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I. La littérature, témoin de la révolution agricole

1.3. Des réformes radicales, des effets peu visibles

1.3.1. Des facteurs naturels non négociables

1.3. Des réformes radicales, des effets peu visibles.

Après la revue des moyens scientifiques proposés pour améliorer les méthodes culturales et optimiser les rendements, après l’inventaire des grandes réformes gagnées après plusieurs années de lutte et qui sortent la classe paysanne de la dépendance féodale, il convient d’observer quels sont les effets initiés par ces deux grands axes de modernité. Et puisque l’objet de notre étude est de considérer le paysage agricole, la question que nous nous posons maintenant est de savoir comment les paysans se sont accommodés des réformes qu’ils ont ardemment souhaitées et quels en sont les effets visibles.

Pour des raisons nombreuses et de nature très différentes (géo-climatiques, culturelles, psychologiques, financières…) que nous allons énumérer et analyser, le paysage agricole, malgré l’ampleur des réformes engagées, ne subit que très peu de modifications au XIXème siècle.

1.3.1. Des facteurs naturels non négociables

Le climat (ensoleillement, pluviométrie…), le relief (plaine ou montagne) et la nature du sol sont les critères naturels essentiels à la production agricole. Jusqu’alors, les paysans s’adaptaient aux conditions naturelles. Le développement des sciences agronomiques dans la seconde moitié du XVIIIème siècle leur offre de moyens pour influer sur ces facteurs géo-climatiques.

Les paysans et la terre

La terre est la matière première de l’agriculteur. C’est le substrat sur lequel il cultive les céréales, sur lequel il mène paître son troupeau. Sa qualité minérale et organique est donc essentielle.

Parmi les romans de notre corpus, Le Chevrier de Ferdinand Fabre nous offre le meilleur exemple pour illustrer l’importance, pour l’agriculteur, de la qualité du sol dans la pratique de son activité. Eran, le travailleur saisonnier, après avoir travaillé à La

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Mirande chez les Agathon, à Madières chez la vieille Fontenille, après avoir hésité à s’engager avec Cancalon le meunier, décide de partir à l’automne faire les vendanges dans le « pays bas »1. Avant son départ, Eran décrit la terre du Larzac2 comme une terre pauvre et ingrate :

« Oui, monsieur, le pays est triste et pauvre ; oui, monsieur, la culture est de profit misérable chez nous, la terre se mêlant toujours au gravier et le soc de la charrue se brisant souvente fois contre les durs granits. Raison pourquoi Cévenols, dès le berceau, s’endurcissent le corps à la peine, et deviennent à tel point vigoureux qu’ils labourent ce Larzac empierré, comme, au pays bas, à Cassan ou à Florensac, les agriculteurs travaillent leur campagne bénie du ciel. Là-bas, du côté de la marine, on ramasse écus et louis en les champs, ici viennent quelques sous de cuivre. Et encore quelles sueurs ! quels efforts pour arracher à notre sol ingrat l’orge, le blé, les châtaignes et les foins !3 »

Après deux jours de marche, il arrive à Faugères le premier village du « pays bas » :

« Le village de Faugères est à l’entrée du pays bas, bâti sur le dernier mamelon de la haute montagne. Cet endroit franchi, on descend à la plaine, et on la peut suivre dorénavant sans broncher au moindre caillou jusqu’à la mer. Oh ! quelles vignes et quels oliviers ! Quand on a vécu au Larzac, trimant à nos terres maigres, on a besoin de voir cette fécondité du sol pour y croire. Aussi chacun ici porte son contentement sur son visage, et, le terrain étant si fertile, le paysan qui s’en va aux champs a quasiment l’air de s’encourir à la noce. Déjà les monts Garrigues laissés derrière nous à Dio, moi, traversant le hameau de Fos, j’avais sur les coteaux, avisé beaux ceps montrant jolis fruits sous leurs feuilles, et m’étais émerveillé d’un si doux spectacle ; mais je restais bouche béante devant les richesses agrestes de Faugères et de Roquesels. Imaginez cela, monsieur, les raisins étaient en telle abondance aux vignes, que, les sarments robustes grimpant par-dessus les clôtures, de magnifiques grappes pendaient jusque sur les fossés de la route. Les vendangeurs altérés par la marche ne se faisaient faute, cheminant, de porter la main aux grains les mieux gonflés, et ne s’employaient les derniers au pillage Baduel et cette Françon. Pour moi, je contemplais avec ébahissement cette plaine, où, tant loin qu’ils pussent s’égarer, mes yeux ne découvraient que pampres verts et pampres rouges, pampres rouges et pampres verts. Quel Paradis Terrestre, mon Dieu !4 »

