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II. La notion de paysage

2.2. Le paysage agricole est-il un paysage romantique ?

2.2.1. Nature et culture

Dans l’avant-propos du livre Histoire du paysage français, Jean-Robert Pitte, qui inventorie les différents facteurs permettant de définir la notion de paysage, termine son raisonnement par cette conclusion :

« Pour résumer, le paysage est donc l’expression observable par les sens à la surface de la terre de la combinaison entre la nature, les techniques et la culture des hommes. Il est essentiellement changeant et ne peut être appréhendé que dans sa dynamique, c’est-à-dire dans le cadre de l’histoire qui lui restitue sa quatrième dimension.1 »

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"!PITTE, Jean-Robert, Histoire du paysage français de la préhistoire à nos jours, Paris, Editions Taillandier, 2003, p.19.

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Cette citation concerne le paysage en général mais s’applique parfaitement au paysage rural. Jean-Robert Pitte énonce deux états distincts du paysage : la nature et la culture, et désigne l’intervention de l’homme, ce qu’il nomme « techniques », comme étant l’agent qui permet le passage de l’un à l’autre et qui induit une importante évolution de configuration.

Aurélie Gendrat-Claudel, dans son livre Le Paysage, « fenêtre ouverte » sur le roman, développe une thèse proche, elle classifie les paysages ruraux en deux catégories, « paysages de l’oekoumène1 » et « paysages de l’absolu », qui correspondent à la partition culture - nature que fait Jean-Robert Pitte. C’est donc également pour elle la présence et l’action des hommes qui expliquent la transformation des paysages :

« Même si l’on admet que tout site observé est susceptible de devenir paysage, on peut cependant conserver une grande dichotomie au sein de différentes typologies, comme le font certains géographes, qui opposent les « paysages de l’oekoumène » aux « paysages de l’absolu », portant une trace faible ou nulle de la présence humaine, avec différentes situations intermédiaires entre ces deux grands pôles.2 »

Elle apporte néanmoins une notion supplémentaire que ne donnait pas Jean-Robert Pitte, « les situations intermédiaires », qui permettent de nuancer toute une palette de paysages entre les « deux grands pôles ».

Des paysages contrastés.

Les deux extrêmes du paysage, nature et culture, proposés par Jean-Robert Pitte et Aurélie Gendrat-Claudel, présentent des caractéristiques fortement contrastées. Victor Hugo, dans la préface de l’édition de 1826 de Odes et Ballades, définit de manière imagée ce qui les différencie :

« Comparez un moment au jardin royal de Versailles, bien nivelé, bien taillé, bien nettoyé, bien ratissé, bien sablé, tout plein de petites cascades, de petits bassins, de petits bosquets, de tritons de bronze folâtrant en cérémonie sur des océans pompés à grands frais dans la Seine, de faunes de marbre courtisant les dryades allégoriquement renfermées dans une multitude d’ifs coniques, de lauriers cylindriques, d’orangers

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"!Le dictionnaire Le Robert définit l’oekoumène comme « un espace habitable de la surface de la terre ». Dictionnaires Le Robert, Paris, 1989, p. 1301.

#!GENDRAT-CLAUDEL, Aurélie, Le Paysage, « fenêtre ouverte » sur le roman, Paris, PUPS, 2007, p. 54.

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sphériques, de myrtes elliptiques, et d’autres arbres dont la forme naturelle, trop triviale sans doute, a été gracieusement corrigée par la serpette du jardinier ; comparez ce jardin si vanté à une forêt primitive du Nouveau-Monde, avec ses arbres géants, ses hautes herbes, sa végétation profonde, ses mille oiseaux de mille couleurs, ses larges avenues où l’ombre et la lumière ne se jouent que sur de la verdure, ses sauvages harmonies, ses grands fleuves qui charrient des îles de fleurs, ses immenses cataractes qui balancent des arcs-en-ciel ! Nous ne dirons pas : Où est la magnificence ? où est la grandeur ? où est la beauté ? mais simplement : Où est l’ordre ? où est le désordre ? Là, des eaux captives ou détournées de leur cours, ne jaillissant que pour croupir ; des dieux pétrifiés ; des arbres transplantés de leur sol natal, arrachés de leur climat, privés même de leur forme, de leurs fruits, et forcés de subir les grotesques caprices de la serpe et du cordeau ; partout enfin l’ordre naturel contrarié, interverti, bouleversé, détruit. Ici, au contraire, tout obéit à une loi invariable ; un Dieu semble vivre de tout. Les gouttes d’eau suivent leur pente et font des fleuves, qui feront des mers ; les semences choisissent leur terrain et produisent une forêt. Chaque plante, chaque arbuste, chaque arbre naît dans sa saison, croît en son lieu, produit son fruit, meurt en son temps. La ronce même y est belle. Nous le demandons encore : Où est l’ordre ?1 »

Ce texte est écrit au début du XIXème siècle, en pleine querelle des Anciens contre les Modernes, entre les Classiques et les Romantiques. La préface qu’il a rédigée avait pour but de convaincre du bien-fondé de la révolution romantique. Son exemple est schématique, il choisit volontairement deux paysages radicalement opposés pour étayer sa thèse.

