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L’importance de la « base de connaissance » initiale

Section 4. La constitution de l’expérience et ses conditions

4.1. L’importance de la « base de connaissance » initiale

En empruntant aux économistes évolutionnistes (néo-schumpétériens), on peut souligner l’effet puissant de la « base de connaissance » initiale (Dosi, 1988) – i.e., le mélange de savoirs formalisés et de connaissances plus tacites sur lesquels on s’appuie pour se lancer dans d’autres apprentissages. Cette base est constituée par le rapport au droit développé dans les activités professionnelles, passées ou en cours, des JP. Si tous les JP sont des juristes, les témoignages montrent que les tribunaux et le droit qui s’y pratique ont chez certains représenté une vraie découverte. Si tous étaient familiers du droit en prenant leur fonction, tous ne l’étaient pas de la chose judiciaire. Certains avaient « une longueur d’avance ». Par exemple, la procédure civile ou pénale, l’organisation d’un tribunal (greffe…), tout cela a été pratiqué par l’avocat.

JP11. Moi, donc, j’ai été avocat et par ailleurs je suis conseiller prud’homme depuis longtemps et j’ai beaucoup rédigé de jugements, donc, la même trame, donc, j’ai un peu fait… c’est pas loin [de] ceux des juges d’instance.

(…)

Q. Mais, ça, cette solution vous l’avez inventée rapidement ou elle vous est venue progressivement ?

JP11. Oh, je l’ai peut-être observée quand j’étais avocat ou au conseil des prud’hommes aussi. Ça arrive régulièrement.

Q. On fait ce genre de choses au conseil des prud’hommes ?

R. Oui, parce qu’il y a souvent au conseil des prud’hommes et puis ? même au tribunal d’instance ? des pièces qui sont communiquées le matin-même, alors plutôt qu’on demande de renvoyer on leur dit : "Ecoutez, allez dans le couloir, regardez-les et si vraiment ça vous pose un problème, on renverra mais si vous pouvez en prendre connaissance et en tirer parti on garde l’affaire." Ça arrive souvent donc j’ai dû, oui, effectivement, beaucoup l’observer au conseil des prud’hommes mais en même temps devant les tribunaux d’instance, j’ai été avocat dix ans donc j’ai pratiqué l’instance, donc il y a des choses que j’ai pu voir aussi.

De même, l’organisation d’un « dossier », son appréhension purement visuelle, ne sont plus à découvrir. Et ce que doit produire le processus de jugement ne fait pas l’objet d’incertitudes : le « produit final », si l’on peut ainsi désigner le jugement, sa forme, ses caractéristiques attendues, tout cela est d’emblée maîtrisé. L’ancien juge administratif, quant à lui, découvre certes, avec un peu de surprise, l’apparent

désordre du civil, en comparaison de ce à quoi il s’est habitué dans l’ordre administratif. Il arrive cependant avec un esprit structuré par des repères.

Bon, les tribunaux administratifs, c’est une procédure très différente, et je l’ai encore en tête quand même, ça m’est revenu, puisque elle est écrite, elle est écrite, c’est-à-dire que ce qui est dit oralement, on n’en tient pas compte, ou alors si ce sont des éléments nouveaux, on arrête et on dit « l’affaire est renvoyée », alors qu’ici ça doit être débattu. Mais j’ai, c’est ce que je veux dire, j’ai une formation juridique… J’ai des réflexes que j’ai conservés parce que je l’ai quand même été pendant cinq ans, j’ai été rapporteur, j’ai été commissaire du gouvernement, enfin bon, c’est un peu un autre univers. Mais, et je dirais presque, ne le répétez pas aux autres, sur le plan de la rigueur juridique et de, et de l’exigence juridique c’est beaucoup plus, beaucoup plus fort dans les tribunaux administratifs que dans les juridictions judiciaires. Nous, nous nous sommes formés, nous étions formés les, on disait les conseillers, les magistrats de l’ordre administratif, on est formé à l’école du Conseil d’Etat. Alors je ne sais pas si vous, vous voyez ce qu’est le Conseil d’Etat, c’est que c’est d’une rigueur extrême. Et aussi bien dans le raisonnement que dans le, que dans la rédaction, et ça j’ai beaucoup appris. Alors le stage que j'avais fait, j'avais beaucoup d'années de moins, au Conseil d'Etat, six mois de stage au Conseil d'Etat, je peux vous dire, c’est formateur ! Alors je rédigeais, je rédigeais, on avait des dossiers, hein, des dossiers réels, pas des, pas des travaux, pas des, ce n'était pas fictif, des vrais dossiers et on rédigeait les projets. Et on avait un maître de stage, c'était un conseiller d'Etat qui était absolument extraordinaire, un certain Antoine Bernard (...). Et alors il me prenait à côté de lui et puis moi j'avais, j'avais fait du mieux que j'avais pu, faire une phrase, en « Considérant », en style indirect bien entendu, « Considérant que le sieur machin », on disait le sieur à l'époque, ou la dame ou la demoiselle, et je faisais ma phrase, j'espérais en termes juridiques. Et alors il prenait très gentiment mais sans vouloir me vexer, il prenait sa plume, il rayait, il remplaçait par deux mots, et c’était exactement ça… Mais si vous voulez, il disait si vous voulez et ça, ça vous forme, ça c’est très formateur, c’est très, très formateur, alors j’ai un peu gardé cette… voilà cette, cette pâte, si vous voulez et que, que je, que je retrouve ici. (JP-D).

