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La difficile gestion du temps à l’audience

Section 1. – Concilier : une mission ambivalente

1.2. La difficile gestion du temps à l’audience

A ce premier type d’obstacle à la conciliation, vient s’en ajouter un second, plus directement lié aux conditions pratiques dans lesquelles se déroule l’audience : le manque de temps à l’audience.

L’audience se déroule sous contrainte de temps : il faut écouter les parties, leur donner le temps de s’exprimer et de s’expliquer, ce qui est parfois long, surtout lorsqu’il s’agit de particuliers qui vont « raconter leur vie » et faire état de nombre d’éléments qui n’ont souvent pas grand chose à voir avec le litige en jeu, mais il faut aussi traiter toutes les affaires retenues, gérer le temps de telle sorte que les derniers aient autant de temps que le premiers et tout ceci sans terminer trop tard que ce soit « pour la greffière qui a ses enfants », parce qu’il faut rendre la salle d’audience pour une audience suivante ou encore en raison des contraintes propres de l’emploi du

temps du JP lui-même, surtout s’il habite loin de son tribunal117.

La gestion du temps de parole que l’on laisse aux parties est donc particulièrement délicate : il faut laisser suffisamment de temps à chaque partie pour qu’elle puisse vraiment s’exprimer, maintenir une égalité entre les parties et donc accorder autant de temps à l’une qu’à l’autre, mais aussi contenir ces temps pour que l’audience ne dure pas trop longtemps et opérer cette gestion du temps sans que les justiciables en soient conscients, c’est-à-dire sans les « couper » trop vite dans leurs explications et sans leur donner le sentiment qu’on « expédie » leur affaire : il faut qu’ils ressortent du tribunal avec le sentiment d’avoir été écoutés et entendus :

« Mais, pour la sérénité de mes débats, je voudrais avoir plus de temps. Pour donner la parole au justiciable, correctement, sereinement, qu’il ait pas le temps, qu’il ait pas le sentiment, bon je pense que jusqu’à maintenant j’ai

116 CERCRID, 2008, op.cit

117 Compte tenu des règles d’incompatibilité liées à la localisation de leur activité professionnelle

réussi à cacher un peu la chose, mais qu’il ait pas le temps qu’on expédie son affaire. C’est pas ça non plus la proximité ». (JP 7, F)

« Et, ce matin, j’avais beaucoup de personnes qui voulaient parler, donc je peux interrompre si c’est trop long et si c’est répétitif, mais je pense que les personnes ont besoin de s’exprimer et, quand on a très peu d’écrits et la procédure étant orale, il faut permettre à l’un comme à l’autre. On peut pas laisser 10 minutes à l’un et 3 minutes pour l’autre. Il y a le droit de réponse. Donc voilà, il faut essayer de se cantonner à 10 minutes pour le demandeur et 10 minutes pour le défendeur […] Il y en a une, oui, [de difficulté], c’est, c’est le principal, c’est le temps. Et il faut pas que les gens aient le sentiment d’entendre dire « affaire suivante » et puis qu’on les ait pas écoutés. Si, c’est la gestion du temps. J’ai avalé une horloge. A partir du moment où je suis là à 9h, j’avale une horloge jusque…Je pense aussi à la greffière qui a des enfants, qui doit partir, qui ceci, qui cela. Et le magistrat, je crois, de la correctionnelle, le greffier est arrivé à 13h30, j’étais encore là, et le magistrat à 14h, il a vraiment fallu que je fasse quelque chose pour libérer la salle ». (JP 16, F)

La tension entre ces dimensions contradictoires de la gestion du temps – laisser le temps et limiter le temps – fait que l’audience se déroule sous pression temporelle : en entrant dans la salle d’audience, il faut, comme le dit la JP précédemment citée, « avaler une horloge ». Certes, cette pression temporelle peut être plus ou moins fortement ressentie selon la taille de la juridiction, le nombre de JP qui y sont affectés et, corrélativement, la charge des audiences. Cette différence est bien explicitée par cette JP qui a d’abord travaillé dans une toute petite juridiction avec des audiences légères et qui est maintenant confrontée à une très grande juridiction où elle peut se retrouver avec plus de 60 affaires à une audience civile :

« A M., on arrivait, sur la table, j’avais je pense qu’en tout, les jours où il y avait quinze dossiers, c’était maximum. Ici, à une audience où j’ai, j’ai un peu tiré les oreilles de mon greffe, il y avait soixante. Soixante ou soixante-cinq dossiers. Vous arrivez à l’audience, mais il y en a partout, quoi ! Donc, bon, alors on se dit faut les évacuer, mais bon évacuer soixante-cinq dossiers, on peut pas avoir quarante délibérés. Donc à M., vous vous rendez compte, vous avez quinze dossiers […] Donc, vous avez le temps de bien vous en occuper quoi. » (JP 17, F)

