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II. La notion de paysage

2.3. La fabrique du paysage

2.3.3. Pays et point de vue subjectif

Tous les arguments que nous venons de développer et concernant le point de vue objectif, s’appliquent à l’environnement rural en général, et non à l’environnement agricole en particulier. Il n’en est pas de même du point de vue subjectif qui permet de distinguer deux catégories de sujets et donc de différencier le paysage rural du paysage agricole.

Acteur et spectateur.

Les romans de notre corpus ont tous en commun d’aborder le thème de l’agriculture et les personnages principaux sont des acteurs, directs ou indirects, de la valorisation et de l’exploitation des terroirs. En cela ils se distinguent du roman « en général » où les personnages ne sont que de simples spectateurs.

L’analyse comparative de deux descriptions du même auteur, Emile Zola, va nous permettre de montrer en quoi le regard du sujet peut varier en fonction de sa qualité.

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La première description est extraite de La Faute de l’abbé Mouret. L’abbé Mouret, le curé des Artaud, observe, du perron de l’église, « le pays » qui s’offre à son regard :

« Le pays s’étendait à deux lieues, fermé par un mur de collines jaunes, que des bois de pins tachaient de noir ; pays terrible de landes séchées, aux arêtes rocheuses déchirant le sol. Les quelques coins de terre labourable étalaient des mares saignantes, des champs rouges, où s’alignaient des files d’amandiers maigres, des têtes grises d’olivier, des traînées de vignes, rayant la campagne de leurs souches brunes. On aurait dit qu’un immense incendie avait passé par là, semant sur les hauteurs les cendres des forêts, brûlant les prairies, laissant son éclat et sa chaleur de fournaise dans les creux. A peine, de loin en loin, le vert pâle d’un carré de blé mettait-il une note tendre. L’horizon restait farouche, sans un filet d’eau, mourant de soif, s’envolant par grandes poussières aux moindres haleines. Et, tout au bout, par un coin écroulé des collines de l’horizon, on apercevait un lointain de verdures humides, une échappée de la vallée voisine, que fécondait la Viorne, une rivière descendue des gorges de la Seille.1 »

La seconde description, nous l’avons déjà partiellement citée, est celle faite (dans La Terre) par Buteau de la fenêtre de sa cuisine :

« Dans les grands carrés de terre brune, au ras du sol, il n’y eu qu’une ombre verdâtre, à peine sensible. Puis, ce vert tendre s’accentua, des pans de velours vert, d’un ton presque uniforme. Puis les brins montèrent et s’épaissirent, chaque plante prit sa nuance, il distingua de loin le vert jaune du blé, le vert bleu de l’avoine, le vert gris du seigle, de pièces à l’infini, étalées dans tous les sens, parmi les plaques rouges des trèfles incarnat. C’était l’époque où la Beauce est belle de sa jeunesse, ainsi vêtue de printemps, unie et fraîche à l’œil, en sa monotonie. Les tiges grandirent encore, et ce fut la mer, la mer des céréales, roulante, profonde, sans bornes.2 »

Ces deux descriptions procèdent de la même technique de composition : un mosaïque de carrés de couleur, chacun correspondant à une parcelle cultivée différente. Et étonnamment, alors que ces deux citations concernent deux régions dont les caractéristiques climatiques sont fortement contrastées, le climat méditerranéen et les terres arides pour la Provence de l’abbé Mouret, le climat océanique et les terres fertiles pour la Beauce de Buteau, les palettes de couleurs utilisées sont très proches. Le rouge, le jaune, le vert, le gris et le brun sont les couleurs dominantes dans chacune de ces deux descriptions.

Pourtant, au-delà des points communs, ces deux textes présentent une différence fondamentale. L’abbé Mouret ne s’intéresse qu’à l’aspect esthétique du « pays » qui fait face au porche de l’église des Artaud. Et si le plaisir esthétique n’est pas absent de la partie de terroir que Buteau perçoit de sa fenêtre, c’est bien l’évolution du cycle !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

"!ZOLA, Emile, La Faute de l’abbé Mouret, Paris, Gallimard, Folio, 1991, p.48.

