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En partant de la juste mesure de la décision

Mais la décision est bel et bien vue comme le cœur de l’activité des juges. C’est précisément en se plaçant sur ce terrain que les JP, très souvent, amorcent la réponse à nos questions sur leur travail. La littérature sociologique elle-même privilégie ce moment de l’exercice de la justice, par exemple lorsque audience et délibéré sont constitués en objets d’investigation par ces sociologues qui ont fait l’expérience d’être jurés de cour d’assise (Mozère, 2002) ou par des historiens (Christin, 2006). Décider – « sur le siège » ou « en délibéré » –, tel paraît être le cœur de l’activité du juge, ce pour quoi il travaille essentiellement.

A partir d’un point de vue philosophique, Isabelle Patiente-Butterlin (2005) en fait simultanément un problème d’exercice de la justice et un problème pour le juge lui- même dans son action et cela d’autant plus volontiers que son analyse est construite pour la matière pénale. Nul doute, pour elle, que « la sanction est la face visible du droit » (pas de droit qui s’exerce sans le renfort de la « visibilité de la peine » – p. 394). Mais la sanction dans le cadre du droit se veut qualitativement différente de l’acte de vengeance, ce qui repose sur l’impartialité du juge, appelé à décider de la juste peine. Son travail est là, ainsi que la difficulté de celui-ci : « Or il n’apparaît possible de mettre un terme à la violence en utilisant la violence qu’en en faisant un usage modéré, qui, pour ainsi dire, dénonce de l’intérieur son usage. C’est ce qui est apparemment désigné sous le terme de "juste mesure". De ce point de vue, la juste mesure de la peine semble être de se situer entre le trop peu de violence qui la rendrait inefficace, et le trop-plein qui la renverrait du côté de la vengeance, en ce qu’elle serait inacceptable, et de se manifester comme telle. » (italiques d’origine). Le propos ne se transpose pas immédiatement du pénal au civil, où l’on ne punit pas. Mais, effectivement, les JP sont nombreux à sembler préoccupés par une question pratique : investis d’une responsabilité dont beaucoup se disent très conscients, celle de prononcer des décisions qui affecteront le sort des personnes bien réelles sans que celles-ci puissent y échapper, ils font état de dilemmes de conscience sur le dosage de la force qui leur est confiée. Beaucoup redoutent d’« y aller » trop fort ou pas assez fort, en particulier dans les affaires pénales où ils peuvent être soucieux de ne

pas se laisser systématiquement imposer le montant de l’amende par le ministère

public. En matière civile, ceux en particulier qui ont une préoccupation d’équité95,

sont aussi sujets à des interrogations sur la juste décision. Ce JP fait un peu figure d’exception quand il affirme : « J’avoue que moi, j’ai eu de la chance, mais j’ai jamais eu de problème pour rédiger et de problème pour décider non plus. Faut dire que dans ma carrière, j’ai appris. Il paraît qu’y en a, alors même des juges de carrière, qui ont beaucoup de mal à décider. » (JP29) Les autres JP présentent le dosage et l’appariement d’un type d’affaires et des « bonnes » sanctions correspondantes comme une épreuve et un apprentissage aux premiers moments douloureux.

Les JP font l’expérience de « la tension fondamentale qui se joue entre le droit et sa mise en œuvre » au travers du « travail d’ajustement qui leur incombe » : la justice « doit, en somme, se donner à voir comme la même justice pour tous, alors que les situations individuelles sont à ce point particulières qu’il est très difficile de rendre manifeste que nous avons affaire au fond au même cas. » (Patiente-Butterlin, 2005, p. 398). S’il y a travail du juge, c’est bien fondamentalement pour cela : le droit et ses sanctions ne s’appliquent pas par pur automatisme, il ne suffit pas « de remplir les cases laissées vides dans l’énoncé "… a volé à… la somme de… et doit donc

subir la peine de…" » (ibid.) ; du travail humain s’impose pour décider, là où

d’éventuelles machines à juger sont mises en échec. Car de telles machines existent (logiciels de traitement des injonctions de payer, voire les « trames » ou jugements préformatés utilisés notamment pour les affaires de charges de copropriété). Mais encore leur production doit-elle être vérifiée par un juge, et cela ne concerne que la partie la plus répétitive et la plus simple du contentieux. Pour le reste, il faut bien qu’un être humain se lance et endosse un travail d’ajustement.