La « forêt primitive du Nouveau-Monde », qui est largement décrite par Chateaubriand, représente l’esthétique romantique. Elle appartient aux « paysages de l’absolu ». C’est un espace sauvage, vierge de toute présence humaine, où la végétation se développe naturellement.

Le parc du château de Versailles est un jardin à la française qui illustre l’esthétique classique. Il appartient clairement aux « paysages de l’oekoumène ». Il s’agit du jardin d’agrément du roi, dessiné, à l’aide d’une règle, d’une équerre et d’un compas (les techniques dont parle Jean-Robert Pitte) par André Le Nôtre, le jardinier de Louis XIV. L’ordre naturel est contrarié, la végétation est façonnée par la main de l’homme.

Le curseur qu’introduit Aurélie Gendrat-Claudel entre paysage de l’absolu et paysage de l’oekoumène permet de pondérer l’analyse de Victor Hugo. Le paysage romantique n’est pas nécessairement un « paysage de l’absolu » comme on pourrait conclure hâtivement à la lecture de sa préface. Les exemples que nous avons cités, dans le premier chapitre de cette partie, pour illustrer le sentiment de la nature chez les !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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auteurs préromantiques et romantiques à la charnière du XIXème siècle le montrent. La Suisse où séjourne Jean-Jacques Rousseau et la Franche-Comté que visite Charles Nodier ne sont pas des contrées reculées, vierges de toute présence humaine, comme peut l’être la forêt du Nouveau-Monde.

Et le paysage agricole ?

Le paysage agricole se classe sans conteste dans la catégorie des paysages de « l’oekoumène » : le paysan, comme le jardinier du roi, est l’architecte du paysage qu’il crée, même si l’objet est radicalement différent. L’intention de Le Nôtre est le plaisir esthétique, celle du paysan est la production alimentaire.

Parmi les exemples de notre corpus déjà cités dans les chapitres précédents, plusieurs descriptions proposent, comme la préface de Victor Hugo, l’opposition de deux descriptions de paysages contrastés.

Nous avons relaté le voyage d’Eran, le personnage principal du Chevrier de Ferdinand Fabre, du Larzac au Bas-Languedoc pour illustrer l’évolution des méthodes culturales au XIXème siècle. Ce même exemple peut également être utilisé pour montrer les différents paysages qu’induisent deux modes de culture différents : de l’agriculture extensive (le plateau du Larzac, un décor sauvage, faiblement peuplé, est proche des « paysages de l’absolu » : un seul homme suffit à mener un troupeau) à l’agriculture intensive (la plaine du Bas-Languedoc où se pratique la monoculture de la vigne qui nécessite une importante main d’œuvre humaine est un paysage de « l’oekoumène »). Cette métamorphose du paysage, par l’introduction de nouvelles méthodes culturales, nous l’avons également observée dans Le Curé de village de Balzac : après la construction du barrage et l’irrigation, la lande inculte de Montégnac devient une plaine fertile.

Le Chevrier, le roman de Ferdinand Fabre, présente deux régions certes voisines, mais très différentes par leur climat, leur relief… Le Curé de village de Balzac propose une représentation du même site, mais à quelques années d’écart. L’avantage de l’incipit de L’Ensorcelée de Barbey d’Aurevilly1 est de présenter au regard de l’observateur, dans le même lieu et au même moment, un paysage de Basse-Normandie. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

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Barbey d’Aurevilly distingue deux zones distinctes qui présentent un « frappant contraste » :

« La lande de Lessay est une des plus considérables de cette portion de la Normandie qu’on appelle la presqu’île du Cotentin. Pays de culture, de vallées fertiles, d’herbages verdoyants, de rivières poissonneuses, le Cotentin, cette Tempé de la France, cette terre grasse et remuée, a pourtant, comme la Bretagne, sa voisine, la Pauvresse-aux-Genets, de ces parties stériles et nues où l’homme passe et où rien ne vient, sinon une herbe rare et quelques bruyères bientôt desséchées. Ces lacunes de culture, ces places vides de végétation, ces terres chauves pour ainsi dire, forment d’ordinaire un frappant contraste avec les terres qui les environnent. Elles sont à ces pays cultivés des oasis arides, comme il y a dans les sables du désert des oasis de verdure. Elles jettent dans ces paysages frais, riants et féconds, de soudaines interruptions de mélancolie, des airs soucieux, des aspects sévères. Elles les ombrent d’une estompe plus noire…1 »

La première zone est constituée de terres agricoles identiques à celles que nous avons rencontrées, par exemple, dans les romans de Zola, Bazin, Flaubert… La seconde est la lande de Lessay, une friche inculte qui occupe tout le centre de la presqu’île du Cotentin. L’inventaire des adjectifs utilisés pour caractériser les deux zones suffit à les distinguer :

- stérile, nu, rare, desséché, vide, chauve… pour la lande de Lessay

- fertile, verdoyant, poissonneux, frais, riant, fécond… pour la partie cultivée Ces deux paysages très différents sont décrits à l’aide de mots appartenant à des registres sémantiques fortement contrastés.

