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II. La notion de paysage

2.3. La fabrique du paysage

2.3.2. Pays et point de vue objectif

Pour développer la notion de paysage, nombreux sont les chercheurs qui ont commencé par consulter les définitions données par les dictionnaires. Curieusement, ils

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!ZOLA, Emile, La Terre, op. cit., p. 222.

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n’adoptent pas la même démarche pour ce qui concerne le mot « point de vue » pour lequel le dictionnaire propose également deux définitions distinctes.

Selon le Petit Robert1, « point de vue » a soit un sens concret, c’est un lieu géographique : « Endroit où l’on doit se placer pour voir un objet le mieux possible, endroit d’où l’on jouit d’une vue pittoresque » ; soit il a un sens abstrait : « Manière particulière dont une question peut être considérée, opinion particulière ».

Augustin Berque, dans le livre consacré aux théories du paysage, confirme implicitement cette double définition :

« Le paysage ne se réduit pas aux données visuelles du monde qui nous entoure. Il est toujours spécifié de quelque manière par la subjectivité de l’observateur ; subjectivité qui est davantage qu’un simple point de vue optique. L’étude paysagère est donc autre chose qu’une morphologie de l’environnement.2 »

Dans ce chapitre nous allons montrer, en l’appliquant à la spécificité du paysage agricole, les différences radicales entre ces deux définitions du « point de vue » : le « simple point de vue optique » et la « subjectivité de l’observateur », et l’importance qu’elles représentent pour l’écriture du paysage littéraire.

Le point de vue objectif.

Le point de vue objectif est donc le lieu duquel le sujet observe le « pays ». Comme le remarque Anne-Marie Perrin-Naffackh, certains sites sont privilégiés par les auteurs et reviennent fréquemment dans les romans :

« La prise en charge de la perception par les personnages – moyen éprouvé d’intégration de la description au récit – se rencontre en divers points du roman, tout comme la mobilisation des observatoires traditionnellement privilégiés que sont le promontoire, l’embrasure d’une fenêtre, le chemin que l’on parcourt.3 »

Ces observatoires, nous les retrouvons dans les livres de notre corpus :

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"!Le Petit Robert, Paris, Le Robert, 1988, p. 1470.

#!Cinq propositions pour une théorie du paysage, sous la direction d’Augustin Berque, op. cit., p. 5.! $!PERRIN-NAFFAKH Anne-Marie, Paysages agrestes dans La Terre de Zola : cadre ou reflet, op. cit., p. 484.

! "(+! - Le promontoire

Le promontoire est évidemment le point de vue privilégié pour observer le pays. Il permet un regard d’une grande étendue. C’est le cas dans Le Chevrier de Ferdinand Fabre. Eran et son amie Françon qui l’accompagne dans son voyage vers Cette, arrivés sur une hauteur du plateau du Larzac, s’assoient et regardent « le pays » :

« Françon se sit sur une pierre, et, comme nous étions arrivés à la crête du Larzac, longuement elle considéra le pays. Je jetai un coup d’œil aussi, un coup d’œil tant seulement, car, encore que je fusse en grande excitation d’homme, je n’eusse pu regarder longtemps sans regret tous ces champs de mon enfance et de ma jeunesse. - Allons, dis-je, il faut cheminer.

Un immense pays s’étendait au loin. Après les roches noires de granit, nos pieds foulèrent des terres cultivées ; et, sur le soir, comme nous touchions à l’extrémité du Larzac, se déploya à perte de vue devant nous le plateau inculte de l’Escandorgue.1 »

Le lendemain, Eran, désormais seul, arrive au « village de Faugères (qui) est à l’entrée du pays bas, bâti sur le dernier mamelon de la haute montagne.2 » Du haut de ce relief, il a la vue ouverte sur les grandes étendues de vigne qui recouvrent la plaine du Bas-Languedoc, jusqu’à la Méditerranée.

