatique et le relativisme absolu. Loin de devoir s’en attrister puisque cela signifierai une certaine sclérose, voir un immobilisme, il faut y voir ce qui en fait sa spécificité en tant que débat scientifique de longue durée, un espace d’enrichissement du savoir, qui est certes parfois tâtonnant lorsque le schéma interprétatif arrive à ses limites de vérifiabilité, et que les données dissonantes entraînent l’écroulement de modèles sophistiqués, séduisants et souvent hégémonique sur le plan académique.