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Du parcours de vie à la présentation de soi

POPULATION CIBLÉE

3- Du parcours de vie à la présentation de soi

Nous l’avons déjà dit, ce que nous pouvons exhiber des parcours de vie des personnes rencontrées à partir du questionnaire « Histoire de vie » de l’Insee admet toujours un écart avec ce que ces dernières vont elles-mêmes pouvoir en dire. Écart en termes d’importance à accorder à l’événement et du coup en termes de signification à lui reconnaître.

Mais aussi, on l’a déjà rencontré, écart en termes de compréhension, pour l’enquêteur ou le chercheur, de l’événement lui-même. Quelle est la nature exacte de l’événement considéré ou de l’opinion émise ? Comment les dire ou décrire ? Et partant, quel sens leur accorder ?

Pour une part, notons-le encore une fois, cette part d’incertitude tient à la procédure que nous avons suivie et qui voulait que nous ignorions, au moment de l’entretien, le contenu des réponses apportées au questionnaire. C’était là le prix à payer pour autoriser une comparaison entre les deux procédures qui ne porte pas seulement sur des détails. Et c’est là, de toute façon, la condition la plus fréquemment rencontrée lors de la réalisation d’un entretien. C’est donc pour cela que les écarts que nous avons pu observer deviennent plus intéressants.

A titre d’exemple, prenons le cas 3002.

Ce dernier a été retenu au titre du groupe 1 : population originaire des DOM. De fait cette personne est née et a vécu, jusqu’à l’âge de 18 ans de manière continue et par intermittence ensuite, dans un DOM : l’île de La Réunion. Ce n’est d’ailleurs pas un descendant de « zoreilles » -ces métropolitains installés dans l’île-, ses deux parents sont nés à La Réunion [P9 et P13] et puis, on le constatera lors de l’entretien, elle a la peau mate.

Probablement appartient-elle à ce que les autochtones appellent des « cafres ».

Cette personne est un homme de 29 ans, venu en métropole pour y poursuivre des études de laborantin. Ce n’était pas son premier séjour en métropole. Il avait même été séduit

par l’art de vivre métropolitain lors du dernier séjour qu’il avait effectué en compagnie de ses parents.

Je suis venu avec mes parents, la première fois je devais avoir quatre ans… Je suis revenu deux fois avec mes parents, et après je suis venu tout seul. Je suis venu tout seul et là j’avais dix-huit ans. Et là…(…) c’était pour faire des études au début. Mais après... après les études ont été mises de coté. Et puis la fête à volonté, et puis… et puis rentrer dans la vie active. Ça l’emportait sur les études.

Les réponses au questionnaire Insee permettent de suivre le parcours de vie qu’il livrera lors de l’entretien. Sauf sur un point, en première approximation non négligeable, surtout si l’on ne perd pas de vue que nous considérons ici des « populations ciblées » au regard de traits tenus pour éminemment discriminants. Ce point dans le questionnaire Insee est fourni au détour d’une série de questions portant sur la personnalité de l’enquêté.

À la question de savoir s’il estime avoir un style, un look particulier, il répond positivement [P4]. Et à la question complémentaire qui demande de préciser lequel, il répond : « gay » [P5]. Ce sera d’ailleurs la seule mention de son « orientation sexuelle », ou du moins de celle qu’il estime afficher publiquement. Le volet « discrimination » du questionnaire Insee ne favorisera aucun retour sur cette caractéristique, par ailleurs tenue, rappelons-le encore, pour un signe prodromique de discrimination. Il s’en faudra puisqu’il déclarera n’avoir jamais connu de moqueries, de mise à l’écart, de traitement injuste ou d’un refus de droit [D1]. Son orientation sexuelle, ou du moins le look qu’il lui associe, ne sont pour lui nullement l’objet d’une quelconque discrimination, fût-elle goguenarde. Autrement dit, le questionnaire d’enquête révèle au-delà du domien un homosexuel putatif, sans que ni le premier trait ni le second ne produisent d’effets en termes de discrimination. Alors l’entretien ? Aidera-t-il à lever toutes ces incertitudes interprétatives ?

