• Aucun résultat trouvé

Cette découverte capitale est demeurée isolée depuis vingt-cinq ans, et aucun vestige d’homme anatomiquement moderne ne fut découvert en association avec du matériel châtelperronien depuis lors. Paradoxalement, les années 1980 marquent le retour d’une altérité absolue entre les deux types anthropologiques, avec des scenarii basés sur la suprématie des populations anatomiquement modernes, à la productivité biologique et culturelle sans égal, à l’intelligence supérieure manifestée par l’art et le symbolisme, mieux adaptées à un écosystème bouleversé par le changement climatique, avec des systèmes sociaux plus complexes et intégrées par l’usage du langage et de l’exogamie, et une pratique de la chasse spécialisée.

Les découvertes dans l’Est du continent africain obligent à modifier les positions des protagonistes du débat à partir des années 1970 pour intégrer les scénarios de l’Out of

Africa I et II (hypothèses synthétiques, Mellars, Rigaud). Désormais, l’origine de l’homme

est double, puisque la naissance de la famille des hominidés, attestée par la présence d’outils en Afrique vers 2,6 millions d’années, engendre une diversité d’espèces anatomiquement distinctes, accrue encore par l’expansion d’Homo Ergaster à partir de deux millions d’années vers l’Europe et l’Asie, dont les descendants sur place acquirent ensuite des traits spécifiques au cours du Paléolithique moyen, tel l’homme de Neandertal en Europe. Puis, de racines toujours africaines, émerge l’homme anatomiquement moderne vers 200 000 ans, qui partira à son tour vers l’Ouest de l’Europe entre 40 000 et 35 000 ans, en remplaçant partout les populations anciennes, sans que les modalités de ces transitions soient encore bien claires. Ce sont les nouvelles datations obtenues en 1975 pour l’équivalent africain du Paléolithique moyen, le Middle Stone Age, qui vont modifier sur une base permanente la bipolarité entre continuité et remplacement en Europe : au lieu de

débuter il y a seulement 40 000 ans, ses origines sont re-situées au-delà d’il y a 190 000 ans, invalidant ainsi l’idée d’un retard pour le développement des sociétés sub-sahariennes par rapport à la Préhistoire européenne66

. En l’absence de vestiges anatomiques néandertaliens, la possibilité que ce continent soit le lieu de naissance de l’humanité moderne en est clairement accrue, et dans ce schéma discontinuiste, le débat se situe autour du niveau d’hybridation qui a pu se produire entre les modernes et les archaïques67 lors

d’une véritable migration, ou par simple diffusion des flux génétiques68

. La génétique devient l’outil privilégié pour asseoir la théorie discontinuiste, de nouveau avec l’hypothèse de l’Ève africaine proposée par l’étude de l’ADN mitochondriale des populations modernes à la fin des années 198069

, puis avec le décodage partiel de l’ADN nucléaire des néandertaliens entamée en 1997, et de nouveaux résultats publiés en mai 201070. Les

travaux publiés à partir des années 1970 démontrant l’origine africaine des hommes anatomiquement modernes ont relayé la théorie des pré-sapiens comme fondation paléontologique du point de vue discontinuiste, et seront intégrés par les modèles synthétiques, en déplaçant la position continuiste sur la question de la culture, l’hybridation en proportion plus ou moins importante ayant remplacé l’idée d’une évolution directe des hominidés archaïques à la modernité biologique.

La remise à l’avant-scène d’un épisode initial de l’Aurignacien avec le concept de

proto-Aurignacien en le distinguant à la fois de l’aurignacien ancien qui lui succède et des

industries de transition recensée depuis une trentaine d’années qui se sont ajoutée au

Châtelperronien et à l’Uluzzien en Italie méridionale, avec le Lincombien, le

66

Guillomet-Malmassari, 2010, 106.

67

Stringer, 1974 ; Brauër, 1984, in Guillomet-Malmassari, 2010, 106.

68

Smith et Trinkaus, 1984.

69

Cann et al., 1987, in Guillomet-Malmassari, 2010, 106.

