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II. La notion de paysage

2.1. La révolution romantique

2.1.3. Le paysage sublime et le Romantisme

Michel Collot s’intéresse à l’horizon, cette zone floue aux marges du paysage. Yvon Le Scanff, lui, se place au cœur même des paysages, pour en définir la nature. Il les classifie en fonction de leurs caractéristiques essentielles et montre l’usage qu’en font les Romantiques.

L’évolution de la notion de sublime.

La lecture des écrivains latins de l’antiquité, principalement Virgile, Ovide, Apulée…, permet de distinguer deux types de paysages :

« Deux lieux communs extrêmement féconds : le lieu de plaisance ou locus amoenus et son contraire le lieu d’horreur ou locus horridus. Si le premier lieu commun montre clairement son origine paradisiaque, le second se présente non moins comme son envers infernal, comme une sorte de monde inversé.2 »

La descente aux enfers d’Orphée dans Les Géorgiques de Virgile illustre parfaitement ce second lieu commun.

Yvon Le Scanff s’intéresse plus particulièrement au « lieu hérissé, rugueux » qu’il définit :

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!Ibid., p. 71.

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« Le locus horridus, en tant que paysage hérissé, est caractérisé par une hyperbolique verticalité, par une sauvagerie naturelle qui le situe hors la loi, par une noirceur qui se comprend aussi en un sens moral : c’est un lieu banni investi par les réprouvés. Le paysage d’horreur montre ici sa nature (encore) rhétorique : c’est le lieu idéal pour un repaire de brigands. Il représente donc un lieu terrible en rapport analogique avec la conscience morale des personnages, mais aussi un espace dramatisé investi d’une fonction narrative évidente.1 »

Ce locus horridus, même si à certaines époques il est moins présent, perdure dans la littérature européenne jusqu’au XIXème siècle. On le retrouve notamment dans deux œuvres fameuses : au Moyen-Age, Dante Alighieri l’évoque dans la première partie de la Divine Comédie ; à la Renaissance, Shakespeare dans Macbeth.

Mais au fil du temps, la notion évolue. Alors qu’à l’origine, chez les auteurs latins, le locus horridus avait le sens de : horrible, effrayant, il devient progressivement un lieu sauvage non aménagé par l’homme. A l’opposition enfer/paradis (qui est le sujet de l’œuvre de Dante), succède l’opposition sauvage/civilisé (le décor de Macbeth est une lande désertique). Le locus horridus est toujours un lieu hostile à l’homme, mais il perd en grande partie sa signification métaphysique (la référence à la religion) pour devenir un univers géographique sauvage et chaotique (désert, haute montagne, océan…) et au climat extrême (orage, tempête, sécheresse, grand froid…).

La notion de locus horridus connaît une autre évolution à la fin du XVIIIème siècle. Ce qui était jusqu’alors perçu comme un lieu hostile à l’homme devient, sous la plume des écrivains préromantiques, un lieu de délectation mélancolique :

« La véritable révolution dans la sensibilité se produit au moment où le lieu d’horreur cesse d’être un paysage pathologique, marginal ou inhumain, réservé au saint, au brigand ou au malade pour devenir le lieu et l’occasion d’un agrément paradoxal, celui de la belle horreur, de la beauté de la grande nature sauvage. Ces anti-paysages que sont à l’origine les horreurs naturelles ou les déserts, deviennent des lieux de convenance et l’horreur se présente comme une composante essentielle du caractère mélancolique conçue non plus comme une maladie de l’âme, mais comme délectation morose de l’homme sensible.2 »

Il se produit donc un renversement radical dans la manière dont est perçu le paysage à l’époque romantique, un renversement qui s’oppose à l’esthétique classique qui privilégiait la représentation du « beau idéal » :

« Il faut donc un changement de régime esthétique pour que ces espaces effrayants deviennent des paysages, pour que ces lieux d’horreur deviennent des paysages sublimes. Le paysage d’horreur devient donc un paysage privilégié parce qu’il est

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réinterprété implicitement ou explicitement par le concept du sublime : si « le sublime est horrible », c’est surtout parce que dorénavant « l’horrible est sublime »1 .

Yvon Le Scanff évoque le « concept du sublime » pour justifier ce basculement esthétique du Classicisme au Romantisme. Nous allons montrer quelles en sont les principales caractéristiques.

L’esthétique du paysage sublime.

A l’époque classique, la forme primait. Les artistes devaient reproduire le « Beau idéal » à la manière des Anciens. Le paysage était alors perçu comme un ensemble de sensations. Au début du XIXème siècle, à l’époque romantique, il existe comme un sentiment : le sublime s’adresse à la sensibilité du sujet qui observe le paysage et devient, pour les artistes, le critère principal de la composition du paysage. Le paradoxe de cette esthétique est que tous les sites qui étaient négligés par les Classiques parce que ne répondant pas aux critères de beauté, deviennent des paysages sublimes. Les sensations négatives (la laideur, la peur, l’effroi…) participent à l’élaboration du sublime et c’est la puissance de l’émotion qui est déterminante.

« Le sublime impose l’idée de nature comme force, au risque de l’informe, et non plus comme forme idéale et idéalisée : « si donc c’est cette impression de grande force qui nous survient, nous avons le sentiment du sublime ». Si la nature est sublime, alors le sentiment du sublime possède son expérience privilégiée dans le spectacle de cette nature fondamentalement irrégulière : « c’est plutôt, si seulement grandeur et force s’y manifestent, en son chaos ou en son désordre, en ses ravages les plus sauvages et les plus déréglés, que la nature suscite le mieux les Idées du sublime2 ».

