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II. La notion de paysage

2.3. La fabrique du paysage

2.3.1. Pays et paysage

Selon la première définition du dictionnaire Le Robert que nous venons de citer, le paysage est la représentation de « la partie d’un pays ». Augustin Berque, dans l’introduction de Cinq propositions pour une théorie du paysage, un ouvrage collectif dont il a dirigé la composition, approfondit cette définition en précisant ce qu’il entend par « pays » :

!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!! "!Ibid., p. 32.

#!PERRIN-NAFFAKH, Anne-Marie, Paysages agrestes dans La Terre de Zola : cadre ou reflet, in

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« (Le paysage) se rapporte à des objets concrets, lesquels existent réellement autour de nous. Ce n’est ni un rêve ni une hallucination ; car si ce qu’il représente ou évoque peut être imaginaire, il exige toujours un support objectif. L’étude paysagère est donc autre chose qu’une psychologie du regard.1 »

Dans le cadre de notre recherche sur le paysage agricole, le « support objectif » des paysages littéraires sont les sites exploités par les agriculteurs : la plaine céréalière de la Beauce dans La Terre de Zola, la monoculture de la vigne dans Le Chevrier, le roman de Ferdinand Fabre, l’aménagement de la plaine de Montégnac dans Le Curé de village de Balzac…

Et si « l’étude paysagère » n’est pas une « psychologie du regard », la constitution du paysage nécessite néanmoins l’existence d’un « sujet » observant et ressentant le « pays », autrement dit d’un « œil qui regarde » selon la première définition du Robert citée par Anne Videau.

Les deux définitions du Robert concernent le paysage « en général », elles ne tiennent pas compte de deux des spécificités du paysage agricole :

- contrairement à ce qu’énonce le dictionnaire, le paysage agricole n’est pas une représentation de la nature, mais de la nature façonnée par l’agriculteur.

- dans les romans agricoles, le personnage qui observe le pays est, le plus souvent, celui-là même qui a participé à sa composition,

L’agriculteur, architecte et jardinier2

Dans La Pensée-paysage, un essai sur le thème du paysage sous plusieurs de ses expressions (littérature, peinture, photo, vidéo…), Michel Collot consacre un chapitre au parc du Sausset, un parc paysager de 200 hectares, créé en 1980 à Villepinte, dans la banlieue nord de Paris, par Claire et Michel Corajoud. Michel Collot compare le travail des paysagistes à celui des paysans :

« Le paysagiste, avec d’autres moyens et d’autres finalités, prend le relais du paysan. Michel Corajoud trouve dans l’agriculture traditionnelle un modèle et une source d’inspiration ; il admire la science instinctive avec laquelle les paysans, à force

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"!Cinq propositions pour une théorie du paysage, sous la direction d’Augustin BERQUE, Seyssel,

Champ Vallon, 1994, p. 5.

#!Ce titre est emprunté à Michel Collot, Le paysagiste, architecte et jardinier de l’horizon, in La

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d’attention prêtée aux caractéristiques du sol, du relief, du climat, de l’exposition, ont su tirer parti du coin de terre qui leur est échu, et le mettre en valeur d’une manière à la fois efficace et esthétique. Ils ont imprimé sur la face de la terre l’empreinte du corps et de l’esprit humains. De cette transaction entre le travail de l’homme et les contraintes et ressources du milieu est né le paysage.1 »

Cette comparaison, qui au premier abord peut paraître saugrenue (le parc paysager est un espace d’agrément, les paysagistes interviennent essentiellement en milieu urbain ; le terroir agricole a une fonction productiviste, les paysans exercent exclusivement en milieu rural), est en fait pertinente. Paysagistes et paysans ont en effet une caractéristique en commun : tous deux conçoivent et aménagent l’espace dont ils ont la charge. Michel Collot poursuit et développe son raisonnement :

« Que le paysan ait ou non conscience de la beauté du paysage, n’en crée-t-il pas les conditions ? (…) Si le paysage est un art, il ne se limite pas à la sphère des représentations : il commence in situ, et à ras de terre, avec la culture du sol et des végétaux. Le paysagiste est à la fois artiste, ingénieur et paysan : un artisan inspiré, un créateur terre à terre. Homme d’atelier et de terrain, il assume tour à tour la conception du projet, sa réalisation et son suivi. Il réinvente à sa manière l’un des sens du mot art, qui ne dissocie pas la technique d’une visée esthétique. Il mobilise ainsi une pensée qui n’oublie jamais le concret, pour produire une œuvre à la fois sensible et intelligible, lisible et visible pour l’œil du corps et celui de l’esprit – une pensée-paysage.2 »

Si le paysan est un artiste malgré lui, il « assume », tout comme le paysagiste, « la conception du projet, sa réalisation et son suivi. ». C’est lui qui décide, en fonction de la nature minérale et organique du sol, de son relief, du climat, de l’exposition des terres… des modes d’agriculture qu’il va entreprendre. Il laboure, il sème et il récolte… il plante des haies, il dresse des clôtures, il creuse des fossés pour garder son troupeau… il est capable également de s’adapter, comme nous l’avons montré dans la première partie, aux nouvelles méthodes d’exploitation des terres initiées à la fin du XVIIIème siècle par les agronomes. Et le paysan va même plus loin que le paysagiste dans le « suivi » du « projet ». Jour après jour, saison après saison, année après année, il modèle patiemment le pays.

Le paysan, personnage de roman.

L’une des spécificités du paysage agricole, même si l’intention artistique est absente, est que le paysan en est le maître d’œuvre. En cela, il se différencie !!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!

"!Ibid., p. 191.

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radicalement du paysage « naturel » qui se développe en dehors de toute action de l’homme.

Cette différence est fondamentale. Au moment où, au début du XIXème siècle et à l’initiative de Balzac, la roman agricole fait son apparition dans la littérature française, un nouveau personnage jusqu’alors ignoré par les écrivains voit le jour : le paysan.

Ce personnage dont nous venons de montrer qu’il était l’architecte du terroir, assume également dans le roman le statut « d’œil qui regarde ». Le paysage agricole est perçu et décrit par celui qui l’a conçu. C’est le cas de Buteau quand il observe les parcelles qu’il cultive de la fenêtre de sa cuisine ; celui aussi de Toussaint Lumineau quand il entreprend le labour des terres de la Cailleterie…

Cette remarque permet de distinguer, dans les romans, deux catégories d’observateurs du paysage agricole :

- le paysan qui porte un double regard sur les terres qu’il cultive : un regard scientifique, celui du technicien attentif à la réussite de son exploitation (« Ainsi, la Beauce, devant lui, déroula sa verdure, de novembre à juillet, depuis le moment où les pointes vertes se montrent, jusqu’à celui où les hautes tiges jaunissent.1 ») ; mais également le regard de l’homme, très attaché à la propriété et à la fécondité de ses terres (« A aucune époque, quand il s’était loué chez les autres, il n’avait fouillé la terre d’un labour si profond : elle était à lui, il voulait la pénétrer, la féconder jusqu’au ventre.2 »)

- au contraire, l’observateur étranger au monde agricole porte un regard distancié, sensible essentiellement à l’émotion esthétique et à l’expression des sentiments. Nous évoquerons ce statut dans la troisième partie de notre thèse.