Jermanowicien, le Stréleskien, Bohunicien, Bachokirien, à travers la plaine du nord du continent ainsi que vers l’Europe orientale, modifie les contours du passage du Paléolithique moyen au Paléolithique supérieur en Europe occidentale. Jusqu’alors, le premier Aurignacien du Sud-ouest français était le plus souvent représenté par son faciès

princeps, l’Aurignacien ancien classique et ses célèbres pointes à base fendue. En

réaffirmant la position initiale du proto-Aurignacien71 tout en le dégageant de l’arrière-plan

théorique du synthétotype aurignaco-périgordien de G. Laplace, de nombreux travaux soulignent l’importance de ce techno-complexe à grandes lamelles retouchées qui bouleverse la variabilité alors connue des débuts de l’Aurignacien et modifie substantiellement les schémas d’évolution du Paléolithique moyen au Paléolithique supérieur72. En ce sens, la transition entre les deux derniers segments du Paléolithique

semble avoir deux phases distinctes: une phase ancienne qui voit apparaître ces techno- complexes théoriquement intermédiaires entre la taille sur éclat et une période plus récente qui verrait l’apparition et la généralisation d’industries laminaires et lamellaires par deux voies jusqu’en Europe de l’ouest: le proto-Aurignacien qui aurait progressé au sud et le long du littoral méditerranéen, et l’Aurignacien ancien, par la voie danubienne, depuis les Balkans jusqu’à la Souabe.

Ces éléments nouveaux semblent se conjuguer avec l’abandon progressif du concept de Périgordien et de l’idée même du biphylétisme des débuts du Paléolithique supérieur par la communauté des préhistoriens, dès lors davantage penché sur la nature de l’évolution que le Châtelperronien exprime sur un plan archéologique : développement autonome73 ou

acculturation au contact des premiers Homo sapiens sapiens74. Le seul point commun entre

71

Bon, 2002 in Bachellerie et al., 2009.

72

Bon, 2002 ; Bordes 2006 ; Teyssandier, 2007, 2008 in Bachellerie et al., 2009.

73

D’Errico, 2003 ; d’Errico et al., 1998 in Bachellerie et al. 2009.

ces modèles antagonistes demeure finalement l’auteur de la première industrie du Paléolithique supérieur dans le Sud-ouest français : l’Homme de Neandertal. Si tout le monde s’accorde sur l’abandon d’une filiation tangible entre le Gravettien et le Châtelperronien, l’émergence de ce dernier depuis le MTA est sans cesse réaffirmée. Ce traitement différentiel des deux moments de l’ex-Périgordien est largement conditionné par les données biologiques : les restes humains de Saint-Césaire et d’Arcy-sur-Cure sont le ciment de la définition du Châtelperronien comme un épi-Moustérien. Aussi cohérent qu’il puisse paraître aux yeux du plus grand nombre, ce résultat doit néanmoins être soumis à une analyse critique, en prenant soin d’individualiser les différents champs disciplinaires à l’origine de sa constitution, une confrontation de ce modèle avec les résultats les plus récents laissant apparaître des contradictions75

.

L’observation réalisée par F. Bordes sur la position stratigraphique souvent terminale du MTA dans les séquences moustériennes a été nettement nuancée ces dernières années. Une récente révision des séquences du Sud-ouest de la France76

démontre, comme l’ont déjà supposé quelques préhistoriens auparavant77

, que le Moustérien à denticulés clôture plus fréquemment les stratigraphies du Paléolithique moyen, et se retrouve ainsi très régulièrement en position sous-jacente au Châtelperronien. Les datations absolues confirment ces observations et indiquent que le Moustérien à denticulés paraît être le faciès le plus récent du Paléolithique moyen78

. De la même manière, une récente synthèse sur le Moustérien à denticulés79

indique que sa répartition géographique concorde également avec celle du Châtelperronien. Cette correspondance est d’ailleurs bien plus pertinente dans 75

Bachellerie et al., 2007 in Bachellerie et al. 2009.

76

Jaubert, 2006 in Bachellerie et al. 2009.

77

Farizy, 1990 in Bachellerie et al. 2009.

78

Lahaye, 2005 in Bachellerie et al. 2009.

certaines régions, comme les Cantabres espagnoles, où le MTA est totalement absent80. Ces

résultats ne conduisent évidemment pas à vouloir faire émerger le Châtelperronien du Moustérien à denticulés mais contribuent à mettre l’accent sur l’invalidité des arguments chronologiques et géographiques comme preuves de la filiation entre MTA et Châtelperronien81

.

