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Pertinence ´emotionnelle et ´emotions par procuration

Analysons cet autre exemple : un personnage important de l’histoire est menac´e de mort par un second personnage. Ce second personnage d´ecide de jouer `a pile ou face la survie du personnage principal. Il sort une pi`ece et la lance. Si elle retombe sur pile, le personnage important aura la vie sauve, sinon il se fait tuer sur le champ.

Imaginons que la sc`ene est film´ee et que l’on nous montre la pi`ece en train de tourner dans les airs au ralenti. Repousser le d´evoilement de l’issue du pile ou face fait monter la tension du suspense. Cependant l’incertitude (objective) de l’occurrence de chacune des issues possibles ne varie pas au cours du temps, chacune des issues possibles `a une probabilit´e ´egale `a 50% de se produire. Cela montre que les individus ne tiennent pas compte des probabilit´es objectives d’occurrence.

Notre hypoth`ese est que le ralenti introduit une forme de granularit´e dans la causalit´e. L’action pile-ou-face a deux cons´equences possibles, chacune des deux pouvant se produire avec une probabilit´e ´egale `a 50%. L’action du pile-ou-face montr´ee au ralenti est une succession d’´ev´enements (des tours de pi`eces en l’air) qui sont autant d’´etapes qui augmentent, de mani`ere subjective, la complexit´e causale pour g´en´erer chacune des issues (et donc leur incertitude). Le spectateur passe donc d’un raisonnement sur une loterie (50% de chances de faire pile, 50% de chances de faire face) `a un raisonnement sur la causalit´e. Plus le temps passe, plus l’issue du pile ou face approche et moins la pi`ece a la possibilit´e de faire des tours complets (ce genre de sc`ene n’est jamais montr´ee en plan large, le spectateur sait que la pi`ece va retomber sur une surface mais ne voit pas la distance `a la surface restante, il ne peut donc pas anticiper le r´esultat en utilisant cette distance). `A chaque apparition de la face d´esir´ee (le cˆot´e pile) pendant que la pi`ece est en l’air, l’hypoth`ese causale la plus simple augmente et le suspense aussi.

6.3

Pertinence ´emotionnelle et ´emotions par pro-

curation

Les agents rationnels sont capables de se ‘projeter dans l’esprit d’autres agents’, autrement dit de r´ealiser des op´erations mentales en prenant les valeurs suppos´ees de ces agents, l’´evaluation suppos´ee de l’´etat du monde par ces agents. On dira

´egalement qu’un agent prend le point de vue d’un autre agent. C’est une version tr`es primaire de ce que l’on appelle commun´ement la th´eorie de l’esprit (Baron- Cohen, 1999).

6.3.1

Identification aux personnages et empathie

Jusqu’ici, nous avons r´eguli`erement dit que les calculs de complexit´e ´etaient subjectifs. La notion d’inattendu, en particulier, est une notion subjective.

Analysons l’histoire suivante : une personne marche dans la rue en regardant vers le ciel. Il y a, `a quelques m`etres devant elle, une plaque d’´egout ouverte. La personne continue son chemin, ne voit pas la plaque d’´egout ouverte et tombe dans le trou.

La personne qui tombe dans le trou est surprise, sa chute est inattendue de son point de vue. Pour un observateur de la sc`ene, la chute dans le trou est peu inattendue. L’observateur sait que la plaque d’´egout est ouverte, ‘voit’ la personne marcher vers le trou, ‘voit’ que cette personne n’a pas vu le trou et anticipe la chute de la personne. En revanche, l’observateur sait que la personne qui est tomb´ee dans le trou a ´et´e surprise par sa chute. Du point de vue de l’int´erˆet, la chute, bien qu’attendue par l’observateur, est int´eressante.

Une audience confront´ee `a un r´ecit, fictionnel ou non, accepte g´en´eralement de ‘suspendre de mani`ere consentie son incr´edulit´e’ (willing suspension of disbelief ) et se retrouve absorb´ee dans le r´ecit. Cette absorption dans le r´ecit a des cons´equences importantes, en particulier l’audience semble partager les ´emotions d’un certain nombre de personnages auxquels elle est capable de s’identifier. Brewer (1996) d´efinit ainsi la th´eorie de l’identification : “the reader of fiction identifies with the character and thereby comes to feel the emotions that are being felt by the fictional character ”. Cette th´eorie explique pourquoi, dans l’histoire qui pr´ec`ede, un obser- vateur est affect´e par la chute du personnage dans le trou. En se projetant dans l’esprit de la victime qui tombe dans le trou, l’observateur est capable d’utiliser l’´evaluation suppos´ee de l’´etat du monde par la personne qui tombe pour ´evaluer les ´emotions ressenties par cette personne.

