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Selon certains critiques actuels101

, plusieurs problèmes épistémologiques fondamentaux expliquent la longue durée du débat autour de la transition : l’universalité et la synchronie des changements culturels du concept de transition dans le cadre d’un paradigme de progrès, l’association entre types anthropologiques et technologie, et enfin le sens identitaire et ethnographique attribué aux industries par la chronologie typologique et le biais eurocentriste du débat lié à son développement historique. En 80 ans à peine, la préhistoire humaine passe du statut de mythe littéraire iconoclaste et libertin (en version rousseauiste d’un âge d’innocence primitive, ou au contraire pleine d’animalité et de violence tel que l’avait envisagé Hobbes), à celui de champ académique légitime et encouragé par l’État, disposant d’institutions et d’un réseau national et international de publication des découvertes. Les liens phylétiques entre les néandertaliens et nous se sont multipliés en parallèle à ce qui constitue nos dissemblances au cours de l’histoire de cette controverse, et si parmi les préhistoriens nombreux seront qui seront en désaccord avec une partie ou l’ensemble des conclusions portée sur ce sujet, il y en aura bien peu pour nier l’importance de l’histoire du débat entourant cette question dans la critique des limites conceptuelles qui l’affligent dans son état actuel.

Si la pérennité de ce débat entre continuité et discontinuité a été démontrée par de remarquables travaux historiographiques, moins d’attention a été portée à la distinction entre deux camps paradigmatiques qui s’opposent à l’intérieur de cette controverse, recoupant sur le champ épistémologique l’opposition entre continuité et rupture, mais concernant le rythme évolutif: gradualistes et culturalistes d’une part, et naturalistes et saltationnistes d’autre part. Cet exemple permet de démontrer la nature composite de l’outillage conceptuel de l’archéologie préhistorique, mais aussi la reconfiguration qu’opère

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ce champ de connaissance sur ces emprunts à d’autres sciences. Ce phénomène qui caractérise aussi la relecture qu’à fait la discipline préhistorienne de certains éléments liés au concept de culture en ethnologie, ainsi que certains principes épistémologiques empruntés à la philosophie de sciences, n’est pas étranger à la structuration du discours préhistorien en fonction des polarités mentionnées précédemment, qu’elles soit continuiste ou discontinuiste, gradualiste ou saltationniste, et déterminé en dernière instance par des facteurs culturels ou biologiques.

La recherche contemporaine en Préhistoire étudie la transition entre Paléolithiques moyen et supérieur en termes de modélisation des changements comportementaux et cognitifs102

. L’étude de la transition entre Paléolithique moyen et supérieur pose la question de l’apparition de la modernité biologique et comportementale. Si la première est l’objet d’étude de la paléontologie humaine, la seconde concerne l’archéologie. Ce passage à la modernité comportementale demeure problématique pour beaucoup, s’il ne s’explique avant tout par une transition entre types anthropologiques103

. Cette problématique est toujours associée au remplacement des hominidés archaïques par les populations anatomiquement modernes, entamé sur le continent africain entre 60 et 50 000 B.P., et confirmé par les études paléogénétiques de l’ADN mitochondrial et du chromosome Y. La question parallèle en anthropologie du remplacement de Neandertal par l’homme anatomiquement moderne a conditionné la compréhension que les préhistoriens pouvaient en avoir sur le strict plan archéologique104

. Nicole Pigeot (1991) décrit le passage du Paléolithique moyen au Paléolithique supérieur comme une véritable rupture intellectuelle en matière de débitage du silex, entre industries moustériennes et châtelperroniennes d’une

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Anati, 1994, 26 ; Klein, 1992 ; Hoffnecker, 2005 ; Mellars, 2006a ; McBrearty, 2000, 530 ; Young and Bettinger, 1995 ; Dolukhanov et al., 2002 ; Hublin, 1990, in Flas, 2008.

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Richards and Macaulay, 2000 ; Semino et al., 2000 ; Underhill et al., 2001 ; Stringer, 2002 ; Wells, 2002 ; Caramelli et al., 2003 ; Forster, 2004 ; Serre et al., 2004, in Flas, 2008.

part, et la technique employée par les Aurignaciens de l’autre : l’usage massif des matériaux animaux signale l’irruption d’une generalized intelligence105

, voire une structure

neurologique supérieure pour notre sous-espèce106, qui qualifie l’ensemble des formes

d’hominidés antérieures à la nôtre de biologically and culturally inferior107

.

Historiquement, l’étude de l’acquisition de la modernité biologique a servi de cadre référentiel à la modélisation du passage à la modernité comportementale, et ce n’est que très récemment qu’ont été formulées des hypothèses qui proposent de s’en émanciper.