Les récentes études technologiques menées sur le Châtelperronien à partir de séries homogènes, souvent issues de contextes de plein air ne présentant qu’un seul niveau archéologique: Canaule II (Creysse, Dordogne)82

, la Côte (Neuvic-sur-l’Isle, Dordogne)83

, les Vieux Coutets (Creysse, Dordogne)84, ou encore les Tambourets (Couladère, Haute-

Garonne)85

, tendent également à relativiser les arguments proposés par F. Bordes pour expliquer l’émergence de ce techno-complexe depuis le MTA86. La production lithique du

Châtelperronien paraît en effet presque exclusivement orientée vers l’obtention de lames plutôt larges (1,5 à 3 cm) et assez courtes (4 à 8 cm), de profil rectiligne, principalement dévolues à la fabrication de pointes ou couteaux de Châtelperron. La technique employée est la percussion directe à la pierre tendre87

. Aucun concept de débitage fréquent en contexte moustérien (Levallois, Discoïde stricto sensu ou Quina). De plus, la présence dans ces industries de « souvenirs moustériens » (racloirs, encoches et denticulés88

) ne dépasse jamais plus de 10 % de l’outillage retouché, entrant dès lors dans la variabilité connue pour le reste du Paléolithique supérieur89. Notons également que ces outils sont réalisés sur des

80

Bachellerie et al., 2007 in Bachellerie et al. 2009.

81

Bachellerie et al., 2007 in Bachellerie et al. 2009.

82

Bachellerie et al., 2007 in Bachellerie et al. 2009.

83

Pelegrin, 1995 in Bachellerie et al. 2009.

84

Grigoletto et al., 2008 in Bachellerie et al. 2009.

85

Scandiuizzi, 2008 in Bachellerie et al. 2009.

86

Bachellerie et al., 2007 in Bachellerie et al. 2009.

87

Bachellerie et al., 2007 in Bachellerie et al. 2009.

88

Bordes, 1958 ; Guilbaud, 1993 in Bachellerie et al. 2009.

produits ou sous-produits du débitage laminaire90. Enfin, le fait que certains des

Châtelperroniens portent des stigmates d’impact révélateurs d’un usage en pointe de projectile91

et que la production lithique soit prioritairement orientée vers leur confection, signe là un caractère d’essence proprement paléolithique supérieur, dont on pourrait dire qu’il en est même constitutif92

. De plus, la mise en évidence d’un débitage d’éclats allongés dans des ensembles attribués au MTA est également devenue, ces dernières années, un argument technologique en faveur d’une évolution de ce faciès vers le Châtelperronien93

. Or, en plus de n’être qu’anecdotique sur un plan quantitatif au sein de ces assemblages, l’auteur précise que « (…) d’après l’analyse critique des données publiées sur les niveaux IVa et IVb de la grotte de l’Hyène à Arcy-sur-Cure attribués au Moustérien à denticulés, on ne peut pas exclure que la méthode de production d’éclats allongés décrite dans les séries MTA étudiées n’ait pas été utilisée dans des industries attribuées à d’autres faciès94

». En définitive, il apparaît aujourd’hui qu’aucun argument technologique concret ne permet de discuter réellement de l’émergence du Châtelperronien depuis le MTA, pas plus que depuis le Moustérien à denticulés, pourtant reconnu actuellement comme le faciès moustérien le plus récent95. Les hypothèses sur la formation du châtelperronien doivent donc être

reconsidérées et aucune ne doit être a priori écartée, certains allant même récemment jusqu’à mettre en doute la parenté néandertalienne du Châtelperronien96.

Comme on vient de le voir, cette tension entre continuité et rupture évolutive est le reflet d’un débat plus large entre la théorie évolutionniste gradualiste et l’hypothèse des 90

Pelegrin, 1995, Bachellerie et al., 2007 in Bachellerie et al. 2009.

91

Pelegrin et Soressi 2007, 288-289 in Bachellerie et al. 2009.

92

Teyssandier et al., sous-presse in Bachellerie et al. 2009.

