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2. Remarques sur l’étude des controverses scientifiques 1 Pertinence et diversité des angles de recherche

2.5 Dynamique de résolution de la controverse

L’obtention du consensus peut être la conclusion éventuelle d’un controverse, mais celui-ci nécessite des conditions particulières : l’apparition d’un cadre méthodologique d’inférence et de validation qui soit commun aux protagonistes, rendu possible par le développement du corpus factuel et des moyens analytiques, malgré l’inadéquation immédiate (ou durable) entre celui-ci et les modèles explicatifs, à l’origine de la controverse. Le consensus naîtra d’ailleurs essentiellement d’une harmonisation de la pratique et de la méthodologie, transformant souvent le triomphe momentané d’une partie sur l’autre en « victoire à la Pyrrhus » sur le long terme. Cette situation a favorisé historiquement l’accumulation croissante des données ainsi que l’élaboration des positions qui s’opposent à l’intérieur d’un cadre commun de validation des données et de méthode d’inférences. Le développement de ce cadre commun devrait entraîner l’apparition d’un consensus fragmentaire mais croissant sur un corpus de données en expansion, modifiant ainsi les positions protagonistes de la controverse, tout en clarifiant ses enjeux en termes de possibilité de validation scientifique.

Cela est accompagné par des explications des points d’accord et des points de désaccord, ainsi que des malentendus (vrais ou supposés). Or vers le pic du cycle, il y a, en outre, des tentatives de caractériser « où se trouve la vraie différence ». C’est comme si l’on s’apercevait soudain de l’existence d’un niveau plus profond de la controverse. À ce moment, la question initiale est pratiquement laissée de côté, et c’est « la vraie différence » qui devient l’objet du débat. Après le pic, les participants « découvrent » d’autres différences, ainsi que d’autres points de désaccord, et le cycle se termine souvent par une réaffirmation de la « vraie différence » énoncée dans son pic. La question initiale n’est donc pas « résolue » (souvent elle n’est même pas mentionnée après le pic), puisqu’il est devenu clair qu’elle dépend de différence profondes, elle-même non résolue154

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Il est également possible de concevoir qu’une controverse n’est durable que parce qu’il y a un glissement dans la structure argumentative des positions protagonistes au débat pour intégrer ces nouvelles données. Les glissements entre assises conceptuelles dans la

structure argumentative des paradigmes opératoires parsèment le parcours historique d’une controverse, et sont aussi des signes d’une transformation permanente que camoufle la longue durée du débat :

Ce processus est un processus argumentatif et probatoire complexe, inscrit dans la durée, et exhibant la dimension sociale et contextuelle de la justification : il passe par le type d’argumentaires et d’alliés mobilisés au moment de la discussion, leur plus ou moins grande proximité avec les normes d’acceptabilité en vigueur au sein de la communauté scientifique considérée, l’existence, au sein de la « discipline » concernée, d’une plus ou moins grande capacité de réduction des divergences. Il passe (ou peut passer) ensuite par la modification de l’espace argumentaire de la discipline ou de la science concernée, admettant de nouveaux critères antérieurement flous, ou rejetant des positions antérieurement légitimes. Il passe, enfin, par la dissociation, propre aux énoncés scientifiques, entre l’appareil expérimental et démonstratif utilisé dans la controverse et le contenu conceptuel spécifique progressivement dégagé et rectifié. Cette dissociation (qui relève d’un modèle syntaxique et sémantique d’épuration des entités et d’économie des propriétés) fait que le noyau rationnel démontré est repris, incorporé dans de nouvelles recherches, de nouveaux corpus, de nouveaux énoncés, anonymisé et décontextualisé155

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Et ces reformulations parfois d’apparence mineure peuvent entraîner le basculement d’un édifice plus large, c’est-à-dire de la métaphysique globale qui sous-tend les axes de recherche et la polarité des positions participantes à la controverse :

Le glissement dans une controverse, n’est pas sans direction. Il semble obéir à une régularité qui correspond à une phase de divergence (exploration de thèmes en « rapport horizontal »), suivie d’une phase de, disons, « approfondissement et convergence » (recherche de « sources profondes » de la différence), et finalement, d’une phase de, disons, « application » (découverte de thèmes et d’exemples additionnels dérivés de cette différence profonde). C’est la phase centrale, d’autre part, qui correspond à l’intensification. Tout cela indique une structure thématique qui vient servir à la « fonction » de clarification mentionnée ci-dessus, et qui paraît donc confirmer cette hypothèse156

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Parce que la controverse illustre comment se produit le changement conceptuel, il doit être possible de l’étudier en termes dynamiques : l’affrontement entre modèles explicatifs cache une mécanique de convergence sur le plan de l’accumulation de données et de l’amélioration des moyens analytiques qui prépare la résolution éventuelle de la controverse par la rectification rétroactive des hypothèses en fonction de ceux-ci. Le

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Berthelot, 2002, 246.

changement de paradigme qui établira une science normale nouvelle ne se bâtit pas sur la variante ou l’extension de l’ancien paradigme. Il s’agit d’une reconstruction qui modifie les généralisations parfois élémentaires et la méthodologie.

Face à une anomalie ou à une crise, les scientifiques adoptent une attitude différente à l’égard des paradigmes existants et la nature de leurs recherches change en conséquence. La prolifération des variantes concurrentes du paradigme, le fait d’être disposé à essayer n’importe quoi, l’expression d’un mécontentement manifeste, le recours à la philosophie et à des discussions sur les fondements théoriques, tous ces signes sont autant de symptôme d’un passage de la recherche normale à la recherche extraordinaire. C’est de leur existence, plus que celle de révolutions, que dépend la notion de science normale157.

Kuhn souligne qu’une modification du paradigme ne sélectionne pas seulement de nouveaux questionnements, mais aussi en abandonne d’autres, ce qui relativise toute notion positiviste d’un progrès constant et cumulatif de la discipline basé exclusivement sur la croissance des données. En tenant compte du fait que la métaphysique est la forme première de référentiel du savoir :

À aucun moment, de la haute Antiquité à la fin du XVIIe

siècle, il n’y a eu de théorie unique généralement acceptée (...). Chaque école puisait son autorité dans ses rapports avec une métaphysique particulière et chacune insistait, dans ses observations paradigmatiques, sur le groupe particulier des phénomènes (…) que sa théorie pouvait expliquer avec le plus de succès158

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157

Kuhn, 1972,132.