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Deuxième partie : analyse de la dynamique historique du débat

4. Une controverse en trois temps 1 Définir la chronologie (fin XIX e

4.1 Définir la chronologie (fin XIX e 1950)

4.1.1 Données et méthodologie

Au cours de la première phase de cette controverse qui s’étend jusqu’aux années 1950, la discontinuité s’appuie à la fois sur une transformation radicale de l’outillage lithique constatée sur le plan typologique, et sur la perception d’une grande distance anatomique entre les populations néandertaliennes et les Homo Sapiens qui, en l’absence de vestiges culturels ou biologiques qui soient considérés comme intermédiaires, invalide l’existence de liens phylétiques entre les deux, du moins en Europe de l’Ouest. Toutefois, la chronologie n’est alors construite qu’à partir de la stratigraphie, et les corrélations en terme de contemporanéité et de succession dans le temps au delà d’un même contexte sédimentaire régional sont périlleuses. La classification des industries est avant tout qualitative, en se référant à des ensembles idéels constitués sur une base empirique, les fossiles-directeurs. Ces artefacts, alors considérés comme emblématiques d’une industrie, sont recensés sur les gisements fouillés pour établir une grille chronologique, dont le caractère encore imprécis par rapport aux standards actuels ne doit pas faire oublier la durabilité heuristique, puisqu’une grande partie de la séquence chronologique esquissée à l’époque est encore valide dans ses grandes lignes pour la recherche actuelle.

Dès 1912, Breuil note « les éléments communs et les caractères différentiels de l’évolution au Paléolithique supérieur199

» et divise son Aurignacien en trois stades. Le premier stade est un Aurignacien ancien, dont le matériel exhumé dans l’abri Audi (Dordogne) et à Châtelperron (Allier) fait figure de référence. À l’aide de comparaisons de nature morphologique, il y voit toujours une progression évolutive, le premier site étant caractérisé par le style moustérien, alors que le second prend une tournure plus aurignacienne, quoique celui-ci soit « trop apparenté au précédent par les silex pour s’en 199 Breuil, 1912, in Coye 1997, 17.

écarter beaucoup chronologiquement, d’autant mieux que les gisements de la Ferrassie présentent un type intermédiaire entre les deux200

». Mais l’abbé observe également des caractères typologiques et technologiques préfigurant le Paléolithique supérieur : débitage laminaire, apparition dans les outillages de grattoirs, de burins, etc. Cependant l’existence d’industries à caractères mixtes ne prouvait pas qu’il y ait eu transformation graduelle de l’un en l’autre, mais plutôt une influence des nouveaux venus sur de vieilles traditions technologiques moustériennes201

. La possibilité d’un processus d’acculturation est évoquée par Breuil en ce qui concerne cette frontière chronologique qu’est la transition entre Paléolithiques moyen et supérieur:

L’existence d’un niveau à caractères mixtes, mais nettement superposé au Moustérien, à l’abri Audi (Les Eyzies) et en quelques autres points du Périgord, ne prouve pas que les Moustériens soient devenus graduellement Aurignaciens par leurs propres moyens. On pourrait avec plus de raison supposer que ces stations, qui semblent d’ailleurs correspondre à un épisode régional, représentent l’outillage moustérien dégénéré, influencé par le contact avec des tribus plus franchement caractérisées comme aurignaciennes, comme celles, à outillage beaucoup plus riche, quoique très analogue, observé à la Ferrassie (Dordogne) par M. Peyrony, et retrouvées en d’autres localités du même pays202

.

Si ce modèle a l’avantage d’être fonctionnel, en contribuant avant tout à la recherche de l’origine des cultures de la Préhistoire pour en expliquer la diversité laissée de côté par le modèle continuiste antérieur, en recourant aux deux outils complémentaires pour ces champs disciplinaires que sont la typologie et la stratigraphie, il présente toutefois un grave défaut :

La division tripartite de l’Aurignacien, en particulier, s’était imposée depuis les articles de Breuil, sans que personne ne s’étonnât de ce qu’elle comprenait dans un même groupe générique des industries présentant finalement entre elles plus de différences que de points communs203

.