Il n’en sera rien, du moins quant au second trait puisque tout l’entretien se déroulera sans que notre interlocuteur n’y fasse directement allusion. Alors qu’il ne savait pas que nous ne savions pas, qu’il aurait même pu pensé que nous étions au fait de ses réponses, ou tout simplement souhaité être cohérent avec ses réponses antérieures, aucune mention de son orientation sexuelle ne sera faite. Cela, bien que, à plusieurs reprises, l’entretien en face à face ait été interrompu par l’arrivée dans la pièce principale de son possible « copain » qui se réveillait, ou par l’intrusion d’amis de passage avec lesquels il aura quelques échanges relatifs au déroulement de la « fête » de la veille qui avait pour décor le bar de nuit dans lequel il

travaille. Cela encore, bien qu’aient été abordés ses relations amoureuses ou le désir d’enfant.

Cela toujours, bien que le décor de la pièce dans laquelle se déroulait l’entretien avait plutôt tendance à magnifier une esthétique virile qu’à sacrifier aux formes neutralisantes, bucoliques ou abstraites, généralement adoptées en ses lieux. Bref, alors que toutes les conditions environnementales et psychologiques semblaient avoir été réunies, l’orientation sexuelle de notre interlocuteur restera tue, verbalement, quoique expressément manifestée par le contexte de l’entretien47. Du coup, les éventuelles pratiques discriminatoires à l’encontre d’un homosexuel ne trouveront pas de terrain d’expression.

Ni d’ailleurs son origine domienne puisqu’elle lui semble être un facteur favorable à son intégration.

Oui parce que… je veux dire, pour employer un terme, le racisme, il se fait pas du tout ressentir… Parce que, il suffit qu’on me dise… il suffit qu’on me dise, du moins il suffit qu’on me dise… Après suite aux questions pourquoi t’es bronzé comme ça… ceci, cela… Il suffit qu’on dise qu’on vient de La Réunion et ça change tout. Ça change... Par exemple… si on met ça dans les…, dans les pays maghrébins, et cætera et cætera, où quelquefois le comportement est différent, avec plus d’agressivité ou des choses comme ça, ça dépend hein, ça dépend des personnes aussi… Mais non, La Réunion est considéré vraiment comme une île…une île accueillante, quoi je veux dire. Enfin jusqu’à présent franchement j’ai jamais eu de… de côtés négatifs, de gens qui m’ont parlé de La Réunion en me disant qu’ils ont été mal accueillis et vice versa, qu’un réunionnais, et pourtant j’en côtoie pas mal ici, qui dise qu’il a mal été accepté sur le territoire français…

C’est peut-être pourquoi il nous dira aussi :

47 C’est par déontologie que l’enquêteur ne posera pas « directement » à la personne interviewée la question de son orientation sexuelle. Même si, cela ne pouvait guère faire de doute ni pour l’un ni pour l’autre, la réponse était déjà de fait connue. Situation de quiproquo, au sens bergsonien, puisque dans le même temps deux sens différents, voire contradictoires, pouvaient valoir. D’un côté celui que les acteurs vont lui prêter, en l’occurrence ici la connaissance de ladite orientation sexuelle. De l’autre celui qu’un public, en l’occurrence l’auditeur de l’enregistrement ou, plus sûrement, le lecteur de la transcription de l’entretien, ne pourrait que lui donner. La déontologie veut que l’on s’en tienne à la position du « public », bien que la méthode eût exigé que l’on jouasse le rôle de l’acteur (acteur-enquêteur).

La Réunion représente quand même beaucoup pour moi. Je suis quand même fier d’être né sur une île, d’être réunionnais… Mais y rester, y rester, non ! Y rester non, parce que j’ai besoin de voir autre chose.

Et de voir autre chose, c’est ce qu’il dit avoir fait depuis qu’il est venu en métropole.