93

Pelegrin, 1990, 1995 ; Soressi, 2002 in Bachellerie et al. 2009.

94

Soressi, 2002, 272 in Bachellerie et al. 2009.

95

Bachellerie et al., 2007 in Bachellerie et al. 2009.

équilibres ponctués. Si une certaine base consensuelle a pu se créer au niveau de l’origine africaine des hommes anatomiquement modernes et l’ancestralité commune avec les néandertaliens, moins d’accord existe en ce qui concerne la modernité comportementale, et sa synchronie avec la transition entre Paléolithiques moyen et supérieur97. L’équivalence

entre industries et cultures semble être le gouffre le plus important à combler pour que le modèle de la mosaïque appartienne à ce tronc commun qui existe entre approches concurrentes ; l’affinement des chronologies locales et régionales est impératif pour vérifier son caractère synchronique et universel, ou sa nature variable et graduelle98

.

Les tenants d’une évolution culturelle graduelle et continue se retrouvent parmi ceux qui fondent leurs analyses sur un domaine bien précis : la technologie, l’exploitation des ressources, l’intensification de la production, l’art etc. Ils postulent ainsi, de facto, que chaque domaine culturel est autonome, qu’il peut suivre son propre rythme de changement sans être directement ou indirectement contraint par les autres. En conséquence les traits culturels des groupes humains (tout comme les génomes dans la théorie darwinienne) pourraient varier à l’infini et combiner un nombre illimité des stratégies adaptatives dans tous les domaines. (…) Inversement la conception « discontinue » du changement culturel est plus clairement sous-tendue par une vision systémique des sociétés humaines. L’économie, le technique, le social ou la religion sont interdépendants. Il ne peut y avoir transformation majeure dans un domaine, sans répercussion sur les autres. D’où ces périodes de mutation importantes, de ruptures dans les équilibres, où l’on observerait des transformations quasi-simultanées de tous les domaines culturels. D’où également le caractère « rapide » de ces phases de mutation puisque toutes les transformations s’enchaînent nécessairement les unes aux autres. D’où à l’inverse, ces longs « paliers » sans changements majeurs, pendant lesquels les effets « feed-back » limitent et contraignent tout développement indépendant dans un domaine donné99.

La préhistoire a construit sa chronologie sur des oppositions dichotomiques : hommes anatomiquement modernes/hominidés anciens, nature/culture, chasseurs- cueilleurs/agriculteurs. Alors que l’archéologie classique s’est construite dans un cadre historiographique spécifique largement lié à la philologie, l’archéologie du paléolithique s’est élaborée à partir de la géologie historique et de la paléontologie en maintenant de

97

Harrold in Camps, 2009, 293.

98

Harrold in Camps, 2009, 293.

solides liens avec ces disciplines. La perception des deux périodes initiales du paléolithique est, dès le début, celle de sociétés statiques, où l’absence de sous-systèmes culturels identifiables empêche de déceler archéologiquement une éventuelle confrontation entre eux qui aurait pu conduire à un changement culturel dû à des facteurs internes. Seules les migrations successives et la modification des conditions climatiques peuvent être évoquées dans ce cadre paradigmatique. Cette pauvreté conceptuelle affecte ce champ de spécialisation, mis à l’écart du reste de la préhistoire à cause de son absence de lien direct avec les périodes ultérieures qui verront l’émergence des sociétés historiques100

. Dès lors, il serait facile de conclure à l’avantage définitif du modèle naturaliste-discontinuiste et même de la résolution du débat à son profit. Paradoxalement, les dissonances avec ce concept se sont accumulées lentement au cours du XXe siècle ; l’usage commun des industries

moustériennes par les deux types d’hominidés au Proche-Orient découvert dans les années 1930, puis les vestiges anatomiques néandertaliens en association avec le matériel châtelperronien exhumés à Arcy-sur-Cure en 1956 et à Saint-Césaire en 1979, ont rendu possible une transformation progressive des perspectives, avec un double effet dissociatif sur l’étude du Paléolithique en général, et plus particulièrement de la transition entre Paléolithiques moyen et supérieur. D’abord cette modification méthodologique a entraîné la remise en question de l’adéquation réductionniste entre taxons anthropologiques et industries d’une part, et plus récemment entre industries et cultures.