The search for physical modernity is itself misguided (Tobias 1995); modernity is indicated by cognition and culture, and more specifically by the external storage of cultural information (Donald 1993). The present archaeological and paleoanthropological evidence suggests that we have Neanderthaloid remains from the time interval in question, and we have no securely provenanced ‘Moderns.’ European Pleistocene archaeologists are obliged to consider the possibility that the Aurignacian is the work either of ‘Neanderthals’ or of their descendants who experienced genetic drift rather than ‘replacement.’ Science works by falsification, and the proposition to be tested now is that Aurignacian ‘art,’ like Châtelperronian ‘art,’ was created not by ‘Moderns.’ The replacement model has depended greatly on a series of ‘anatomically modern’ hominin specimens from across Europe, especially central Europe, all of which have been severely misdated108

.

La modernité comportementale est un ensemble typologique descriptif, et il existe diverses hypothèses sur ce que serait le processus y menant. Cette problématique concerne la transformation des sociétés entre Paléolithiques moyen et supérieur, la description de la culture matérielle sur le plan archéologique devant permettre de l’expliquer en termes de causalité et de processus. Plusieurs modèles explicatifs sont proposés en évoquant différents paramètres, mais il est possible de les regrouper entre approches continuistes et discontinuistes, c’est-à-dire opposées sur le plan de la filiation biologique et culturelle :

Moreover, the notion of a combined bio-cultural ‘‘package’’ of modernity catered to a sense of ‘‘species self-esteem,’’ as it emphasized the uniqueness of ‘‘us’’ (i.e., Homo sapiens) compared to all

105 Mithen, 1994. 106 Bisson, 2001, 165. 107 Flas, 2008, 123. 108 Bednarik, 2009, 271.

those extinct hominids that ‘‘had not made it’’ across the rubicon of modernity. Any different outlook on how modern behaviour emerged and evolved had implications that were too difficult to handle conceptually: if one allowed for the existence of latent modern capacities that were not expressed in the material record, or assumed that hominids other than modern Homo sapiens were capable of modern behaviour, all bets would be off. Detailed schemes of cultural stages and our understanding of the tempo of behavioural and cultural evolution could become unfounded scenarios (Hovers and Belfer-Cohen, 2006). The strength of the paradigm was such that there was not much of a theoretical framework from which models were derived. The shift from a Neanderthal to an Upper Palaeolithic ‘‘stage’’ was perceived as a preordained process of cultural evolution, and the archaeological record – namely the skeletal and archaeological evidence – was deemed pretty much self-explanatory109.

L’intensification du débat au sujet de la transition entre Paléolithiques moyen et supérieur en préhistoire signalerait l’inefficacité croissante du concept et la stérilité épistémologique d’un affrontement perpétuel entre différentes téléologies, saltationnistes ou gradualistes, naturalistes ou culturalistes, concurrentes en ce qui concerne les modalités de cette transition, mais sans élaboration théorique des modèles interprétatifs de ces processus110.

Ces paramètres ont conduit les travaux relatifs à ce moment charnière de la préhistoire à un réductionnisme essentialiste, qui se retrouve pour l’instant incapable d’aller au-delà de la simple description du changement comportemental dans un cadre prédéfini111

.

Ce fait montre que le changement culturel n’est pas pour l’heure un sujet de premier plan ; que la communauté scientifique ne s’est pas attachée de façon collective au problème précis et « de fond » qui est la façon dont se transforment les sociétés112.

Le concept de transition entre Paléolithiques moyen et supérieur est construit sur des ruptures comportementales implicites que démontrerait l’approche typologique : une standardisation croissante de l’équipement lithique, l’adoption d’un ensemble d’outils jugés typiques du Paléolithique supérieur, et l’intangibilité mono-fonctionnelle de chacun des artefacts regroupés dans ces catégories typologiques. Cette standardisation formelle de l’outillage est pourtant jugée problématique devant la variabilité des productions, qui rend 109 Hovers, 2009, 45. 110 Guillomet-Malmassari, 2010. 111 Straus, 2009. 112 Guillomet-Malmassari, 2010.

difficile la ségrégation entre types113

, et dont l’intermédiarité114

semble démontrer que ces ensembles ne sont rien de plus que des points donnés dans la transformation que subissent les outils au cours de leur usage par les groupes humains du Paléolithique115. La

convergence formelle par usure et le ré-affûtage proposé pour les grattoirs du Paléolithique moyen pourraient alors s’appliquer à l’ensemble des industries du Paléolithique Supérieur116

. De la liste-type établie dans les années 1950117

, sur 92 types d’outils, la plupart des sites du Paléolithique supérieur n’en présentent que quelques-uns, ce qui renforcerait cette position118. La quantification permet de remédier au sens flou qu’aurait la

détermination de types purs ou hybrides dans une typologie de nature strictement qualitative sur le fond.