C’est également d’un promontoire que Véronique Graslin, quand elle arrive au village en provenance de Limoges, observe les travaux de fertilisation de la plaine de Montégnac :

« Le prêtre et madame Graslin s’étaient retournés pour revenir sur leurs pas vers les plaines, et le curé put montrer et le village au bas de la colline, et le château dominant le paysage. Il était quatre heures et demie.3 »

De la terrasse de son château, ils supervisent le chantier d’irrigation de la plaine :

« Après le déjeuner, tous allèrent assister à l’ouverture des travaux, que vinrent voir aussi tous les vieux de Montégnac. De la rampe sur laquelle montait l’avenue du château, monsieur Grossetête et monsieur Bonnet, entre lesquels était Véronique, purent apercevoir la disposition des quatre premiers chemins que l’on ouvrit, et qui servirent de dépôt aux pierres ramassées.4 »

Véronique Graslin, de la terrasse de son château, peut voir la totalité du chantier qu’elle entreprend ; de Faugères, Eran aperçoit les rives de la Méditerranée.

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"!FABRE, Ferdinand, Le Chevrier, op. cit., p. 143.

#!Ibid., p. 148.

$!BALZAC, Honoré de, Le Curé de village, op. cit., p. 180.

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Le regard panoramique n’est pas l’exclusivité des promontoires, ces lieux situés en hauteur, comme ceux que nous venons de citer. La plaine de Beauce, par son absence de relief, présente effectivement un cas particulier. Non seulement elle permet au sujet qui observe une profondeur de champ, mais également un regard circulaire. L’incipit de La Terre de Zola, que nous avons précédemment cité, en donne l’exemple. Jean Macquard, sème le blé sur la parcelle « au lieu dit des Cornailles ». Il fait des aller et retour du nord au midi et du midi au nord. A chaque extrémité du champ, il lève la tête pour reprendre son souffle et observe la plaine : « dix lieux de cultures » vers Chartres ; « du côté de l’ouest, un petit bois bordait seul le ciel d’une bande rousse » ; « du petit village de Rognes, bâti sur la pente, quelques toitures seules étaient en vue, au pied de l’église » ; « la route de Cloyes, sillonnée ce samedi-là par les carrioles des paysans allant au marché »… Une suite de tableaux juxtaposés qui constituent la description du coin de Beauce qui sert de cadre au roman de Zola.

- L’embrasure d’une fenêtre.

Le pays vu d’une fenêtre, nous en avons donné un exemple dans le chapitre précédent. Celui de Buteau devant les terres récemment acquises grâce à la donation de ses parents :

« Ainsi, la Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent, jusqu’à celui où les hautes tiges jaunissent. Sans sortir de sa maison, il la désirait sous ses yeux, il avait débarricadé la fenêtre de la cuisine, celle de derrière qui donnait sur la plaine ; et il se plantait là, il voyait dix lieues de pays, la nappe immense, élargie, toute nue, sous la rondeur du ciel. Pas un arbre, rien que les poteaux télégraphiques de la route de Châteaudun à Orléans, filant droit, à perte de vue.1 »

C’est l’ouverture de l’angle du champ de vision qui différencie ces deux points de vue (le promontoire et la fenêtre). Le champ visuel du sujet regardant à sa fenêtre est limité par le chambranle. Si sa propriété avait été d’une plus grande superficie, Buteau n’aurait pas pu en appréhender toute l’étendue. Et si, de sa fenêtre, il voit « à perte de vue », comme peut le faire Eran du village de Faugères, c’est uniquement parce que la Beauce est dénuée de tout relief. Cette particularité permet au sujet qui observe une importante profondeur de champ, qui serait impossible dans une région vallonnée ou une zone montagneuse.

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!ZOLA, Emile, La Terre, op. cit., p. 222.

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Zola, dans La Faute de l’abbé Mouret donne un autre exemple de fenêtre ouverte sur un paysage agricole :

« Debout au milieu de la chambre, les deux fenêtres ouvertes, il resta grelottant, pris d’une peur qui lui faisait cacher la tête entre les mains. (…) Et la journée entière entrait par les deux fenêtres ouvertes. C’étaient, au loin, la chaleur des terres rouges, la passion des oliviers poussés dans les pierres, des vignes tordant leurs bras au bord des chemins ; c’étaient, plus près, les sueurs humaines que l’air apportait des Artaud, les senteurs fades du cimetière, les odeurs d’encens de l’église, perverties par des odeurs de filles aux chevelures grasses ; c’étaient encore des vapeurs de fumier, la buée de la basse-cour, les fermentations suffocantes des germes. Et toutes ces haleines affluaient à la fois, en une même bouffée d’asphyxie, si rude, s’enflant avec une telle violence, qu’lle l’étouffait.1 »

Tourmenté par la tentation, l’abbé Mouret peine à trouver le sommeil et les effluves fétides de la campagne montent jusqu’à sa chambre.