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végétatif des champs de céréales qui capte son attention et sert de fil narratif au court extrait que nous avons cité. Les « grands carrés de terre brune » se teintent d’abord d’une « ombre verdâtre » quand les graines germent, puis « les brins » montent et s’épaississent et enfin « les tiges » grandissent encore jusqu’à former une « mer de céréales, roulante, profonde, sans bornes ».

La qualité de « l’œil qui regarde » explique les différences que l’on observe entre ces deux descriptions : un curé de village ne reconnaît pas une colline provençale comme étant un paysage agricole. Ce que sans doute aurait fait Buteau s’il s’était retrouvé face au même site.

Maître d’œuvre, maître d’ouvrage.

Parmi les acteurs de l’aménagement du territoire agricole, si nous nous référons aux romans de notre corpus, nous pouvons distinguer deux catégories :

- les paysans qui sont les maîtres d’œuvre des terres qu’ils cultivent. Si Buteau porte un regard de technicien, c’est qu’il est l’architecte de la partie de Beauce qu’il perçoit de sa fenêtre. Il a labouré puis ensemencé la terre qu’il observe aujourd’hui avec fierté et « jouissance ».

- les maîtres d’ouvrage qui conçoivent un projet d’aménagement d’un terroir, mais ne sont jamais des acteurs de leur réalisation.

C’est le cas de Véronique Graslin qui a commandé à Gérard d’entreprendre les travaux nécessaires à l’irrigation de la plaine de Montégnac. Dans un premier temps, elle détaille avec précision, de son promontoire, les travaux de terrassement en cours :

« Cinq terrassiers rejetaient les bonnes terres au bord des champs, en déblayant un espace de dix-huit pieds, la largeur de chaque chemin. De chaque côté, quatre hommes, occupés à creuser le fossé, en mettaient aussi la bonne terre sur le champ en forme de berge. Derrière eux, à mesure que la berge avançait, deux hommes y pratiquaient des trous et y plantaient des arbres. Dans chaque pièce, trente indigents valides, vingt femmes et quarante filles ou enfants, en tout quatre-vingt-dix personnes, ramassaient les pierres que des ouvriers métraient le long des berges afin de constater la quantité produite par chaque groupe.1 »

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Puis, quelques années plus tard, alors que la plaine de Montégnac atteint son plein rendement productif, elle décrit une scène de fenaison :

« Les hommes, les femmes, les enfants achevaient les plus jolis travaux de la campagne, ceux de la fenaison. L’air du soir, animé par la subite fraîcheur des orages, apportait les nourrissantes senteurs des herbes coupées et des bottes de foin faites. Les moindres accidents de ce beau panorama se voyaient parfaitement : et ceux qui, craignant l’orage, achevaient en toute hâte des meules autour desquelles les faneuses accouraient avec des fourches chargées, et ceux qui remplissaient les charrettes au milieu des botteleurs, et ceux qui, dans le lointain, fauchaient encore, et celles qui retournaient les longues lignes d’herbes abattues comme des hachures sur les prés pour les faner, et celles qui se pressaient de les mettre en maquets.1 »

Ce tableau énumère les différentes étapes de la récolte du foin. Véronique Graslin, bien qu’elle n’ait aucune compétence en techniques agricoles, se montre attentive au déroulement des travaux. Les différentes étapes de la fenaison sont citées avec précision, notamment les fonctions des personnes effectuant chacune de ces tâches : les faucheurs, les faneuses, les botteleurs… comme l’aurait sans doute fait Buteau dans la même situation. Elle est concernée bien plus que ne le serait un simple spectateur.

Paysages agraires, paysages agrestes.

De ce partage en deux catégories de personnages, nous pouvons déduire deux catégories de paysages. Dans l’article qu’elle consacre à La Terre de Zola, Anne-Marie Perrin-Naffakh différencie paysages agraires et paysages agrestes. Par paysages agraires elle entend :

« Ces paysages modulés suivant les labeurs saisonniers ou les phénomènes atmosphériques (qui) illustrent deux repères majeurs de l’existence paysanne, le temps de faire et le temps qu’il fait. »

Pour l’adjectif « agreste », nous nous référons au dictionnaire Le Robert qui le définit par deux adjectifs : « champêtre, rustique2 »

Parmi les extraits que nous avons cités, il est clair que les descriptions faites par Buteau, Véronique Graslin et Eran, montrent que le point de vue de l’agriculteur, le point de vue subjectif, est celui d’un professionnel attentif à l’exercice de sa profession. !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

"!Ibid., p. 291 – 292.