Il n’en va pas de même quand on a été plus éloigné de la chose judiciaire, quand le contact avec le droit a été essentiellement celui de la négociation d’entreprise (par exemple dans le domaine du droit social) ou du contentieux, quand on a été directeur juridique, où, tout autant que juriste, on était cadre d’entreprise. Tout se passe comme s’il existait plusieurs droits : un droit judiciaire, un droit négociatoire, etc. Les pratiques précédentes du droit ont donc, vis-à-vis de l’exercice de la fonction de JP, des dimensions formatrices variables. Chaque JP arrive formé, c’est-à-dire véritablement structuré, par son passé professionnel, mais certaines de ces formations apparaissent directement utiles, d’autres beaucoup moins. Celles qui s’avèrent utiles ont pour caractéristiques d’avoir représenté un moule disciplinaire et technique qui montre son efficacité dans l’exercice de la fonction de juge. Le JP tire alors le rendement d’une discipline acquise : cette discipline perd son statut de pure contrainte (imposée à l’esprit et peut-être même au corps) pour apparaître comme un soutien, une armature. Elle présente quasiment des propriétés ergonomiques. Dans le cas inverse, à force d’avoir une totale liberté de mouvement, aucun carcan, on se fatigue à chercher des repères, à se canaliser.

Nous pouvons présumer que, en fonction des rapports passés au droit, on a plus de chances ou non d’arriver armé d’une maîtrise des textes et de la procédure mais

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aussi, ce qui n’est pas négligeable, d’un savoir déjà constitué sur ce que devra concrètement faire un juge, de ce que sera son métier. Avec l’héritage d’un passé de magistrat, on aura des chances d’arriver doté d’une certitude sans faille sur le fait que ce sera bel et bien un métier de magistrat – consistant, non seulement, à traquer les preuves, mais surtout la solution juridique –, là où un autre pourra plus longtemps chercher à exercer un métier de redresseurs de torts. Certains arrivent en ayant déjà opéré une sélection parmi les finalités possibles de la fonction et donc parmi ses modalités. La maîtrise des textes et de la procédure ainsi que les convictions sur la nature magistrate de la fonction entretiennent des liens dynamiques avec l’énergie et le temps consacrés au travail. Le temps passé à la rédaction des jugements paraît souvent très lié à la difficulté de l’esprit de se fixer sur un horizon évident, soit que le JP erre sans repères clairs sur les textes pertinents, l’offre textuelle à sa disposition, soit qu’il peine à se résigner à trancher en juge. Le JP passe parfois beaucoup de temps à vouloir mener à bien l’articulation, qu’il espère, entre règle de droit et jugement de sens commun.

La familiarité avec le métier du juge exercé au tribunal, tel est ce qui distingue les JP selon leur itinéraire. Le JP25 l’analyse, du reste, ainsi :

Le problème, c’est qu’on s’adresse à des gens qui sont non professionnels judiciaires. Pour une large part, d’après ce que j’ai pu voir, ce sont tous des gens qui ont fait du droit, les candidats juges de proximité. Mais le droit, c’est une chose, et la procédure devant les tribunaux en est une autre.

Q. Il y a mille manières de pratiquer le droit. La découverte, c’est celle du monde judiciaire ? R. C’est ça, le monde judiciaire. Le rôle, par exemple, du greffier : je l’ai pratiquement découvert sur le tas. À l’école de la magistrature, on n’en parle quasiment pas.

Assurément, il y a là les traces des hésitations du législateur, longtemps indécis quant au profil de JP souhaité (Pélicand, 2007a, p. 288) quand bien même il a fini par renoncer à « remodeler l’identité professionnelle du juge à l’aide de compétences autres que juridiques » (ibid., p. 290). Mais ceux qui ont hérité de la fonction créée dans de telles conditions paraissent moins aujourd’hui avoir à se débattre avec le dilemme entre juger en droit et juger en équité (dilemme sur lequel les doctrines

individuelles varient99, mais qui n’est pas évoqué par nos interlocuteurs comme un

réel problème d’action) qu’avec la pratique même du jugement en légalité. La population des JP est, à cet égard, très hétérogène, ce qui amène à tempérer la conclusion d’A. Pélicand sur la genèse de la création de la fonction, conclusion selon laquelle « au final, la réforme se résume à l’ouverture de la magistrature à un cercle élargi d’initiés » (ibid., p. 293).