Pour Sackett, les conséquences de cet événement se feront sentir à la fois au niveau 200 Breuil ,1912, 177. 201 Rigaud 1989, 22. 202 Breuil, 1912, 4, in Guillomet-Malmassari 2010, 83. 203 Groenen 1994, 172.

du schéma évolutif des cultures, définissant une frontière entre le Paléolithique supérieur et les périodes antérieures et qui fait appel à des scénarios multiphylétiques, mais aussi dans la méthodologie, pour donner naissance à ce que cet auteur qualifie d’« archéologie préhistorique française classique ». Breuil veut expliquer la variabilité des industries du Paléolithique supérieur initial tant sur le plan temporel que géographique. Mais sa conception demeure unilinéaire.

Enfin en dépit de variantes régionales et chronologiques, il définit pour l’Aurignacien français un schéma d’évolution linéaire et tripartite, général : Aurignacien ancien (ou niveau de Châtelperron), Aurignacien moyen (ou niveau d’Aurignac), enfin Aurignacien supérieur (ou niveau de la Gravette) ; l’Aurignacien d’Angleterre, de Belgique, d’Allemagne, de Pologne, d’Autriche présentant des stades partiellement analogues204

.

Pourtant, Breuil avait déjà développé un concept expliquant la variabilité des industries de la phase ancienne du Paléolithique, qui permettait d’aller au-delà d’un schéma évolutif unilinéaire. Les fouilles de Commont, exceptionnellement attentives à la stratigraphie pour l’époque, fournissent une séquence géologique de référence qui deviendra centrale dans l’œuvre de Breuil :

D’autre part, ces niveaux ont livré, avec les bifaces caractéristiques, des éclats retaillés que Commont suppose avoir été des grattoirs ou des racloirs. Il n’y a donc pas un seul type d’outil pour caractériser cette époque, comme de Mortillet a pu le penser, mais plusieurs. L’idée selon laquelle le Paléolithique inférieur a vu le développement de deux types industriels – les bifaces et les éclats – sera bientôt soutenue par Hugo Obermaïer avant d’être reprise et démontrée par Henri Breuil205

.

Breuil avait défini deux phylums coexistant pour la fin du Paléolithique ancien de la Somme, en distinguant une tradition à éclats clactoniens de l’Acheuléen à bifaces, sur une base ethnoculturelle et climatique. Ainsi, en ce qui concerne le Paléolithique inférieur, Breuil va s’orienter vers une analyse plus complexe qui tient compte d’au moins deux phylums dans la formation du patrimoine préhistorique français.

204

Guillomet-Malmassari, 2010.

Breuil, en effet, distinguait deux groupes de civilisations présentes dès les débuts de l’humanité ; parallèlement se seraient développés un groupe d’industries caractérisé par la présence de bifaces (Abbevillien et Acheuléen,) et un autre par la présence d’éclats (Clactonien, Levalloisien, Tayacien, Moustérien typique) : l’intensification d’un caractère, ou de l’autre, aurait été en fonction des données climatiques. Les industries à biface auraient été l’œuvre des hommes interglaciaires, tandis que les industries à éclats, mieux adaptées à la vie sous les climats froids et humides, se seraient développées pendant les périodes glaciaires206

.

La répartition en deux phylums se développe a contrario des positions de Mortillet et de Victor Commont, bien que Breuil participe aux travaux de ce dernier de 1904 à 1914. Mais, étrangement, ce bi-phylétisme n’est pas employé par Breuil pour expliquer le début du Paléolithique supérieur, qu’il décrit en termes de remplacement radical biologique et culturel entre le monde moustérien et l’aurignacien, en laissant ouverte la possibilité d’une acculturation des derniers néandertaliens pour le stade le plus ancien, qui correspond au châtelperronien actuel. La variabilité interne de l’aurignacien telle que présentée par Breuil demeure donc sommaire, et finaliste, au contraire de son approche du Paléolithique inférieur.