Le contraste est saisissant entre l’austérité du Larzac et l’opulence du Bas Languedoc, entre la terre caillouteuse et aride et le terreau fertile.

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"!Le « pays bas » que cite Ferdinand Fabre désigne le Bas Languedoc. Cette région qui borde la Méditerranée est délimitée au sud par la frontière espagnole et à l’est par la vallée du Rhône. C’est la plus ancienne région viticole de France : le climat méditerranéen est favorable à la culture de la vigne.

#!Le Larzac est un haut plateau du Massif Central dont l’altitude culmine à 912 mètres. L’hiver il est couvert de neige et la température est largement négative. Le sol calcaire est pauvre et peu propice à la culture.

$!FABRE, Ferdinand, Le Chevrier, op. cit., p. 90 – 91.

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Tous les paysans sont sensibles à la qualité de la terre. Eran le premier, malgré l’aridité du Larzac. Le printemps, après la fonte des neiges, est une fête pour lui au moment de la reprise du travail du sol :

« On s’encourt à la terre comme à un trésor. Et, en effet, quel trésor plus abondant au monde que celui donnant à chacun sous le ciel son boire et son manger ! Non plus que les hommes, les bêtes, tant elles sont aises, ne se peuvent contenir à ce renouveau de la nature, et elles bondissent, et elles cabriolent et elles bêlent joyeusement parmi les arbres et le gazon frais.1 »

Ils ont un rapport charnel avec elle. Sa qualité est indispensable à la réussite d’un semis, d’une culture, d’une récolte. Buteau, dans La Terre de Zola, le montre bien :

« Cette première année de possession fut pour Buteau une jouissance. A aucune époque, quand il s’était loué chez les autres, il n’avait fouillé la terre d’un labour si profond : elle était à lui, il voulait la pénétrer, la féconder jusqu’au ventre. Le soir, il rentrait épuisé, avec sa charrue dont le soc luisait comme de l’argent. En mars, il hersa ses blés, en avril, ses avoines, multipliant les soins, se donnant tout entier. Lorsque les pièces ne demandaient plus de travail, il y retournait pour les voir, en amoureux. Il en faisait le tour, se baissait et prenait de son geste accoutumé une poignée, une motte grasse qu’il aimait à écraser, à laisser couler entre ses doigts, heureux surtout s’il ne la sentait ni trop sèche ni trop humide, flairant bon le pain qui pousse.2 »

Le même Buteau, lors du partage des terres par le vieux Fouan son père, avait été très attentif à ce que les lots (chaque parcelle est découpée en trois bandes parallèles, chaque bande sera tirée au sort entre les trois enfants) soient qualitativement équitables :

« Buteau exigeait que les bandes fussent prises perpendiculairement à ce vallon, sous le prétexte que la couche arable s’amincissait de plus en plus, en allant vers la pente. De cette manière, chacun aurait sa part du mauvais bout ; au lieu que, dans l’autre cas, le troisième lot serait tout entier de qualité inférieure.3 »

Quand Eran compare les « terres maigres » du Larzac à la « fécondité du sol » du Languedoc, quand Buteau manie une motte de terre entre ses doigts pour en estimer la légèreté et la richesse, quand il est attentif à ce que le partage des terres se fasse en fonction des courbes de niveau, ils ont tous deux le savoir intuitif de l’importance de la qualité du sol.

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"!FABRE, Ferdinand, Le Chevrier, op. cit., p. 102.

#!ZOLA, Emile, La Terre, op. cit., p. 222.