« Couper » les parties dans leurs explications constitue toujours un exercice, voire un art délicat. Mais, quel que soit le nombre d’affaires retenues, le JP est bien obligé d’y recourir compte tenu de la pression créée par la présence dans la salle du tribunal des autres justiciables qui attendent leur tour :

« Ce que j’essaye de faire quand les parties n’ont pas d’avocat, c’est d’employer les termes qui sont à leur portée pour qu’ils comprennent ce qui se passe.. […].. Et, je, je les écoute pas mal, je les laisse parler. Au bout d’un moment je suis quand même obligée de les couper quand ça dure trop longtemps et qu’il y a des personnes qui attendent derrière ». (JP 14, F)

« Là, pour 25 dossiers, je ne sais pas, je ne sais pas, deux heures. La dernière fois, c’était… j’ai pris mon temps, ça a duré trois heures et demi et ils ont trouvé que c’était long quand même, mais en même je ne pouvais pas faire autrement parce que les avocats, je ne pouvais pas les interrompre même si quelques fois, c’est vrai que c’était trop long… enfin, bon… il y avait une accumulation de petites circonstances entre les avocats qui avaient

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traîné sur certaines affaires qui ne le méritaient pas, mais c’était comme ça. Bon, certaines parties qui s’expliquaient longuement mais bon, j’ai raccourci, mais bon… c’était difficile de raccourcir plus ». (JP 26, H)

Or, concilier les parties prend du temps, beaucoup de temps – et d’autant plus que l’on va aller jusqu’au bout, c’est-à-dire jusqu’à la construction d’un accord effectivement accepté par les deux parties. Pour concilier, il faut pouvoir prendre son temps et oublier en quelque sorte que, pendant ce temps, les autres justiciables attendent :

« Ce qu’il ne faut pas effectivement, c’est ne pas regarder sa montre en se disant : encore tous ces gens-là qui attendent et effectivement là aussi…

- Parce qu’il faut quand même un peu de temps pour concilier, on n’arrive pas en cinq minutes à concilier ?

Non, en une demi-heure[…] et puis il faut laisser les gens s’exprimer etc. et même si un dossier va demander trois quarts d’heure, bon et bien ça va demander trois quarts d'heure, les autres, ils vont attendre ». (JP 10, H).

Ce qui apparaît possible pour le juge que l’on vient de citer et dont les audiences sont peu chargées – il dit avoir en moyenne une quinzaine d’affaires retenues par audience - apparaît tout à fait irréalisable pour cet autre JP confronté, lui, à des audiences beaucoup plus lourdes :

« Moi, je supporte pas de discuter le bout de gras avec des gens quand il y a 40 personnes qui attendent dans la salle et qui sont au fond de la salle et qui viennent vous dire : « écoutez, moi je dois reprendre le boulot à 11 heures et là vous avez pas élagué, vous croyez pas que vous pourriez élaguer un peu » […] Donc, il faut faire ce boulot [concilier], mais moi, je ne peux pas le faire à l’audience parce que j’ai pas le temps. Je suis pas une petite juridiction comme à Bourg en Bresse que je connais où il y a 15 dossiers ...Moi, j’en ai des fois 70 ». (JP19, H)

Même s’ils s’expriment en termes moins vifs, la plupart des JP expliquent qu’il leur est très difficile, voire impossible de concilier à l’audience compte tenu du temps que cela prendrait :

« Je voudrais avoir plus de temps. […]. Une proximité, si on essaie de concilier par exemple les personnes, puisque c’est notre objectif premier, il faut prendre le temps. Si vous leur accordez que dix minutes montre en main, c’est même pas la peine. Vous abandonnez la conciliation » (JP 7, F.

Doit libérer la salle d’audience à 14 heures, commence son audience à 11 heures et ne peut pas la commencer plus tôt)

« Parce que c’est vrai que c’est ma mission de concilier. Mais moi, je peux pas concilier en cinq minutes à l’audience, c’est impossible. Donc il faut le temps, il faut le recul, il faut la discussion ». (JP 12, F)

« C’est le jour de l’audience qu’il faut concilier. Concilier, ça prend un sacré temps. Donc, j’ai pas le temps. Alors, ça m’arrive, tout à fait honnêtement, je concilie une fois toutes les deux audiences. […]. Parce que je suis sûr que si je

décidais de concilier, le problème, c’est que je commence à neuf heures et demie et que je finis à midi et demie, une heure. Si je concilie, ça va me prendre un quart d’heure en plus par ci, un quart d’heure en plus par là. Donc… ». (JP 28, H)

«Ça m'arrive [de concilier] mais ce n'est pas très facile parce que ça demande du temps ». (JP 21, H)

Il existe donc, pour les JP, une contradiction entre la reconnaissance de ce que cette mission de conciliation leur est dévolue et les conditions pratiques de déroulement de l’audience qui rendent la réalisation effective de cette mission difficile.