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Il s’intéresse à ce qui fait le cœur de son métier : l’aménagement des terres cultivables, le développement végétal, le travail des hommes, les techniques de récolte et les rendements productifs… Nous pouvons donc classer ces descriptions parmi les paysages agraires.

A l’encontre, la description, par l’abbé Mouret, du « pays » qui fait face à l’église des Arnaud ne mentionne la présence d’aucun agriculteur et ne comporte aucune référence aux pratiques culturales. Nous pouvons donc le ranger au registre des paysages agrestes. C’est également le cas de la description de la campagne de Haute-Normandie par les « filles » de Madame Tellier que nous avons citée précédemment dans ce chapitre.

Selon que l’ « œil qui regarde » la « partie d’un pays » est celui d’un agriculteur ou celui d’un autre personnage, la transposition littéraire qui en est faite sera rangée au registre des paysages agraires ou à celui des paysages agrestes.

Progressistes, réalistes et conservateurs.

Le XIXème siècle est, en France, un siècle de grande mutation. Une révolution institutionnelle et politique (abolition de l’Ancien Régime, accession à la propriété pour tous les citoyens…) et une révolution agricole (machinisme agricole, engrais chimiques, assolements…), toutes deux initiées à la fin du XVIIIème siècle, surviennent concomitamment et bousculent l’économie du monde rural. Un changement d’une telle importance ne peut pas se faire sans résistances. Certains agriculteurs sont favorables au maintien des méthodes ancestrales, d’autres aux moyens modernes d’exploitation des terres.

Les romans de notre corpus rendent compte de cette querelle des anciens contre les modernes :

- Balzac représente la tendance progressiste : Le Médecin de campagne, Le Curé de village et Le Lys dans la vallée proposent la représentation de la mise en œuvre des méthodes agronomiques modernes. L’irrigation de la plaine de Montégnac en est l’illustration.

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- La Terre de Zola est un roman réaliste1. Un siècle après le début de la révolution agricole, il dresse le tableau de l’évolution des méthodes culturales dans la plaine de la Beauce.

- Nous n’avons pas cité, dans ce chapitre, d’exemples pour illustrer la tendance conservatrice. Les bœufs, employés pour réaliser les travaux agricoles, sont, dans la littérature française du XIXème siècle, le symbole d’une pratique ancestrale. Dès 1836, au tout début de la période rustique, Lamartine décrit, dans Jocelyn, un chantier de labour :

« Déjà, tout près de moi, j’entendais par moments Monter des pas, des voix et des mugissements : C’était le paysan de la haute chaumine

Qui venait labourer son morceau de colline, Avec son soc plaintif traîné par ses bœufs blancs, Et son mulet portant sa femme et ses enfants ; Et je pus, en lisant ma Bible ou la nature, Voir tout le jour la scène et l’écrire à la mesure. Sous mon crayon distrait le feuillet devint noir. O nature, on t’adore encor dans ton miroir !2 »

Parmi les livres de notre corpus principal, cette sensibilité archaïque est représentée dans les romans champêtres de George Sand. Dans le second chapitre de La Mare au diable :

« A l’autre extrémité de la plaine labourable, un jeune homme de bonne mine conduisait un attelage magnifique : quatre paires de jeunes animaux à robe sombre mêlée de noir fauve à reflets de feu, avec ces têtes courtes et frisées qui sentent encore le taureau sauvage, ces gros yeux farouches, ces mouvements brusques, ce travail nerveux et saccadé qui s’irrite encore du joug et de l’aiguillon et n’obéit qu’en frémissant de colère à la domination nouvellement imposée. C’est ce qu’on appelle des bœufs fraichement liés. L’homme qui les gouvernait avait à défricher un coin naguère abandonné au pâturage et rempli de souches séculaires, travail d’athlète auquel suffisait à peine son énergie, sa jeunesse et ses huit animaux quasi domptés.3 »

Landry Barbeau, dans La Petite Fadette de George Sand, pratique également, pour le compte du père Caillaud, un important exploitant du village, le « labourage »

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"!Deux essais détaillent les repérages et la documentation effectués par Zola :

- LE BLOND, Maurice, La Publication de La Terre, Paris, Société française d’éditions littéraires et techniques, 1937.

