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Selon l’historien des sciences Thomas S. Kuhn, les disciplines encore embryonnaires au niveau méthodologique sont caractérisées par une plus grande diversité des paradigmes de recherche, plus perméables au sens commun et à l’idéologie dominante de la société où elles sont élaborées que les paradigmes en cours chez les disciplines plus mûres. Cette situation est particulièrement flagrante en ce qui concerne la transition entre Paléolithiques moyen et supérieur. L’affrontement entre approches continuistes et discontinuistes, qui constitue la trame sous-jacente du débat sur cette transition jusqu’aux publications les plus récentes127

, pourrait ainsi être qualifié de crise de croissance d’un champ de recherche récent, puisqu’il ne serait qu’une déclinaison en termes opératoires et concurrentiels, mais surtout complémentaires, du même métaparadigme, le progrès, qu’il soit biologique ou culturel. Au cours de l’histoire de la discipline, le saltationnisme implicite pour les transitions se justifiait par des deus ex machina comme les mouvements de populations et les invasions, et plus récemment par l’acculturation. Dans un cadre discontinuiste, l’universalisation de cette émergence de la modernité se base sur le remplacement biologique et comportemental en Europe :

C’est la raison pour laquelle, en Europe, le Paléolithique « supérieur » est souvent présenté comme un aboutissement. Après la lente dispersion des Ergaster au cours du Paléolithique inférieur, à laquelle succède le développement des Sapiens lors de l’équivalent du Paléolithique moyen en Afrique, voici venu le temps de leur hégémonie. Mais cette période est aussi un commencement : si Homo sapiens, rebaptisé Cro-Magnon sur les routes d’Europe, met un point final au déroulement biologique de la lignée humaine, il inaugure aussi une certaine forme de « modernité » dans ses comportements128.

Cela démontre l’ethnocentrisme implicite de cette proposition, qui affirme d’une part que le changement n’est devenu universel qu’une fois achevé dans cette partie du monde, et que c’est là qu’il s’affirme le mieux. Disons plutôt que c’est là qu’il se définit le 127

Guillomet-Malmassari, 2010.

mieux en accord avec les données accumulées et le schéma chronologique, dont la grande élaboration s’explique par l’ancienneté de l’étude de la Préhistoire sur ce continent. Dans ce discours scientifique, l’Europe se trouve ainsi être toujours à la fois le foyer de la modernité et le vecteur de la civilisation et du progrès et, au niveau de la discipline préhistorienne, l’étalon de référence pour définir la modernité au sein de l’évolution anthropologique et culturelle des autres régions du monde, et donc de l’humanité actuelle.

Même si, dans le détail, ce processus est plus particulièrement inspiré du Paléolithique supérieur tel qu’il est défini en Europe, l’accession irréversible de l’homme à une certaine forme de modernité comportementale possède une portée universelle. Et dans ses diverses expressions locales, cette ultime division du Paléolithique incarne donc un pas décisif. L’homme serait donc sorti moderne d’un point de vue tant biologique que comportemental, des frondaisons de la préhistoire. (..,) On comprend mieux, dès lors, l’une des raisons pour lesquelles les yeux des préhistoriens se tournent fréquemment vers ce continent lorsqu’il s’agit de relater l’ascension de l’homme à une pleine modernité comportementale. Outre un certain «européocentrisme», les modalités supposées du phénomène dans cette partie du monde, où le passage du Paléolithique moyen au Paléolithique supérieur est couramment présenté comme la conséquence d’un remplacement de populations, en font un événement fondateur. Sapiens, ou la longue marche de l’humanité nouvelle et conquérante, tandis que s’abat le crépuscule de cette «proto-» ou « para-humanité » incarnée par Neandertal129

.

Cette relève de la garde dans cette partie du monde entre les deux types d’hominidés s’accompagne d’une série de modifications comportementales et culturelles déjà en cours ou sur le point de l’être, dont l’amalgame semble justifier le maintien de l’appellation de transition entre les Paléolithiques moyen et supérieur. La transition entre Paléolithiques moyen et supérieur, depuis sa définition originelle130, constitue un axe majeur de recherche

en préhistoire131

, et le nombre de publications qui y sont consacrées annuellement est en progrès constant depuis plus d’un siècle. Avec l’accroissement progressif du corpus de données, différents modèles explicatifs se sont affrontés depuis plus d’un siècle, mais ceux- ci sont toujours largement déterminés par la polarisation entre continuité et 129

Bon, 2009, 13-18.