Mais il existe en même temps une autre dimension relative à la gestion du temps qui, elle, pourrait inciter les JP à tenter malgré tout la conciliation : en effet, si réussir une conciliation à l’audience prend du temps, une affaire conciliée est une affaire terminée :

« L’autre fois, il y avait une somme de 200 euros ou de 300 euros : « bon allez faites un effort monsieur », et puis on a transigé à 150 et puis terminé, et puis vous faites votre chèque monsieur et puis terminé, tout le monde s’en va. Alors donc, on a passé une demi-heure à faire ça, maximum, c’est terminé ». (JP 10, H)

En d’autres termes, toute affaire conciliée diminue d’autant le nombre de jugements que le JP va devoir rédiger après l’audience. Cette équation « une affaire conciliée = un jugement de moins à rédiger » est exprimée par plusieurs JP, même si ce n’est pas toujours aussi crûment que le JP cité plus haut qui conclut son histoire de conciliation réussie avec un avocat par un : «et paf, un jugement de moins à rédiger ! ». Or, comme nous l’avons déjà mentionné, pour tous les JP que nous avons vus, la rédaction des jugements représente, et de loin, la charge de travail la plus lourde.

Dans quelques cas, on peut parler d’un arbitrage explicitement opéré par le magistrat entre temps de la conciliation à l’audience et temps de la rédaction du jugement après l’audience. C’est ce qu’explique cette JP face aux dossiers de restitution de dépôts de garantie, dossiers pour lesquels elle estime que la rédaction des jugements est à la fois longue et ennuyeuse :

« Bon, un autre un autre domaine, par exemple, où entre guillemets j’appelle ça faire de la conciliation, c’est les restitutions des dépôts de garantie. Ça, c’est un contentieux que l’on a, que sûrement personne va jamais nous enlever parce que c’est totalement casse-pieds, donc vous avez, et puis c’est pas juridique du tout, donc je sais pas à qui on pourrait les donner, bon, mais, on est contents de les garder. Donc, on discute pour un bout de moquette, un trou dans la moquette… Donc, en fait, vous avez le propriétaire qui a gardé en général le dépôt de garantie de deux mois en disant que ça correspond à des charges de, à un dédommagement de, de dégâts occasionnés. Donc, du coup, il dit : « il y a un trou de cigarettes dans la moquette, il y a trois trous sur le mur de la chambre, il y a les joints »… Donc, du coup, on est obligé de faire un comparatif détaillé entre l’état des lieux d’entrée et de sortie, et globalement, ça se joue combien dans le, pour le trou de mégot, combien pour le truc, et on fait une cote mal taillée et on se dit : « bon, ben, sur la caution de 950, monsieur

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devait garder 125, donc on lui rend tant ». Donc, du coup, c’est le genre de truc, où à l’audience… En plus de ça, ça c’est le genre de dossier pas juridique, pas intéressant et qui demande beaucoup de travail. Parce que, finalement, on y passe du temps à examiner tout ça. Alors que à l’audience, bon, ben finalement, on a les impressions du terrain, le monsieur il sait très bien qu’il a brûlé la moquette, donc il a tombé le fer ou je sais pas quoi, donc, moi, j’essaie de leur dire : « bon, vous êtes d’accord que la moquette oui elle a été abimée ? » Alors, carrément, je dis : « combien pour la moquette ? Combien vous êtes prêt à offrir à votre propriétaire pour la moquette ? ». Et lui, en face, le monsieur, il demande qu’on lui refasse toute sa moquette, il y en a pour 1500 euros alors que il y a un petit truc, c’est aussi un petit peu exagéré. Donc lui il dit : « bon ben, je veux bien donner 150 euros pour le truc », alors bon, bref, et l’autre finit par dire : « bon ben d’accord pour 150 euros pour… ». Vous voyez ? Donc je trouve que… Bon, en plus de ça, l’adage dit qu’il vaut mieux une mauvaise transaction qu’un bon procès et je pense qu’effectivement, chacun fait sa concession et il y a quand même pas mal de dossiers de la juridiction de proximité où les gens repartent, voilà, conciliés. Où finalement, ils se sont mis d’accord sur quelque chose ». (JP 17, F).

Si l’existence d’une telle forme d’arbitrage explicitement assumée est rare, la conciliation peut constituer un moyen, pour le juge, de tenter de se sortir d’une affaire passablement embrouillée et incertaine et dont la rédaction du jugement risquerait de s’avérer délicate :

« Je suis arrivé à concilier des choses… une chose, je ne sais pas trop comment j’aurais jugée, comme ça, ça me permet de ne pas avoir un jugement à rédiger ». (JP 30, H)

Les JP peuvent donc être amenés à tenter la conciliation, en dépit du temps que cela va leur prendre à l’audience, pour s’éviter, plus tard, le temps de la rédaction d’un jugement incertain.