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Les conditions de légitimité d’une enquête sur le travail de magistrats

Section 1. Regarder les juges (de proximité) au travail : un objet de recherche

1.1. Les conditions de légitimité d’une enquête sur le travail de magistrats

Lorsqu’il s’agissait de s’introduire dans les tribunaux pour obtenir la possibilité d’enquêter, la présente recherche pouvait être présentée avec des mots assez simples : il s’agissait de s’intéresser aux JP au travail, d’appréhender la juridiction de proximité à partir du travail qui est exercé par ses titulaires. Mais maintes fois cette simplicité a paru soulever l’interrogation et le doute chez nos interlocuteurs, juges d’instance ou juges de proximité : qu’y a-t-il à voir en termes de travail, autre que des banalités ; en quoi est-ce là un mode d’enquête qui ambitionne de se poser les bonnes questions ? Nos interlocuteurs s’enquéraient de savoir si nous allions « aussi » nous poser telle ou telle autre question, à leurs yeux manifestement plus à la hauteur du déploiement d’un tel dispositif d’enquête. Y compris, pour certains, être capable de déclarer in fine si les JP tiennent bien leur fonction ou non. Mais cette question ne leur paraissait pas devoir en passer par l’examen minutieux du travail.

D’un côté, ces réactions sont celles, classiques, que suscite la découverte par des acteurs des partis pris d’enquête du chercheur. Ces partis pris leur paraissent souvent manquer d’ambition, de capacité à apporter une réponse aux questions qu’ils se posaient avant sa venue. On peut y voir aussi une proximité avec, dans les entreprises et les administrations, les réactions des cadres, comprenant plus facilement que l’on vienne étudier le travail des subordonnés que le leur. Pour eux, souvent, il est clair qu’il n’y a rien d’autre à savoir que les termes de leur feuille de mission.

Mais, d’un autre côté, n’y a-t-il que cela ? En tout cas, on peut noter que, si les JP se sont plutôt « laissés faire » pour que leur travail devienne objet de regards extérieurs, les juges d’instance (JI), eux, y ont souvent résisté. Dans des circonstances très spécifiques qui ont assurément ajouté de la difficulté – la réforme de la carte judiciaire qui rendait ces magistrats peu disposés à coopérer à une démarche

89 L’affaire d’Outreau, à travers les doutes émis sur la compétence du juge d’instruction et le lien

établi avec sa jeunesse a, au contraire, laissé penser que le magistrat, une fois habilité, n’en avait pas fini avec l’épreuve du travail et ne pouvait faire l’économie d’un temps, relativement long, de poursuite de la professionnalisation dans le travail.

d’enquête intéressant le ministère –, il fut difficile d’obtenir un terrain d’observation d’une juridiction de proximité sans JP, autrement dit de voir un JI à l’œuvre. Certes, si les contraintes matérielles (de temps, d’accessibilité…) avaient pu être relâchées, il y aurait très probablement eu un juge d’instance pour se prêter au jeu, mais il était également apparent que les magistrats professionnels ne souhaitaient pas céder à qui voulait les voir dans les cuisines du travail quotidien : car ce n’était pas seulement

les observations qui étaient rejetées, mais aussi les simples entretiens90. Introduire les

chercheurs auprès des JP de leur tribunal restait acceptable, ne serait-ce que par curiosité vis-à-vis des résultats à venir d’une enquête faisant le point sur les juridictions de proximité. Mais c’est, en fait, à la dérobée qu’eux-mêmes pouvaient être observés, parfois avec réticence.

Dans un tribunal de la région parisienne, un JP accorde un entretien à l’un des chercheurs en fin de matinée. Il invite le chercheur à poursuivre l’entretien lors du déjeuner, dans une brasserie où viendront également s’installer, à une table adjacente, la juge d’instance en charge de l’administration du tribunal – qui accueille le chercheur avec bienveillance tout en comprenant l’enquête comme destinée à évaluer les conditions de travail dont bénéficie le JP – et sa collègue. Les relations entre elles et le JP sont très cordiales et, si les deux femmes mènent leur conversation entre elles, parfois, également, elles entament un dialogue avec le JP. La seconde interroge également le chercheur sur son enquête. Elle ne manifeste pas d’hostilité, mais paraît davantage s’interroger à son sujet que sa collègue. La conversation la conduit à exprimer une position qui est que les tribunaux ne présentent pas de différence par rapport au reste de la société et qu’il n’y a donc rien de particulier à y observer. Cette magistrate avait été évoquée auparavant par le JP qui l’avait présentée par contraste avec sa collègue : à propos de cette dernière, il insistait sur le fait qu’il s’agissait d’une « intégrée », ancienne avocate, tandis que l’autre avait « fait l’ENM ».

Il semble en tout cas que, au sein des tribunaux, le fait d’avoir pour population d’enquête les JP ait représenté une condition facilitatrice pour un projet consistant à observer le travail. Les obstacles à surmonter ont sans doute été moindres que pour d’autres magistrats. Les magistrats professionnels nous ont laissé enquêter sur le travail des JP, tout d’abord, parce qu’ils n’ont pas de lien hiérarchique vis-à-vis d’eux et, d’une certaine manière, laissent leurs collègues d’une autre juridiction décider ce qu’ils veulent bien accepter (indépendance des juridictions) ; mais aussi parce que les efforts d’autovalorisation de leur propre groupe professionnel ne subissent que peu le risque de retombées négatives d’une enquête qui se révélerait éventuellement peu favorable aux JP (indépendance des groupes professionnels) ; et sans doute, enfin, par intérêt pour une forme de diagnostic du fonctionnement des juridictions de proximité.

La justice de proximité doit donc aussi être vue comme l’occasion de mettre le pied dans l’entrebâillement de la porte pour saisir un travail que les magistrats ne laissent pas aisément percevoir au profane. Parce que des doutes persistent sur la valeur exacte du travail des JP, peut-être les magistrats professionnels voient-ils dans une

90 Danet, Hoffman & Kermish (1980) relatent, quant à eux, comment ils se sont heurtés à une

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enquête sur le travail dans les tribunaux une atteinte à la dignité de la justice moindre que celle qui résulterait d’une étude de leur propre travail. Laisser voir le magistrat professionnel au travail reviendrait à laisser faire œuvre contre l’effort de dignification conjointe du juge et de la justice ; ce serait moins le cas quand il s’agit du juge de proximité.