- Le chemin que l’on parcourt

Le voyage est également un des moments privilégiés pour exprimer ses impressions comme le remarque Victor Hugo alors qu’il visite la Suisse :

« Quand on voyage en plaine, l’intérêt du voyage est au bord de la route ; quand on parcourt un pays de montagnes, il est à l’horizon. Moi, - même avec cette admirable ligne du Jura sous les yeux, - je veux tout voir, et je regarde autant le bord du chemin que le bord du ciel. C’est que le bord de la route est admirable dans cette saison et dans ce pays. Les prés sont piqués de fleurs bleues, blanches, jaunes, violettes, comme au printemps ; de magnifiques ronces égratignent au passage la caisse de la voiture ; çà et là, des talus à pic imitent la forme des montagnes, et des filets d’eau comme le pouce parodient les torrents ; partout les araignées d’automne ont tendu leurs hamacs sur les mille pointes des buissons ; la rosée s’y roule en grosses perles.2 »

Dès le début de son voyage, dans la Brie, à la sortie de Paris, il observe la plaine qu’il traverse en cabriolet :

« Le moment est parfait pour voyager. Les campagnes sont pleines de travailleurs. On achève la moisson. On bâtit çà et là de grandes meules qui ressemblent, quand elles sont à moitié faites, à ces pyramides éventrées qu’on retrouve en Syrie. Les blés coupés sont rangés à terre sur le flanc des collines de façon à imiter le dos des zèbres.3 »

Le voyage s’apparente à un long travelling dans un décor rural qui propose une suite de tableaux : une vallée, des collines cultivées, un hameau, une rivière…

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"!ZOLA, Emile, La Faute de l’abbé Mouret, op. cit., p. 147.

#!HUGO, Victor, Voyages, Paris, Editions Robert Laffont, 1987, p. 339.

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« Tout à l’heure je voyais une charmante vallée. A droite et à gauche de beaux caprices de terrain ; de grandes collines coupées par les cultures et une multitude de carrés amusants à voir ; çà et là, des groupes de chaumières basses dont les toits semblaient toucher le sol ; au fond de la vallée, un cours d’eau marqué à l’œil par une longue ligne de verdure et traversé par un vieux petit pont de pierre rouillée et vermoulue où viennent où viennent se rattacher les deux bouts du grand chemin.1 »

Nous pouvons également retrouver la description du pays vue d’un véhicule en mouvement dans les œuvres de fiction. C’est le cas dans La Maison Tellier, un conte de Maupassant. Madame Tellier, tenancière d’une maison close à Fécamp, décide d’emmener ses « filles » à la première communion de Constance, sa nièce âgée de douze ans. Au cours de leur voyage, elles traversent les régions agricoles de Haute-Normandie :

« Des deux côtés de la route la campagne verte se déroulait. Les colzas en fleur mettaient de place en place une grande nappe jaune ondulante d’où s’élevait une saine et puissante odeur, une odeur pénétrante et douce, portée très loin par le vent. Dans les seigles déjà grands des bleuets montraient leurs petites têtes azurées que les femmes voulaient cueillir, mais Rivet refusa d’arrêter. Puis parfois, un champ tout entier semblait arrosé de sang tant les coquelicots l’avaient envahi. Et au milieu de ces plaines colorées ainsi par les fleurs de la terre, la carriole, qui paraissait porter elle-même un bouquet de fleurs aux teintes plus ardentes, passait au trop du cheval blanc, disparaissait derrière les grands arbres d’une ferme, pour reparaître au bout du feuillage et promener de nouveau à travers les récoltes jaunes et vertes, piquées de rouge et de bleu, cette éclatante charretée de femmes qui fuyait sous le soleil.2 »

Cette description offre les mêmes caractéristiques que le récit de voyage de Victor Hugo. Les « filles » de « madame » Tellier, comme Victor Hugo, observent le pays « des deux côtés de la route », « à droite et à gauche ». Leur description procède en une suite de plans apposés.

