Dans ce chapitre nous avons montr´e les liens qui peuvent exister entre calculs de complexit´e et les modalit´es classiques de l’int´erˆet narratif ainsi que la n´ecessit´e
6.4 Conclusion 147
de fixer une notation pour rendre compte de la subjectivit´e de ces calculs.
Face `a un r´ecit, l’audience semble tr`es opportuniste. Tout ce qui provoque une ´emotion chez un personnage se traduit par une tension chez l’audience (en tout cas d`es qu’il s’agit d’un personnage avec laquelle elle peut proc´eder `a une forme d’identification). Ainsi, un auteur qui d´esire int´egrer des ´el´ements pertinents sur le plan ´emotionnel peut, au choix, int´egrer des ´el´ements qui cr´eent une tension directe chez l’audience, ou indirecte (c’est-`a-dire les ´el´ements qui sont sources de tension ressentie par procuration).
Si on cherche `a d´eterminer si un ´ev´enement, ou l’occurrence d’une situation s, est pertinent sur le plan ´emotionnel, comme cr´eateur de tension, il faut se demander si s peut ˆetre source d’int´erˆet, en particulier de surprise, de curiosit´e ou de suspense (ressenti directement ou par procuration).
Notons P er l’ensemble des personnages d’un r´ecit et Πel’ensemble des ´el´ements
du r´ecit qui composent la pertinence ´emotionnelle. Nous proposons alors que, pour une situation s : s ∈ Πe ⇐ ∃B ∈ P er ∪ O, SU RP RISE O→B (s) > 0 (6.4) s ∈ Πe ⇐ ∃B ∈ P er ∪ O, CU RIOSIT E O→B (s) > 0 (6.5) s ∈ Πe⇐ ∃B ∈ P er ∪ O, SU SP EN SE O→B (s) > 0 (6.6)
Ces ´equations signifient que toute situation dont l’occurrence cr´ee une tension de type surprise, curiosit´e ou suspense est un ´el´ement de la pertinence ´emotionnelle d’un r´ecit.
L’analyse de la surprise et le mod`ele configur´e par les conflits que nous avons propos´e montre qu’une s´equence configur´ee par la surprise peut ˆetre source d’action pour les personnages. Ces derniers peuvent en effet ˆetre amen´es `a r´esoudre des conflits anticip´es suite `a l’occurrence d’une situation surprenante et donc `a former des plans et tenter de les r´ealiser. Comme nous l’avons dit dans le chapitre 5, le conflit est un ´el´ement central de la pertinence narrative, il participe `a la fois `a la cr´eation de tension mais pousse ´egalement les personnage `a agir, ce qui en fait un
´el´ement de pertinence structurelle.
La r´esolution des conflits anticip´es consiste `a calculer un plan puis `a le r´ealiser. Les actions que r´ealisent les personnages doivent, du point de vue de l’audience, ˆetre per¸cues comme ´etant r´ealis´ees de mani`ere intentionnelle afin que le person- nage donne l’illusion de la rationalit´e. Dans la partie suivante, nous allons donc d´efinir des crit`eres de pertinence structurelle, en particulier des crit`eres li´es `a la reconnaissance des intentions des personnages du r´ecit par l’audience.
Chapitre 7
Int´erˆet et cr´edibilit´e des
personnages : un dilemme ?
Un bon r´ecit doit aussi apparaˆıtre vraisemblable pour celui qui le lit. En in- troduction, nous avons montr´e que les ´ev´enements du r´ecits doivent respecter des r`egles dans le monde fictif. En particulier, les actions des personnages doivent res- pecter ce que les personnages savent du monde mais ´egalement ˆetre per¸cues comme ´etant r´ealis´ees de mani`ere intentionnelle. Comme nous l’avons d´ej`a indiqu´e, un per- sonnage de roman doit donner l’illusion de la rationalit´e, en particulier l’audience doit ˆetre capable de reconnaˆıtre ses intentions et ´eventuellement le juger morale- ment.
Dans certains cas, susciter de l’int´erˆet tout en maintenant l’illusion de la ratio- nalit´e des personnages semblent ˆetre des objectifs difficiles `a concilier, ce que nous avons nomm´e dilemme int´erˆet-vraisemblance (voir partie 2.3). Apr`es avoir pr´esent´e un mod`ele cognitif du sens commun de la notion d’intentionnalit´e en utilisant les notions de n´ecessit´e et de complexit´e introduites pr´ec´edemment puis d´etaill´e les pr´edictions de ce mod`ele, nous verrons comment ce mod`ele permet de d´efinir des crit`eres de pertinence narrative `a respecter dans la g´en´eration d’un r´ecit.
Note pr´eliminaire : La majorit´e des d´efinitions introduites dans ce chapitre a ´et´e publi´ee dans :
Saillenfest, Antoine & Dessalles, Jean-Louis (2012). Role of Kolmogorov Com- plexity on Interest in Moral Dilemma Stories, In N. Miyake, D. Peebles & R. Co-
oper (Eds.), Proceedings of the 34th Annual Conference of the Cognitive Science Society, 947-952. Austin, TX : Cognitive Science Society
Saillenfest, Antoine & Dessalles, Jean-Louis (2013). Using Unexpected Simplicity to Control Moral Judgments and Interest in Narratives, In Mark Finlayson, Bern- hard Fisseni, Benedikt L¨owe, Jan Christoph Meister (Eds.), 2013 Workshop on Computational Models of Narrative, 214-227. Dagstuhl, Germany : Schloss Dag- stuhl - Leibniz-Zentrum f¨ur Informatik. OASICS 32
Saillenfest, Antoine & Dessalles, Jean-Louis (2014). Can Believable Characters Act Unexpectedly ?, Literary and Linguistic Computing (2014) 29(4) : 606-620.
7.1
Le dilemme int´erˆet-vraisemblance
L’auteur de fiction doit produire des r´ecits int´eressants dans lesquels les per- sonnages doivent donner l’illusion de la rationalit´e. L’introduction d’actions in- attendues (pour l’audience) peut avoir un effet n´egatif sur la reconnaissance des intentions des personnages qui r´ealisent ces actions. Nous reproduisons ici l’histoire de Mary et John introduite dans le chapitre 2 :
≪Mary et John sont tr`es amoureux l’un de l’autre. Leur amour n’a cess´e d’aug-
menter au fil du temps. Comme d’habitude, Mary d´ejeune avec John. Elle se l`eve, va dans la cuisine, saisit un couteau, revient `a table et poignarde John dans le dos.≫
L’action de Mary est surprenante mais le lecteur ne peut pas expliquer pourquoi elle a agi de la sorte. Le lecteur ne r´eussit pas `a d´eterminer les intentions de Mary. La rationalit´e du personnage est donc menac´ee, un lecteur peut imaginer que Mary est folle. Un lecteur peut aussi imaginer qu’elle est espionne, que son amour pour John est feint et qu’elle le tue aujourd’hui pour pr´evenir l’occurrence d’un attentat qu’il s’apprˆetait `a commettre. Du point de vue du lecteur, le personnage doit rester vraisemblable, et en particulier le lecteur va continuer `a le supposer rationnel pendant un moment.