Cette incapacité à penser le changement culturel et biologique en préhistoire autrement qu’en termes de progrès est souligné par de nombreux travaux récents119

. Malgré un demi-siècle passé à définir en termes typologiques et technologiques la variabilité des industries lithiques liées à cette période charnière sur le plan spatial et géographique, et les efforts depuis une quinzaine d’années pour identifier et expliciter les comportements des groupes préhistoriques qui indiqueraient la nature des processus à l’origine de ces modifications dans la culture matérielle, l’optique de progrès spencérien serait toujours central à la compréhension de ce qui a été mis en transition entre Paléolithiques moyen et supérieur120

. L’analyse statistique de ces ensembles définis sur des bases formelles n’a pas encore permis d’aller au-delà d’une inter-subjectivité et de validation mutuelle du concept de discontinuité entre l’anthropologie physique et l’étude de la culture matérielle

113 Monnier, 2006, 57–84. 114 Sackett, 1988, 418. 115 Clark, in Camps, 2009, 25. 116 Dibble, 1995, 299–368. 117

Sonneville-Bordes and Perrot, 1953, 1954, 1955.

118

Clark in Camps, 2009, 25.

119

Flas, 2008 ; Guillomet-Malmassari, 2010.

préhistorique. De plus, l’universalité qu’ambitionnait ce système classificatoire a été infirmée progressivement et irrémédiablement par les données archéologiques121

. La validité opératoire de la typologie de l’outillage lithique en préhistoire repose sur l’accord dans la communauté des chercheurs sur la définition des types, sur la cohérence et sur l’exclusion mutuelle entre les termes qu’implique la classification taxonomique des industries.

L’effort de chercheurs de la seconde moitié du XXe

siècle, tels que F. Bordes, A. Leroi-Gourhan, et H. Movius, a largement contribué à établir une assise quantitative et analytique des industries du Paléolithique, considérées comme autant de cultures préhistoriques, mais n’a pas permis de dépasser le caractère hypothétique de cette catégorisation subjective. Depuis les années 1980, l’emphase a été mise sur l’étude des processus du changement culturel impliqué par la transition entre Paléolithiques moyen et supérieur, et qui a stimulé la réflexion critique sur les postulats et hypothèses ; mais leur vérification en corrélation avec les données archéologique est difficilement applicable, et pas nécessairement congruente avec les modèles explicatifs, constituant davantage un programme d’ambitions plutôt qu’une véritable théorie de clarification épistémologique122

.

Chacun des camps ralliés autour d’une hypothèse s’attache à pratiquer la négation des modèles adverses, et pratiquement aucun ne tente d’élaboration explicite d’un cadre conceptuel et théorique qui pourrait être soumis à la vérification à partir du répertoire archéologique123 . 121 Kantman, 1969. 122 Soffer, 2009. 123 Guillomet-Malmassari, 2010.

Cinq scenarii pour la transition entre Paléolithique moyen et Paléolithique supérieur au début de XXIe

siècle (Clark et Riel-Salvatore 2006, 33). hypothèses 1.Évolution in situ des

cultures qui inaugureront le paléolithique supérieur en Europe occidentale (châtelperroniens et aurignaciens). 2.Le châtelperronien résulte d’un contact ou d’une diffusion acculturation de la technologie aurignacienne.

3. Arrivée en bloc des industries du paléolithique supérieur, sans contact avec les groupes disposant d’industries de type paléolithique moyen, et de leur remplacement complet par les nouveaux arrivants en quelques millénaires.

4. Industries châtelperroniennes et aurignaciennes spécifiques à un type d’hominidé, les néandertaliens auraient amorcé leur révolution du paléolithique supérieur indépendant des aurignaciens, bien avant leur arrivée en Europe occidentale.

5. Un «intervalle transitionnel» distinct des périodes antérieures et postérieures sans association claire entre un type d’hominidé et une industrie définie.

mécanisme Filiation directe Migration/ acculturation Migration/ compétition Innovation/ adaptation Diffusion/ innovation/ adaptation

progrès biologique/ culturel Culturel/ biologique

Biologique /culturel

culturel culturel

Évolution gradualiste saltationnisme saltationnisme gradualisme gradualisme

Modèles continuiste synthétique remplacement «indigéniste» déconstructiviste

paradigme Culturaliste culturaliste naturaliste naturaliste Culturaliste

Ce discours en vase clos à l’intérieur des hypothèses en concurrence, les cinq scenarii actuels, n’arriverait pas selon certains critiques, à masquer l’absence d’un schéma conceptuel global, d’une métaphysique commune sur la dynamique du changement culturel124

. Pour certains, le concept de transition entre Paléolithiques moyen et supérieur et la bipolarité entre hypothèses continuistes et discontinuistes est une construction scientifique historique qui aurait atteint les limites de sa capacité explicative125

.

Although the particular claims, and the databases supporting them, have changed greatly over time, the main line of contention regarding both transitions has been between advocated of rapid, even revolutionary change with a strong allochthonous component, versus those embracing gradual, primarily autochthonous transitions. Proponents of both approaches have proved to be adept at accommodating their views to changes in available data and theoretical approaches. Yet, as an emerging quasi-consensus on the fate of the Neanderthals indicates, these opposing approaches are not indefinitely able to avoid modification in the face of accumulating evidentiary patterns126.

124

Straus, 2009.

125

Soffer, 2009 ; Clark, 2009 ; Kuhn, 2009 ; Harrold, 2009 ; Straus, 2009, in Camps, 2009.