130

Breuil, 1913.

131

Breuil, 1913 ; Bordes, 1971 ; Binford, 1971, 1973 ; Dennel, 1985 ; Soffer, 1985 ; Gamble, 1986 ; Gargett, 1989 ; Mellars, 1989, 1996 ; Pigeot, 1991 ; McBrearty and Brooks, 2000 ; Bisson, 2001 ; Zilhão and D’Errico, 2003 ; Mellars, 2004, 2005, 2006 ; Trinkaus, 2006 ; Zilhão et al., 2007 ; Teyssandier, 2008 ; Flas, 2008.

remplacement132

.

To a significant extent the study of the Middle-Upper Paleolithic transition and the origins of modern humans in Europe have long been characterized by opposing views of these processes as having been either continuous and gradual, or sharply discontinuous – as evolutionary or, revolutionary. It has been noted before that, such opposing tendencies are seen, more broadly, in the disputes in evolutionary theory between gradualists and punctuationalists. These tendencies have persisted across generations despite great changes in methods of research, and in the available database, as their proponents have shown ingenuity in adapting them to changing circumstances133.

Cette dialectique conceptuelle entre les deux positions fut le moteur premier de l’accroissement des connaissances relatives à cette transition entre Paléolithiques moyen et supérieur. Cette persistance historique de la controverse a eu un effet positif indéniable sur l’accroissement des données et des méthodes d’analyses, ainsi que sur la complexité croissante des modèles théoriques pouvant expliquer ce problème scientifique. La récurrence et la nature multidimensionnelle de l’objet de cette controverse ont ouvert des perspectives qui se sont révélées fructueuses en termes d’accumulation du savoir.

Dans cette perspective, la problématique de la transition devient le creuset de l’affrontement de différentes interprétations historico-culturelles, pour la défense desquelles on doit chercher de l’information, de nouvelles données, rediscuter également de données anciennes, les réorganiser. Logiquement, le découpage chrono-culturel va donc s’affiner et progresser. De ce point de vue, il faut souligner la nécessité de la controverse dans le progrès de la connaissance134

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Mais la longue durée avec augmentation croissante de l’intensité de la controverse en dépit de la croissance du corpus de données et des méthodes d’analyses peut être également considérée problématique135

. Ce clivage entre deux pôles épistémologiques semble aussi restreindre le cadre interprétatif et les perspectives nouvelles pour intégrer des données en dissonance avec les schémas interprétatifs actuels136

, ce qui expliquerait l’intensification croissante du débat. Dans le cadre d’une approche descriptive de la controverse, cette persistance historique semble énigmatique :

132 Guillomet-Malmassari, 2010. 133 Harrold, 2009, 293. 134 Guillomet-Malmassari, 2010, 174. 135 Guillomet-Malmassari, 2010. 174.

Au-delà de notre discours sur la légitimité et la nécessité de la controverse, il faut considérer les choses sous un angle plus strictement disciplinaire. Dans cette perspective, on ne peut manquer de souligner comme un problème, la persistance de la controverse en termes identiques. Plus précisément le problème est celui de la persistance de cette controverse, malgré l’augmentation évidente de données sur le long terme. Le bien-fondé épistémologique de la controverse ne justifie pas cet aspect. La perduration de la dichotomie interprétative en dépit de l’évolution du corpus archéologique pose la question de la validité de nos règles et méthodes d’inférence. Elle pose de même la question de la validité de nos modèles interprétatifs. Cette opposition entre les modèles de continuité et de discontinuité culturelle est d’autant plus troublante, dans le contexte de la transition entre le Paléolithique moyen et le Paléolithique supérieur, que nous la voyons exister pendant presque 100 ans, qu’elle s’accentue même dans les dix dernières années, alors que les contextes d’observations sont les mêmes137.

Le débat sur la transition entre Paléolithiques moyen et supérieur présente ainsi une situation paradoxale : la croissance du corpus de données et des moyens analytiques au cours de son histoire semble rendre plus problématique dans l’état actuel de la recherche qu’à ses origines la validation d’un modèle explicatif en particulier. Il y aurait donc dans cette longue durée de la controverse à la fois des éléments favorisant l’acquisition de connaissances nouvelles, mais aussi des facteurs limitatifs, qui ne peuvent être dépassés que par une transformation des positions antagonistes. Est-il possible d’expliquer la pérennité du débat entourant ce problème scientifique ? C’est à cette question que ce propose de répondre le présent travail.

2.

Remarques sur l’étude des controverses scientifiques