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Des appréhensions du droit plus diversifiées qu’on ne le pense

Section 3. – Les forces du devoir d’hésitation

3.2. Des appréhensions du droit plus diversifiées qu’on ne le pense

44.- On peut répondre oui, à cette question, dans la mesure où, en moyenne, les

épreuves relèvent moins souvent de ruptures juridiques (moyenne x = 0,29 par

affaire). Encore convient-il de nuancer ce constat par un autre élément : la moins grande dispersion de ces problèmes de droit soulevés parmi les dossiers étudiés. En d’autres termes, seules quelques affaires concentrent des difficultés amenant les juges à s’interroger sur la nature ou la manière de mobiliser la norme pénale. A l’inverse, dans les ruptures narratives, l’incertitude est largement répartie parmi la grande masse des affaires de sorte qu’il y a moins de variations d’un dossier à l’autre. L’hésitation à raconter ce qui s’est passé depuis des pièces matérielles et des références juridiques est bien plus partagée que celle qui consiste à s’interroger sur la qualité ou la légitimité de l’attache aux textes juridiques (tableau n°16).

Ruptures socio-techniques Rupture juridique Rupture narrative Rupture matérielle Total Nbre d’épreuves 29 79 66 174 Moyenne x 0,29 0,79 0,66 1,74

- 74 -

Ecart-type σ 0,64 0,81 0,77 1,29

Coeff. de var. σ/x 2,21 1,02 1,16 0,74

Tableau n°16.- Caractéristiques des séries des épreuves par rupture socio-technique (source : corpus pénal corrigé n=100)

45.- Pour interpréter ces différences, il peut être utile de rechercher certains éléments

plus précis de notre corpus. Les comptages que nous en tirons n’ont aucune prétention à constituer des preuves incontestables : la trop faible taille de notre échantillon ne l’y autorise pas. Mais certaines données quantitatives, quand bien même leur valeur statistique serait faible, peuvent servir à affiner certaines hypothèses, confirmer ou infirmer certaines propositions, bref, nous permettre d’imaginer des pistes de réflexion. Ces pistes ne sont, en aucun cas, des conclusions définitives mais bien des chantiers de recherche en perspective, qu’on pourrait se proposer d’explorer plus profondément.

46.- Ainsi, comment comprendre ce deuxième constat concernant la concentration

des épreuves par rupture juridique sur un nombre réduit d’affaires. Peut-être faut-il comprendre ce résultat comme lié à la nature contraventionnelle des affaires ? En effet, il est possible d’imaginer que certains domaines infractionnels apparaissent plus propices que d’autres aux ruptures juridiques, en raison de certaines spécificités. Sans pouvoir prétendre en tirer une quelconque conclusion générale, on peut noter, par exemple, que les affaires pour mineurs, lorsqu’on les compare au contentieux général, soulèvent — au sein du corpus constitué — des incertitudes

proprement juridiques plus fréquentes (tableau n°17) (78). Car ici, le droit pénal

contraventionnel, dont la texture est par ailleurs très serrée et parfaitement réglé par une procédure allégée d’un certain nombre de formalismes relatifs à l’administration de la preuve ou à la présomption de responsabilité, rencontre un régime juridique spécifique — le droit des mineurs — qui suppose au contraire un ajustement délicat de la décision à un environnement familial, social souvent compliqué.

Nbre d’épreuves (rupture juridique) Nbre total d’affaires (en audience)

Nbre total des épreuves (en audience) Freq. par affaire (rupture juridique) Freq parmi les épreuves Corpus corrigé 17 100 75 0,17 0,23

78.- Comment tenir compte des dispositions pénales spécifiques en matière de délinquance juvénile

(ordonnance du 2 février 1945, normes internationales, etc.) et du droit pénal général en matière contraventionnel qui conduisent à des appréciations délicates de la responsabilité pénale (irresponsabilité ou atténuation de la responsabilité pénale pour minorité, etc.), de la « capacité pénale » du contrevenant (critère du ‘discernement’ qui, en France, ne repose pas sur un âge fixé a priori mais bien sur une capacité à définir au cas par cas) ou à des mesures délicates à prendre, le juge de proximité ne disposant que d’un choix limité de sanctions (admonestation ou amende) qui peuvent s’avérer inadpatées, voire contre-productives (l’amende sanctionne bien souvent les parents ) ?