Cependant, la th´eorie de l’identification ne permet pas d’expliquer pourquoi l’observateur ressent une tension de type suspense avant que la personne tombe

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dans le trou. En effet, la personne qui tombe dans le trou ne sait pas a priori que la plaque d’´egout est ouverte, cette personne ne fait donc pas l’exp´erience du suspense. Le suspense ressenti par l’observateur ne vient donc pas d’une possible identification au personnage dans ce cas.

Une th´eorie alternative concernant les ´emotions ressenties par le lecteur d’un r´ecit est la th´eorie de l’empathie, r´esum´ee ainsi par Brewer : “the reader feels emotions for fictional characters that are like those the reader would feel for non- fictional individuals in similar circumstances”. D’apr`es cette th´eorie, l’observa- teur ´eprouve de l’empathie pour la personne qui s’apprˆete `a tomber dans le trou, s’int´eresse `a ce qui peut lui arriver et ressent donc des ´emotions qui d´ependent de l’attitude de cet observateur `a l’´egard de la personne qui tombe (si l’observateur appr´ecie ou non la personne).

Le fait que, dans le cadre narratif, l’audience ait une connaissance possiblement diff´erente de celle des personnages n’empˆeche pas pour autant l’identification. Il semble en effet que l’audience soit capable de maintenir `a jour divers ´etats de la connaissance, le sien et celui des personnages qui ´evoluent dans le monde fictif. La repr´esentation mentale de la connaissance qu’ont les personnages du monde fictif fait partie de la repr´esentation mentale que l’audience a du monde fictif, et l’audience est capable d’adopter le point de vue d’un personnage en fonction des donn´ees `a propos de ce personnage dont elle dispose (nous appelons repr´esentation mentale un ensemble qui contient entre autres des connaissances sur l’´etat du monde, des d´esirs ou encore des connaissances sur la causalit´e dans le monde fictif).

6.3.2

Notations

Pour rendre compte des diff´erents calculs de complexit´e selon le point de vue adopt´e par un observateur O d’une mˆeme situation, d’un mˆeme ´etat de fait, nous allons adopter dans la suite de ce manuscrit la notation suivante :

— FO→B

d´esignera le calcul d’une fonction F par l’observateur O qui prend le point de vue d’un individu B (ce que l’observateur pense ˆetre l’´etat mental de l’individu B au moment du calcul).

— FO

propre point de vue (tout ce qu’il sait sur ce qu’il observe). On notera que FO

= FO→O

— Par extension, FO→B→C

d´esignera le calcul d’une fonction F par l’observa- teur O qui prend le point de vue d’un individu B qui lui-mˆeme prend le point de vue d’un individu C.

Dans la suite, on notera :

— O un observateur (en particulier nous consid´ererons que dans le cadre nar- ratif une audience est un observateur du monde fictif).

— A un acteur (en particulier nous consid´ererons que dans un cadre narratif un personnage est un acteur).

En particulier, l’´equation 4.4 de l’inattendu calcul´e par un observateur O qui utilise sa propre ´evaluation des ´etats du monde devient :

UO = CwO − C O d

L’´equation 4.4 de l’inattendu calcul´e par un observateur O qui prend le point de vue d’un personnage-acteur A, devient :

UO→A = CwO→A− C O→A d

Se projeter dans l’esprit d’un autre individu repr´esente certainement un coˆut cognitif qui affecte l’intensit´e de la r´eponse ´emotionnelle calcul´ee en prenant le point de vue de cette individu. Nous pensons que nous sommes moins surpris si nous faisons l’exp´erience de la surprise en se mettant `a la place d’un individu au lieu d’en faire l’exp´erience directement. Dans l’histoire de l’homme qui tombe dans le trou, l’individu est certainement plus surpris que nous. Cette ‘taxe cognitive’ d´epend certainement de la complexit´e de l’individu dans l’esprit duquel se fait la projection (dans la suite, nous ne tiendrons pas compte de cette ‘taxe cognitive’ `a payer pour prendre le point de vue d’un personnage).