Le rapprochement que nous pouvons également faire entre la préface des Odes et les textes des autres auteurs cités précédemment concerne les moyens mis en œuvre pour façonner le paysage. A Versailles, ils sont parfois proches de ceux utilisés par les paysans dans chacune de leur région pour améliorer la productivité de leurs cultures : les « eaux captives ou détournées » font penser au barrage de Montégnac2 ; les « arbres transplantés de leur sol natal » évoquent les essais de cultures nouvelles du docteur Benassis3 ; les « ifs coniques », les « lauriers cylindriques », les « orangers sphériques » et les « myrtes elliptiques » dont « la forme naturelle (…) a été gracieusement corrigée par la serpette du jardinier » le sont à l’identique des vignes du Bas-Languedoc4. Et quand Victor Hugo décrit « le jardin royal de Versailles » comme un espace « bien !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

"!Ibid., p.36.

#!BALZAC, Honoré de, Le Curé de village, op. cit.

$!BALZAC, Honoré de, Le Médecin de campagne, op. cit.

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nivelé, bien taillé, bien nettoyé, bien ratissé, bien sablé », on peut croire qu’il aurait pu utiliser les mêmes mots à décrire la plaine de la Beauce.

Dans chacun de ces exemples, ce sont en effet, comme l’écrit Jean-Robert Pitte, les « techniques » adoptées par les hommes qui permettent de transformer les paysages.

La France rurale présente donc, nous venons de le montrer, deux types de paysages fortement différenciés : d’une part des paysages aménagés « frais, riants et féconds » (pour reprendre les mots employés par Barbey d’Aurevilly), comme celui décrit par Zola dans La Terre :

« Dès la seconde semaine du mois d’août, la besogne s’avança. Les faucheurs étaient partis des pièces au nord, descendant vers celles qui bordaient la vallée de l’Aigre ; et, gerbe à gerbe, la masse immense tombait, chaque coup de faux mordait, emportait une entaille ronde. Les insectes grêles, noyés dans ce travail géant, en sortaient victorieux. Derrière leur marche lente, en ligne, la terre rase reparaissait, les chaumes durs, au travers desquels piétinaient les ramasseuses, la taille cassée. C’était l’époque où la grande solitude triste de la Beauce s’égayait le plus, peuplée de monde, animée d’un continuel mouvement de travailleurs, de charrettes et de chevaux. A perte de vue, des équipes manœuvraient du même train oblique, du même balancement des bras, les unes si voisines, qu’on entendait le sifflement du fer, les autres en traînées noires, ainsi que des fourmis, jusqu’au bord du ciel. Et, en tous sens, des trouées s’ouvraient, comme dans une étoffe mangée, cédant de partout.1 »

Les scènes de moisson et de vendanges, symboles de la fécondité du sol, sont souvent représentées dans les romans agricoles. Elles sont le plus généralement suivies d’une fête villageoise.

Mais, malgré le caractère pittoresque de ces tableaux vivants, ce sont les paysages du second type, ceux qui sont sauvages, empreints de « mélancolie », d’ « airs soucieux » et d’ « aspects sévères » qui ont la préférence des écrivains romantiques. Barbey d’Aurevilly, entre les terres fertiles cultivées par les paysans du Cotentin et les espaces incultes, choisit la lande de Lessay pour développer l’intrigue de son roman. Et bien plus qu’un décor, il en fait un acteur de son récit.

Dans la préface de L’Ensorcelée, Hubert Juin écrit :

« Le personnage principal de ce conte, c’est la lande de Lessay. Elle est l’alliée de la nuit. A elles deux, la ténèbre au-dessus et la terre morte au-dessous, elles forment un univers clos où les passions se déchaînent. Ce que Barbey entend nous montrer exactement et constamment, c’est « le côté véritablement sinistre de la lande », car, dit-il, « l’imagination continuera d’être, d’ici longtemps, la plus puissante réalité qu’il y ait dans la vie des hommes ». (…) Cela ressemble à des endroits que la foudre a désolés, et

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!ZOLA, Emile, La Terre, op. cit., p. 263.

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que la foudre a désertés, faisant place nette non pour le cygne, « ce mol oiseau de la terre qui n’a point sa place dans le ciel chrétien », mais pour l’aigle de l’Evangéliste – « qui allait s’élever vers les Cimes Eternelles, puisqu’il allait mourir » !1 »

Le paysage de L’Ensorcelée a « une fonction narrative très forte » comme le remarque Yvon Le Scanff, « il inscrit l’œuvre dans un genre ou un registre bien particuliers2 », celui du roman « d’un fantastique nouveau, sinistrement et crânement surnaturel » comme le définit lui-même Barbey dans une lettre à son ami Trébutien3.