Affaires mineurs (hors corpus corrigé)

10 19 31 0,52 0,32

Tableau n°17.- Epreuves par rupture juridique comparées avec domaine infractionnel pour mineurs (sources : corpus corrigé et corpus général)

47.- Mais peut-être faut-il voir dans ce constat davantage la marque de l’organisation

et des ressources qu’elle permet à ses membres de mobiliser ? Après tout, il paraît raisonnable de faire l’hypothèse que les facilités procurées par l’accès à une documentation complète, à des échanges organisés avec des collègues juges de proximité ou juges d’instance, voire le seul fait de pouvoir accéder à un bureau, fournissent un équipement plus favorable au débat, à la discussion, et donc possiblement à l’augmentation du champ des hésitations possibles en matière juridique. Dans ce cas, cela signifierait que la fréquence des épreuves par rupture juridique est liée à au degré de ressources mobilisables par les juges, dans le cadre de l’organisation interne du tribunal, pour pouvoir enquêter, s’informer, poser des questions, consulter de la documentation, débattre. Bref, quand il s’agit précisément d’hésiter. Mais cette hypothèse n’est pas confirmée par les éléments collectés

(tableau n°18)(79).

Rupture juridique

Eléments pris en compte des ressources de l’organisation du tribunal Monogr. Nbre d’épreu -ves Nbre d’affaires concernées Fréq. des épreuves par affaire Indice d’équipement en ressources organisation- nelles Bureau mis à disposition Accès documen- taire facilité Existence de réunions avec d’autres magistrats Collabora- tion avec le greffe

A 16 53 0,30 0,25 NON OUI NON NON

B 12 25 0,48 1,00 OUI OUI OUI OUI

C 01 22 0,05 0,25 NON NON NON OUI

Total 29 100 0,29 0,50 1 2 1 2

Tableau n°18.- Epreuves par rupture juridique et ressources organisationnelles (source : corpus pénal corrigé n=100)

48.- Mais peut-être faut-il lire la moindre dispersion des ruptures juridiques parmi les

affaires suivies comme le résultat ni de la nature du contentieux, ni de l’organisation, mais plutôt comme la conséquence des ressources que chaque magistrat peut mobiliser depuis sa propre expérience professionnelle ? Après tout, le fait d’exercer ou d’avoir mené, parallèlement à l’activité de juge de proximité, une profession certes liée au droit, mais diversement concernée par la scène judiciaire, peut jouer variablement dans l’aisance à manipuler les textes et à se saisir de la norme pénale, selon qu’on en fait une contrainte ou une ressource avec laquelle l’on peut faire œuvre d’habilité (tableau n°19). C’est particulièrement manifeste au travers de l’épreuve de qualification évoquée plus haut : elle oblige le magistrat à s’interroger non seulement sur la conformité formelle du procès-verbal établi par les services de police, mais bien sur le sens et la qualité de la qualification pénale. Or, outre que

79.- Pour un examen systématique du lien entre les ressources de l’organisation et l’apprentissage au

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cette hésitation n’apparaît que ponctuellement, elle est inégalement distribuée selon les pratiques des juges que nous avons suivis.

Rupture juridique Nbre d’épreu- ves Nbre d’affaires concernées Fréq. des épreuves par affaire Expérience professionnelle passée ou actuelle en lien avec la scène judiciaire Nbre de magistrats concernés Groupe 1 22 60 0,37 proche 2 Groupe 2 07 40 0,17 éloignée 2 Total 29 100 0,29 4

Tableau n°19.- Epreuves par rupture juridique et expérience professionnelle des magistrats (source : corpus pénal corrigé n=100)