- ROBERT, GUY, La Terre d’Emile Zola, Paris, Les Belles Lettres, 1952.

#!LAMARTINE, Alphonse de, Jocelyn, Paris, Garnier, 1960, p. 205.

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avec les « grands bœufs » (…) qui étaient les mieux tenus, les mieux nourris et les plus forts de race de tout le pays1 ».

Cette scène de labour traditionnel, nous la retrouvons dans le roman de René Bazin, La Terre qui meurt. Toussaint Lumineau, le régisseur de la Fromentière, regrette le temps où le Marquis gérait le domaine et déplore le départ de ses enfants pour la ville. Il continue de cultiver les terres selon les méthodes ancestrales :

« Un coup de fouet fit plier les reins à la jument de flèche ; les quatre bœufs baissèrent les cornes et tendirent les jarrets ; le soc, avec un bruit de faux qu’on aiguise, s’enfonça ; la terre s’ouvrit, brune, formant un haut remblai qui se brisait en montant et croulait sur lui-même, comme les eaux divisées par l’étrave d’un navire. Les bonnes bêtes allaient droit et sagement. Sous leur peau plissée d’un frémissement régulier, les muscles se mouvaient sans plus de travail apparent que si elles eussent tiré une charrette vide sur une route unie. Les herbes se couchaient, déracinées : trèfles, folles avoines, plantains, phléoles, pimprenelles, lotiers à fleurs jaunes déjà mêlées de gousses brunes, fougères qui s’appuyaient sur leurs palmes pliées, comme de jeunes chênes abattus. Une vapeur sortait du sol frais surpris par la chaleur du jour. En avant, sous le pied des animaux, une poussière s’élevait. L’attelage s’avançait dans une auréole rousse que traversaient les mouches. Et Mathurin, à l’ombre du cormier, regardait descendre avec envie le père, le frère, la jument grise, et les quatre bœufs de chez lui dont la croupe diminuait sur la pente.2 »

La situation d’Eran est un peu différente. Il est effectivement agriculteur dans une région, le Larzac où l’agriculture se pratique toujours de manière traditionnelle, également à l’aide de bœufs :

« Des beuglements. Je reconnus les bœufs de Cancalon. En effet, au détour du chemin, là-haut, en la fente d’un rocher plus gros à lui seul que vingt maisons ensemble, parurent ces bêtes magnifiques. (…) Ah ! c’est que les bœufs du Mas-Bernat valaient bien la peine d’être regardés ! Non, jamais, au Larzac, peut-être aux monts Garrigues, ne s’était vu couple plus fringant et plus beau.3 »

Et c’est en tant que travailleur saisonnier qu’il participe aux vendanges à Faugères, dans une région aux pratiques culturales progressistes. Il décrit sa première journée de travail :

« Enfin les mulets s’arrêtèrent, et apparut la vigne que nous devions vendanger. Elle était immense. Chacun de nous, tenant un lourd panier d’osier d’une main, de l’autre une serpette, franchit la haie et attaque la besogne. Quelle joie ! tout le monde chantait, et moi avec tout le monde. Vrai est que jamais je n’avais rien vu de plus beau. Il y avait des raisins qu’une seule main ne suffisait pas à ramasser. Ils étaient là tout brillants de rosée, couchés, comme endormis sous les feuilles épaisses. Je les regardais longuement

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"!SAND, George, La Petite Fadette, op. cit., p. 56.

#!BAZIN, René, La Terre qui meurt, op. cit., p. 94 – 95.

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avant de les détacher du sarment, et cette Françon n’eût été près de moi, que volontiers je fusse tombé à genoux pour remercier le ciel de ses dons.1 »

Eran, avec son regard novice, est surtout émerveillé par la richesse des récoltes : « Quand on a vécu au Larzac, trimant à nos terres maigres, on a besoin de voir cette fécondité du ciel pour y croire.2 »

Ces prises de positions politiques, qui relèvent de la subjectivité des agriculteurs, produisent des paysages fortement contrastés. Les champs du nord de l’Europe que visite Stendhal et labourés par une batterie de quarante charrues n’ont que peu de points de ressemblance avec la parcelle de Toussaint Lumineau dont la terre est retournée par un soc tiré par quatre bœufs.