Point de vue fixe, sujet mobile.

Les trois points de vue que nous venons de citer et d’illustrer ont une caractéristique commune, celle d’être des lieux fixes. Dans L’Horizon fabuleux, Michel Collot, qui cite Abraham Moles, énumère les trois paramètres qui définissent le point de vue paysager :

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!Ibid., p. 12.

#!MAUPASSANT, Guy de, La Maison Tellier, in La maison Tellier, Une partie de campagne, Paris, Garnier-Flammarion, 1980, p. 53.

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« La configuration des lieux, la forme des objets, les lignes du relief varient selon la position du spectateur, en fonction de ce point « Moi-Ici-Maintenant » dont parle Abraham Moles. La ligne d’horizon est la marque exemplaire de cette alliance entre le paysage et le sujet qui regarde. Que celui-ci vienne à bouger, et c’est la limite même du paysage qui se déplace : « aussi loin que nous puissions avancer, l’horizon avance avec nous.1 »

Parmi ces trois paramètres, « moi », « ici » et « maintenant », seul le point de vue (le « ici ») est fixe. Et ce lieu fixe peut prendre plusieurs formes. Contrairement à ce que le mot pourrait laisser penser, le point de vue objectif n’est pas nécessairement un point. Il peut également être une ligne ou un plan comme l’ont montré les exemples que nous avons cités :

- la fenêtre de laquelle Buteau observe ses parcelles cultivées, le rocher sur lequel s’assoient Françon et Eran quand ils atteignent la crête du Larzac, sont des points, - la route qu’emprunte Victor Hugo lors de son voyage en Suisse, celle que parcourent les « filles » de Madame Tellier en Haute-Normandie, sont des lignes,

- la terrasse du château de Véronique Graslin, la parcelle que Jean Macquard ensemence sont des plans.

Ce qui différencie tous ces points de vue fixes, c’est l’autonomie qu’ils laissent au sujet qui regarde.

Michel Collot déclare : « le cercle de l’horizon est défini par (le) rayon d’action en même temps que par (le) rayon visuel.2 » Dans le cas du point, le sujet a un « rayon d’action » nul et seul le « rayon visuel » lui permet d’appréhender le pays. Eran, de la crête du Larzac où il s’assied avec Françon, voit « à perte de vue (…) le plateau inculte de l’Escandorgue », et quand il se retourne, il aperçoit les rives de la Méditerranée. Pour Buteau, le « rayon visuel » est limité par le cadre de la fenêtre, mais de sa cuisine il perçoit également la plaine de Beauce « à perte de vue ».

Si le point impose au sujet la fixité, la ligne et le plan lui permettent la mobilité. Victor Hugo lors de son voyage en Suisse ou les personnages de Maupassant dans leur périple entre Fécamp et Virville, profitent des propriétés simultanées du « rayon d’action » et du « rayon visuel » pour observer le pays qu’ils parcourent. Ils tournent la tête « à droite et à gauche », des « deux côtés de la route », pour saisir le pays qui défile !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

"!COLLOT, Michel, L’Horizon fabuleux, op. cit., p.12.

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à leurs yeux. Egalement Jean Macquard, quand il sème le blé aux Cornailles, fait des va-et-vient du « nord au midi » et retour ce qui lui permet une vision d’ensemble sur la plaine de Rognes.

Le point de vue objectif est donc un lieu fixe et si le sujet se déplace dans cet espace, il évolue également dans le temps. Le « maintenant » que définit Abraham Moles n’est pas nécessairement un instant, il peut être également une durée. La description faite par Buteau de la fenêtre de sa cuisine en est l’illustration : « La Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent, jusqu’à celui où les hautes tiges jaunissent. » D’un seul regard, dans une description d’à peine une page, Buteau assiste au cycle végétatif d’une saison de culture des céréales.