L’approche qui intègre la stratigraphie et la typologie stylistique dans un modèle bi- phylétique en employant pour la première fois le concept de culture pour établir une séquence chronologique régionale du Paléolithique supérieur est l’œuvre de Denis Peyrony (1869-1954). Alors qu’il appuie la discontinuité entre le Moustérien et le Paléolithique supérieur comme Breuil, Peyrony veut revenir sur cette définition de l’Aurignacien qu’avait conçu l’abbé. Denis Peyrony distingue une parenté morphologique entre les outillages de la phase ancienne et ceux de la phase récente de l’Aurignacien, qui s’oppose à l’Aurignacien typique. La distance temporelle entre les deux faciès apparentés doit être comblée par les industries qu’avaient exhumées les abbés Jean et Amédée Bouyssonnie au site de Bos-del- Ser en 1923 et le matériel que lui-même avait observé dix ans plus tard à Laugerie-Haute. Peyrony entrevoit une complexité inattendue pour l’Aurignacien et le début du

Paléolithique supérieur, en distinguant deux phylums culturels, l’Aurignacien stricto sensu et un phylum spécifique au sud-ouest de la France qui lui serait contemporain, découpé en un stade ancien, qui recoupe ce qui est dénommé aujourd’hui châtelperronien, et un stade supérieur, correspondant à l’actuelle industrie gravettienne, qui s’inter-stratifient sur un mode apparemment synchronique. Du fait que l’ensemble des données archéologiques qui permettent d’esquisser ce scénario proviennent de la région du Périgord, Peyrony nomme ce phylum le Périgordien207

. Breuil s’opposera fermement à cette notion.

Quelque soit la vraisemblance d’une filiation entre Châtelperron et La Gravette, ces deux groupes sont séparés dans notre Occident, par l’Aurignacien typique, et leur continuité, possible ailleurs, n’est encore qu’une vue de l’esprit. Il vaudrait donc mieux parler de Castelperronien et de Gravettien, et abandonner le terme provisoirement trop vague et trop mal géographiquement défini de Périgordien208

.

Malgré l’opposition de son collègue, Denis Peyrony révise la thèse de Breuil en proposant la division de l’Aurignacien entre deux phylums supposés contemporains, l’Aurignacien et le Périgordien, distincts sur des bases typologiques, mais aussi culturelles, les Aurignaciens étant représentés par le type Cro-Magnon et les Périgordiens par les vestiges anthropologiques de Combe-Capelle mais aussi de Brnô et de Predmost (bien qu’il semble alors que les deux groupes aient appartenu dans l’esprit de Peyrony, aux hommes anatomiquement modernes). « Ces divers faciès ne résultent cependant pas, comme on pourrait le penser, de types humains différents ; du reste, des gisements existent où les deux techniques apparaissent conjointement209

». Dans le modèle synchronique de Peyrony, ces deux groupes du Paléolithique supérieur vont coexister. Ce scénario implique une explication de la mixité des assemblages et l’influence culturelle par les contacts, et la succession des industries par le résultat de conflits et d’invasions. Il recourt au bi- phylétisme avancé par Breuil au sujet des Paléolithiques inférieur et moyen, en supposant 207

Peyrony, 1936, 616-619, in Groenen, 1994, 174.