49.- Le plus souvent, elle est marginale en raison du caractère quasi irréfragable de

la force des procès-verbaux comme preuve matérielle : il suffit d’établir leur conformité légale pour établir la matérialité des faits et, donc, la condamnation du

contrevenant (80). Dès lors, le juge n’éprouve guère l’utilité de se plonger dans le

rapport de police détaillé, d’en décortiquer chaque détail pour en soupeser le bien- fondé : le procès verbal suffit ! Mais il arrive, au contraire, que le magistrat examine scrupuleusement chacun de ces éléments, quand bien même le procès-verbal est légitimement établi et qu’on pourrait se contenter d’une lecture moins précise. Cette variation des pratiques possibles quant à la façon d’attacher les faits à la norme pénale tient probablement aux divers éléments — nature du domaine infractionnel, ressources organisationnelles, expérience judiciaire — qu’on vient d’évoquer. Il est toutefois un autre point qu’il convient d’ajouter : la relation avec le parquet. En effet, le fait de pouvoir compter sur la présence d’un même officier, du même commissaire, du même substitut peut jouer en faveur d’une dispense de cet examen fastidieux, parce qu’on connaît la doctrine du commissaire ou du substitut, qu’on peut prévoir sa manière d’appréhender les pièces matérielles et apprécier sa volonté à « faire confiance à ses hommes » dans l’établissement des procès-verbaux. A l’inverse, quand cette capacité à connaître la représentation du parquet est moindre du fait d’un personnel plus nombreux et tournant — c’est le cas d’une des monographies dont les locaux sont dans l’enceinte d’un tribunal de police — la dissection de chaque pièce devient plus nécessaire, au risque pour le juge de devoir, en audience, aligner sa vision de l’affaire sur celle d’un ministère public qu’il n’est jamais certain de connaître à l’avance.

80.- Comme cela nous a été rappelé, l'article 537 du Code de procédure pénale dispose que les

contraventions sont prouvées soit par procès-verbaux ou rapports, soit par témoins, et que la preuve contraire ne peut être rapportée que par écrit ou par témoins. Ces dispositions, qui ne constituent qu'une règle de preuve légale spécifique aux contraventions, supposent nécessairement, pour être applicables, que le procès-verbal soumis au juge ait été établi dans les formes légales, qu'il soit compréhensible à la lecture, qu'il contienne les éléments d'information permettant au juge de s'assurer que la procédure est régulière et qu'il n'existe aucun doute sur la matérialité des faits et l'identité du coupable. Voir avis n°436, Cour de cass., in Bulletin d'information de la Cour de Cass., n° 614, 1er mars 2005.

Ainsi les audiences observées sont toujours précédées et/ou suivies d’échanges entre le magistrat et l’officier du ministère public. Il y est généralement question des affaires de la séance, à propos desquelles l’un et l’autre formulent un premier sentiment (« la professionnelle du chaos », «tout ça pour un ticket de bus ! », « ça vaut mieux que de verbaliser comme insultes » ). Le commissaire peut apporter certains éclaircissements (« oui, là ce n’est pas elle qui a reçu l’OP ! Elle a fait opposition dans les délais, mais on ne sait pas quand elle a reçu l’avis de réception ») tandis que le juge peut tenter déjà une première orientation possible (« on décidera ! », « bon là qu’est-ce que je veux dire… c’est la relaxe ? »). Mais la discussion peut aussi porter sur des points de procédure, comme c’est le cas de ces affaires relatives à des excès de vitesse contestés par le propriétaire du véhicule qui, compte tenu de leur multiplication, conduisent le juge à se transformer « en perroquet » et à propos desquelles il exprime le sentiment de « se faire avoir régulièrement » (des conducteurs qui se font condamner uniquement comme propriétaire pour éviter les pertes de point au permis mais dont on ne peut prouver qu’ils étaient effectivement au volant) : ne pourrait-on pas imaginer une manière « d’aller plus vite quand les personnes n’apportent pas la preuve que ce n’est pas elles qui conduisaient… » ? Enfin, ces échanges peuvent aussi concerner le rôle de l’audience. Dans tous les cas, ils associent le plus souvent le greffe, surtout quand il s’agit de points précis sur tel ou tel dossier. Mais, parfois, la discussion peut également relever de sociabilités plus larges, traduisant l’appartenance à de mêmes réseaux mondains (tutoiement en dehors de l’audience, évocation de collègues, etc.). Ces relations sont, par ailleurs, l’objet de configuration variable. Dans une de nos monographies, la familiarité du rapport entre le magistrat et le commissaire contribuait à faire de ce dernier l’animateur des débats, le premier se réservant un rôle plus compréhensif et paternel. Dans une autre, au contraire, les juges observés s’inquiétaient de savoir avec quel substitut ils conduiraient l’audience, indiquant ce faisant que des différences existent mais qu’ils ne peuvent les prévoir.