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André Meynier, dans Les Paysages agraires, étudie la formation des différents types de paysage agraire dans le monde (Amérique du Nord, Amérique Latine, Asie du Sud-Est, pays tropicaux…). La première partie de son étude évoque des critères ethniques, juridiques, économiques… qui, pour la plupart, ne concernent pas la société paysanne française du XIXème siècle. Par contre, dans la deuxième partie du livre, il inventorie les facteurs naturels déterminants dans l’élaboration d’un paysage agricole (topographie, climat, géologie, pédologie…). Il est possible de dégager des principes généraux applicables au paysage agraire français :

« Architecture et nature des roches ont en effet le plus grand rôle dans l’élaboration des formes du relief, dans l’écoulement des eaux, et même dans la constitution du sol superficiel.1 »

Mais ces deux paysans ne sont pas géologues, ils n’ont aucune formation scientifique :

« En réalité, ce n’est pas la roche qui intéresse directement le laboureur, mais les

produits de décomposition et d’altération, les dépôts superficiels, plaqués sur la roche

par le ruissellement, les glissements, les vents et les sols, résultat d’une transformation biologique de ces parties superficielles.2 »

L’analyse scientifique que fait André Meynier de la nature minérale et organique du sol valide la connaissance empirique de Buteau et d’Eran.

Les autres facteurs naturels

Cependant, la qualité de la terre ne suffit pas à justifier seule les grandes disparités de fécondité entre les terroirs. L’altitude, la topographie et le climat sont d’autres facteurs naturels qui, s’ils retiennent moins l’attention des paysans, les expliquent également.

André Meynier, en donnant l’exemple des Alpes, justifie l’étagement des cultures par les facteurs particuliers aux régions de montagne :

« En théorie, l’on peut créer des champs, des prés, des vergers, à des altitudes très diverses. Mais la décroissance de la température avec l’altitude, l’augmentation du rayonnement et celle de l’enneigement, imposent une limite supérieure aux différentes plantes. La nature des plantes cultivées varie donc à mesure que l’altitude augmente. Dans les Alpes, la vigne s’arrête d’abord, puis le blé, puis le seigle ou les pommes de terre. Très généralement, au dessus d’une certaine altitude cesse le champ au profit de la

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!MEYNIER, André, op. cit., p. 97 – 98.

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prairie, puis la prairie au profit de la pâture – non sans interférence entre ces étages, champs temporaires, par exemple, au milieu de la pâture, portant quelques cultures à croissance rapide.1 »

L’exemple que nous avons cité, le voyage d’Eran de Mirande à Cette2, a mis en évidence l’importance de la qualité du sol. Il permet également d’illustrer l’influence de ces autres critères géo-climatiques.

Le plateau du Larzac atteint une altitude de près de mille mètres ; le relief de moyenne montagne n’offre que très peu de surfaces cultivables ; l’hiver la température descend sous les moins dix degrés et la neige recouvre le sol.

Le Bas-Languedoc, dont les terres sont situées au niveau de la mer, est une plaine sans relief qui bénéficie pour le climat de l’influence méditerranéenne : des températures clémentes, un ensoleillement abondant, une pluviométrie suffisante…

La conjonction des facteurs naturels détermine le choix de la culture la mieux adaptée à la région. Le Bas-Languedoc, pour son climat et son relief, est propice à la monoculture de la vigne. De même, la Beauce, qui offre des caractéristiques proches, mais dont l’ensoleillement est moindre, est majoritairement cultivée de céréales. A l’encontre, le relief tourmenté et le climat rude du Larzac, impropres à la culture sur de grandes superficies, permettent de mener paître les troupeaux de chèvres dans la garrigue comme le fait Eran dès que le printemps revient.

Cette remarque ne concerne que les cultures principales de chaque région. Comme l’explique André Meynier, « en théorie », sauf dans des conditions extrêmes, on peut tout cultiver partout quelle que soit l’altitude, le climat, la nature du sol… Il ne fait pas de doute que, dans leur enclos, les Agathon cultivent un arpent de vigne pour leur consommation personnelle de vin et une parcelle de froment pour fabriquer le pain, quand bien même les conditions naturelles ne sont pas idéales, comme elles peuvent l’être en Languedoc et en Beauce.

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!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!Ibid., p. 87.

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