Quand je suis arrivé j’ai fait pas mal de villes également aussi bien, le sud et l’Ardèche que les quatre coins de la France et non…même dans les petites villes très… très typiques, sur le département de l’Oise, dans des petites villes dortoirs on va dire où les habitants… non, non j’ai toujours bien été… toujours bien été accepté. Je pense que c’est une façon aussi… c’est une façon aussi de s’intégrer, de rentrer en contact avec les gens, je pense que ça, ça aidait beaucoup.

Et de préciser par la suite :

Je changeais parce que… quand… quand j’étais dans le sud de la France, j’ai rencontré quelqu'un, et cette personne, après, déménageait tous les ans, donc…(…) Je me dis souvent que l’amour rend aveugle… Donc j’ai suivi, et c’est comme ça que j’ai découvert un petit peu différentes villes, en passant par l’Oise, la région parisienne, la Sarthe, Dijon… C’est pour ça que j’ai voyagé un petit peu dans toute la France.

Et de conclure,

Arrivé sur Dijon, j’ai eu beaucoup de chance parce que j’ai pu avoir un poste de responsable…

Lequel, pour l’anecdote, n’a rien à voir avec la profession de « caissier » déclarée lors de l’enquête par questionnaire. Tant s’en faut puisque

Oui, mais le milieu dans lequel je me lançais, c’était le milieu de la nuit, c’est un milieu qui bouge pas mal, qui bouge pas mal, et je pense que… qu’une fois que j’aurais monté cette affaire, je serai vraiment soulagé, et une fois qu’on a ça aussi on peut se permettre, je veux dire, une fois qu’on a ça, qu’on a monté son affaire et que ça marche, pas mal de choses vont suivre aussi, et ça peut me permettre aussi de bouger aussi pas mal…

Il l’avait d’ailleurs déjà dit :

Je suis très milieu de la nuit. Je suis très milieu de la nuit, donc non, j’ai même un projet là, de trouver un local et de monter une affaire. Maintenant j’aimerais bosser plus dans la restauration parce que je pense que bosser dans la restauration, et en tant que barman ou responsable de bar, est quelque chose de totalement différent, parce que le contact est différent, donc… J’ai eu l’expérience, ça m’a énormément plu, et je sais que c’est là-dedans que je vais…

que je vais faire mon chemin. Enfin je vais essayer…

Que ce soit sur le plan professionnel ou personnel, il ne connaît pas de formes de rejet ou d’entrave à ses projets. D’ailleurs l’homosexualité qu’on était prêt à lui reconnaître n’affleure jamais comme entrave possible ni à des projets de vie, ni à la manière de les envisager. A titre d’exemples seulement, la représentation de sa place dans la lignée familiale, comme celle des risques de santé, ne sont jamais envisagés autrement que selon le point de vue normatif que peut en donner aujourd’hui notre société.

- Avant ma génération, même la génération de nos parents, là c’était vraiment famille… C’était dix, douze enfants. C’était vraiment grande famille. Mais, maintenant non, maintenant on se base sur… sur, en général c’est trois, quatre maximum. C’est plus le même… quota. Avant c’est vrai que c’était très très…

Quand on regardait toutes les familles réunionnaises, de toute façon il y a minimum dix enfants. C’était des grandes familles…

- Ça, vous, les grandes familles, ça vous tente pas ?

- Non… Les grandes familles… Un enfant, ouais, avoir une descendance, ouais, mais une grande famille, non !

Au niveau de la santé, la santé me préoccupe pas du tout, je pense que même si un cas se présentait, je pense que je me battrai jusqu’au bout pour atteindre… pour atteindre mes objectifs quoi. Je veux dire, je pense que j’irai jusqu’au bout…

Mais là, pour l’instant… Pour l’instant, c’est boulot avant tout, et puis, après, le reste viendra après…

Du coup, la « clavicule cassée » à l’âge de 15 ans qu’il avait mentionnée dans le questionnaire Insee [H1] était oubliée, même lorsque la question lui est clairement posée :

- Vous n’avez jamais eu de gros problèmes de santé, par exemple, ni enfant, ni ado ?