Ce travail, c’est notamment de reconstituer les faits, une « histoire » crédible et

pouvant être mariée avec des considérations juridiques (Weller, chap. 1er de ce

rapport). Mais c’est aussi intercaler des préoccupations relatives à la « valeur pédagogique » de la peine (Patiente-Butterlin, 2005, p. 399). Cela n’est pas sans lien avec le rythme imprimé au traitement des affaires, aussi bien en audience qu’en

dehors de celle-ci. Le JP débutant est facilement noyé par l’abîme dans lequel il est

ainsi plongé. Il y a un enjeu de rationalisation du temps qu’il va y passer et de l’investissement subjectif qu’il y engage. « Expédier » les affaires devient un enjeu qui s’oppose au temps à passer pour façonner la décision de bonne « valeur pédagogique ». D’où la fascination – mélange d’admiration et de réprobation – exprimée par certains JP devant l’observation de magistrats qui semblent expédier sans état d’âme apparent certaines affaires en tenant devant les parties des propos à la morale très conservatrice. Comme si celles-ci avaient pour eux la vertu de réduire définitivement les cas de conscience, les dilemmes moraux, de s’en débarrasser pour mieux repartir à l’assaut du flux des affaires restantes. Même perplexes, les JP admettent l’efficacité qui en résulte : le juge tranche, et vite. Ne plus passer un temps

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infini à, par exemple, écouter les parties ; décider et affirmer : les JP sentent bien qu’il y a là quelque chose à conquérir pour ne pas s’enliser.

Comme tout travailleur de la relation de service, l’acquisition de l’expérience dans le travail a comme enjeu majeur d’arriver à se débarrasser d’états d’âme, d’attentions à l’autre, de conscience des enjeux personnels pour les justiciables qui empêchent d’aller l’âme en paix vers la décision rapide et sans retour. Là encore, c’est une exception, savourée comme telle, que de pouvoir affirmer :

Non. Non, moi j’avoue, je touche du bois, mais j’avoue que, jusqu’à présent, j’ai toujours été satisfait des décisions que je prenais en me disant : « c’est ça ». Une fois que la décision est prise, après, j’y pense plus. (JP29).

Peut-être est-ce pour cette raison que l’audience pénale est présentée par bien des JP comme celle qui a le plus statut d’épreuve à leurs yeux. Au Pénal, le rythme est rapide (les affaires s’enchaînent très vite), la décision a plus vocation à être rendue « sur le siège », l’œil expert du représentant du ministère public darde son jugement sur la pratique du JP, et donc l’intensité est à son comble, perturbant le JP travaillé par toutes les considérations qui l’inciteraient volontiers à ne pas se précipiter.

JP26 : Eh bien, oui, parce qu’au Civil, on aide les gens qui n’arrivent pas à exposer leurs demandes, en fait, et leurs argumentations, alors qu’au Pénal on reprend un petit peu le… on reprend l’exposé des faits, on demande aux gens de… enfin, on a un rôle très actif et puis on rend sa décision tout de suite, donc ça n’est pas pareil.

Q. Donc vous êtes beaucoup plus sous tension, le fait de devoir rendre la décision tout de suite ?

R. Oui, pas uniquement. C’est un ensemble en fait. Il faut que ça tourne. Q. Il y a un débit qui est …

R. Oui, il y a un débit qui est important.

Au Pénal, qui plus est, le ministère public, en étant à l’initiative de la citation pour infraction a effectué tout un travail (de mise en forme de l’infraction et donc de transformation d’une situation singulière en un épisode relevant d’une catégorie juridique plus générale) qui, en ayant pris les devants sur le JP, commence à entraîner celui-ci vers un résultat déterminé. Les JP décrivent l’audience pénale comme quelques heures très intenses dont ils ressortent « vidés » parce qu’ils y ressentent, très pressante, la force d’attraction du préformatage de la décision par le ministère public et qu’ils doivent véritablement y opposer l’énergie d’une résistance. Le Civil donne plus de temps au temps et le JP est seul à la manœuvre, personne ne pré-oriente sa décision. Au Pénal, « l’existence d’une infraction prise en compte par l’autorité publique a pour vertu de libérer une personne particulière d’un travail nécessairement coûteux et de faire entrer son cas dans une classe générale. (…) Au contraire, la logique civile des relations entre personnes privées voue l’individu à prendre sur lui-même une grosse part du travail de démonstration. (…) La voie civile – tendanciellement par sa logique même, sinon par son fonctionnement réel – semble propice à un ensemble de parades (procédures, expertise, clauses contractuelles) ayant pour effet d’atténuer, d’ajourner ou de tourner la rigueur de la loi. » (Pinto,

1989, p. 75). En donnant du travail à effectuer à la « victime », cela dessine aussi un espace de travail plus relâché, moins tendu, pour le juge civil.

Cela fait naître au Civil un problème de gestion du temps opposé, et déjà évoqué plus haut : non plus penser et décider vite, comme au Pénal, mais ne pas se laisser enferrer dans la litanie interminable des explications des justiciables ou des plaidoiries d’avocats et autres demandes de renvoi. Par ailleurs, cela fait naître l’obligation d’apprendre à manœuvrer l’audience et, notamment, à guider l’argumentation des parties pour faire préciser leur demande, apporter les éléments de preuve, etc. Et, pour cela, lutter contre l’expression ordinaire du sentiment juridique : « Le litige oblige à s’engager dans un processus d’argumentation qui implique de mettre en suspens des conclusions tenues pour acquises dans la vie ordinaire. » (Pinto, 1989, p. 75). En situation, il faut éduquer le justiciable pour lui faire mettre en forme sa demande dans des termes pertinents pour le droit.