208

Breuil, 1959, 180.

deux phylums industriels pour le début du Paléolithique supérieur, mais cette fois sous un angle où le rythme des changements s’écarte de la lenteur d’une évolution géologique pour proposer un modèle interprétatif quasi-historique, voire événementiel. « Ce schéma évolutif n’exclut d’ailleurs nullement l’Aurignacien qu’il estime avoir appartenu à des populations différentes qui ont dû évoluer parallèlement210

. » Cette coexistence engendre une rivalité pour la possession d’abri et territoires, qu’il déduit en particulier à partir de la séquence de la grotte de Laugerie-Haute, que se disputent successivement deux groupes, les « Combe- Capelle » et les « Cro-Magnon », jusqu’à la fusion des traditions périgordiennes et aurignaciennes dans un stade ultérieur qu’il qualifie de proto-Magdalénien211

. Peyrony divisera l’ensemble périgordien entre une lignée authentique et une autre où l’influence aurignacienne se serait fait davantage sentir. En 1946, la première comprend le Périgordien I type Châtelperron, le Périgordien III des niveaux B de Laugerie-Haute, le Périgordien IV des niveaux supérieurs de la Gravette et le Périgordien V avec les pointes de Font-Robert. La seconde lignée était constituée par le Périgordien II de type Dufour, le Périgordien à fléchette des niveaux moyens de la Gravette, le Périgordien à pointes de Font-Yves, et le Périgordien V à burins de Noailles) puis, en 1952, Peyrony considérera que le proto- Magdalénien n’est autre que le stade final du Périgordien : cet ensemble culturel était maintenant un gigantesque continuum s’étendant sur 15 000 ans (plus de la moitié du Paléolithique supérieur d’Europe occidentale) et intégrant des industries sur éclats de la fin du Paléolithique moyen et des industries laminaires du Magdalénien supposé s’axer sur une progression téléologique, avec un minimum d’influences aurignaciennes212

. Si de telles propositions de géographie humaine événementielle sont toujours impossibles à étayer en préhistoire à l’heure actuelle, il s’agit toutefois d’un effort initial vers une approche

210

Groenen, 1994, 174.

211

Peyrony, 1933, 559, in Coye 1997, 271.

synchronique de la préhistoire, vers une conception du passé lointain de l’humanité où les vestiges de la culture matérielle ne sont plus seulement des marqueurs chronologiques, mais des témoins de la trajectoire historique de sociétés et de peuples. Cette conception du Périgordien en tant que phylum culturel et ethnique, établie sur la base d’un rapprochement typologique mais sans continuité stratigraphique, aura un poids important sur le développement de la seconde phase de la controverse, sa défense ou sa réfutation constituant une enjeu important des communications des préhistoriens relative à la transition entre Paléolithiques moyen et supérieurs, entre 1950 et 1970. Ce débat porte précisément sur le sens archéologique du concept de culture, et la redéfinition de la séquence chronologique du Paléolithique supérieur que son règlement opérera sera déterminante sur la configuration de la troisième phase à partir des années 1980.

C’est au cours de cette phase initiale de la controverse que sont posés les trois éléments jugés problématiques par les critiques actuels sur la base des données acquises depuis : l’association entre taxons biologiques et industries, l’équivalence entre industries et cultures, et l’eurocentrisme général des catégories, de la chronologie et des modèles explicatifs. En ce sens, la mise en place de la position discontinuiste entre les phases moyenne et supérieure du Paléolithique européen lors de la bataille de l’Aurignacien constitue la grande révolution paradigmatique qui sera non seulement la fondation historique de cette controverse, mais surtout qui signale une modification des perspectives et des modèles interprétatifs avec l’apparition du concept de culture en Préhistoire. Au monophylétisme initial de Mortillet s’oppose le bi-phylétisme de Breuil, de Peyrony, puis les modèles multi-phylétiques, qui deviennent dominant au cours des années 1950 et 1960. Les données liées à la filiation et variabilité prennent leur place centrale dans le débat à partir de cette bataille de l’Aurignacien, et définissent la polarité entre continuité et discontinuité qui caractérise depuis cette controverse, qu’elle soit biologique ou culturelle.

La systématisation de l’usage du concept de culture par les préhistoriens au cours de la première partie de la controverse, d’abord en termes qualitatifs, puis quantitatifs, constitue l’ambition épistémologique majeure de ce premier segment historique, qui permettra d’établir les repères chronologiques à l’intérieur desquels pourra s’étendre l’étude de la variabilité des industries au cours de sa deuxième phase.