- Non, non, non.

Sur plusieurs autres points les éléments fournis lors des deux procédures d’enquête vont varier et, surtout, autoriser des compréhensions sensiblement différentes. Ainsi encore, la personne rencontrée dans le sud de la France qui déménageait tous les ans et pour laquelle un sentiment amoureux était énoncé est présentée, dans le questionnaire, comme ayant fait l’objet d’une vie de couple entre 1993 et 1997 [B13]. Ce qui n’est pas tout à fait la même chose. Et puis, peut-être, ce qui n’engage pas vers les mêmes « confidences ».

On notera, par parenthèse, la grande souplesse de la langue et des usages discursifs quand ils autorisent, dans un contexte significatif hautement probable, d’énoncer dans des registres toujours appropriés des sens qui pourront se révéler diamétralement opposés. Ce qui amène à penser que le sens ne tient pas seulement dans la manière de dire, éclairée éventuellement par le contexte de l’énonciation, mais encore passe par l’intention de dire.

Car, on le voit ici, sans l’intention de dire, ce qui est dit ne dit pas tout à fait la même chose.

On n’épiloguera pas non plus sur la possibilité offerte par la procédure d’enquête de permettre l’hiatus, d’autoriser l’expression de deux présentations de soi sensiblement et significativement différentes. Nous l’avons déjà rencontrée et nous ne pouvons la réduire à ce qui est, ici, l’enjeu de cet écart : la reconnaissance urbi et orbi de son homosexualité. Nous y verrons d’abord la variation d’une présentation de soi qui, stratégiquement, s’accommode des caractéristiques de la situation. Caractéristiques définitionnelles (acceptation d’un échange langagier pour une enquête « scientifique »), caractéristiques langagières justement (contrainte du questionnaire, souplesse de l’entretien), caractéristiques de localisation (lieu public, lieu de travail, résidence personnelle), etc. Quant à la stratégie, sans être foncièrement calculatoire ou perverse, elle est celle de tout acteur social qui, placé en situation de devoir répondre à une enquête de science sociale, peut connaître des moments de réticence ou d’adhésion psychologique, des réserves ou, au contraire, des enthousiasmes en termes de morale sociale et de valorisation normative, sans oublier les stratégies à l’endroit de l’interlocuteur.

Pour ce qui concerne ce dernier point, la réflexion méthodologique a de longue date établi que s’y jouait aussi une modalité du rapport social qui habite toute relation interindividuelle. Que ce soit dans une relation de domination en faveur du

sociologue-enquêteur (Pierre Bourdieu de la Misère du monde) ou à son détriment (Michel Pinçon et Monique Pinçon-Charlot), la relation d’enquête, a fortiori l’entretien d’enquête, engage une forme de rapport social dont la tradition interactionniste montre qu’il n’est pas seulement réductible à un rapport structurel de domination. Toutes sortes de rapports conjoncturels vont aussi pouvoir opérer. Ainsi dans le cas qui nous intéresse, le rapport symbolique au sexe de l’enquêteur a pu jouer un rôle décisif et orienter la stratégie de présentation de soi adoptée par notre interlocuteur. C’est bien entendu seulement à titre d’hypothèse que nous rapprocherons le genre et l’âge de l’enquêteur de ceux de l’enquêté pour suggérer que certaines réponses aient pu être intentionnellement fournies, ici, dans une stratégie de séduction, là, dans une stratégie de dissimulation.

Bref, il y a bien au cœur, par effet de procédure méthodologique sûrement, de

« l’histoire de vie » que chacun va produire un enjeu variable de présentation de soi.

L’objectivation d’un parcours de vie qu’entend dégager le questionnaire d’enquête est tout autant traversée par cet enjeu de présentation de soi que l’entretien réalisé face à face et faisant la part belle aux initiatives du locuteur. C’est la leçon que nous pouvons tirer de ce cas et c’est elle que nous avons gardée à l’esprit quand il nous revenait d’analyser les discours recueillis, autrement dit d’en présenter la présentation.