A l’esthétique classique qui marquait son goût pour les jardins et la campagne ordonnée succède l’esthétique romantique qui exprime sa prédilection pour la « Grande Nature » et ses paysages grandioses.

Selon Yvon Le Scanff, le sublime se manifeste à l’homme à partir de plusieurs références culturelles :

« Cette surestimation du sombre et du terrible donne naissance à de grands types de références paysagères : le paysage chaotique marqué par l’imaginaire mythologique et biblique réinterprété par Dante et Milton, le paysage terrible issu du roman gothique ou

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de références artistiques qui lui sont associées (Piranèse par exemple) et le paysage ossianique.1 »

Il précise son propos dans la suite de son raisonnement en donnant des exemples concrets :

« Le paysage chaotique et infernal marqué par les références aux grands poèmes de Dante et de Milton est tout autant désolation (le désert), accumulation chaotique (la montagne comme « enfer de glace » ou le volcan comme « enfer de feu »), que profusion inquiétante (la forêt). L’Enfer de Dante et sa « poésie crépusculaire », comme le dit Gautier, se situent en effet au cœur d’un ensemble de références littéraires et plus généralement artistiques ressortissant au sublime sombre du sensualisme de la fin des Lumières et au satanisme frénétique de l’époque romantique.2 »

La forêt, le désert, la montagne relèvent du sublime sombre : c’est leur nature même qui les rend hostiles à la vie de l’homme et par là même sublimes aux yeux des poètes romantiques. Les exemples que nous avons cités dans la première partie de ce chapitre et que nous avons classés sous le titre « le sentiment de la nature » : les descriptions faites par Charles Nodier dans la vallée de l’Antre ou au bord du lac de Bonlieu, par Jean-Jacques Rousseau sur une île du lac de Bienne, illustrent parfaitement la définition d’Yvon Le Scanff.

Mais Yvon Le Scanff recense d’autres lieux qui relèvent, eux, du sublime de puissance. Ce sont de grands événements chaotiques et violents qui se produisent de manière intermittente, et échappent complètement au contrôle de l’homme. Ces épisodes géologiques ou géo-climatiques mettent en scène les quatre éléments : la terre, l’eau, l’air et le feu.

« La notion de force est au cœur de la définition originaire du sublime : depuis Longin, le sublime est représenté analogiquement comme un phénomène dynamique, comme une force de la nature, comme un coup de « foudre ». Il se présente ainsi comme une catégorie esthétique qui dépasse la définition classique de la beauté en tant qu’harmonie, ordre et convenance entre les parties et le tout.3 »

Yvon Le Scanff détaille quatre sites où le sublime de puissance s’exprime de manière particulièrement spectaculaire :

- le volcan, « la bouche de l’enfer », crache de la lave en fusion à la surface de la terre :

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!Ibid., p. 31.

#!Ibid., p. 31 – 32.

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« La sublime terreur des volcans (…) manifeste le dynamisme chaotique de la nature en dévoilant une énergie non destinée, non finalisée et donc éventuellement hostile à l’homme. C’est un phénomène également sublime en ce sens-là1 »

- la cataracte, la chute dans le vide d’un fleuve puissant, provoque, au contact de l’eau et du roc, un tourbillon d’écume impressionnant dans un vacarme assourdissant.

« Ce phénomène est avant tout imposant par ses dimensions (…) et par ses effets de terreur qui sont dus essentiellement aux bruits effrayants d’une inquiétante étrangeté (…) et à la verticalité menaçante et dangereuse du site (…). L’ensemble compose un paysage chaotique transfiguré par le sentiment du sublime.2 »

- l’orage met en scène, en un seul épisode violent et spectaculaire, les quatre éléments :

« Avec le thème de l’orage, on passe de l’image des cataractes terrestres à l’idée des cataractes du ciel (…) Déluge d’eau et déluge de feu, l’orage est choc des éléments et immixtion du ciel et de la terre, confondus par l’eau3 »

- la tempête, ce déchaînement du vent sur l’océan, qui entraine et détruit tout sur son passage :

« Par force sublime de la tempête marine, tous les éléments semblent déchaînés et confondus, tous ses plans (verticalité, horizontalité), toutes ses dimensions (hauteur, étendue, profondeur) s’en trouvent profondément perturbés. La tempête marine compose véritablement une image emblématique une image emblématique du chaos, elle subsume en elle la fureur des cataractes terrestres et célestes qu’elle complète par l’animation extraordinaire de son étendue liquide.4 »

Toutes ces manifestations du sublime de puissance sont abondamment utilisés par les écrivains romantiques du XIXème siècle, dans les romans comme dans les récits de voyage. Senancour, Hugo, Sand, Chateaubriand, Mme de Staël … en font les descriptions les plus remarquables.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!Ibid., p. 71.

#!Ibid., p. 75.

$!Ibid. p. 78.

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L’essai d’Yvon Le Scanff, et particulièrement sa classification en deux catégories des paysages sublimes (sombres et de puissance), appelle à deux commentaires :

- trois des paysages du sublime sombre qu’il cite : la forêt, le désert, la montagne sont ceux-là même qu’André Meynier exclut de sa définition du paysage agraire, comme étant des lieux où la main de l’homme n’intervient pas pour en modifier la végétation1.

- Les quatre paysages du sublime de puissance sont des événements violents et destructeurs qui sont absolument incompatibles avec la pratique de l’agriculture.

A partir de ces deux observations, nous allons essayer d’expliquer comment le paysage agraire, qui fait son apparition dans la littérature française en pleine période romantique, s’accommode de ces incompatibilités.

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