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Le poids singulier du facteur discriminant

POPULATION CIBLÉE

4- Le poids singulier du facteur discriminant

Bien que le cas précédent ne nous ait pas apporté la réponse attendue en la matière, et attendue par principe de construction dirions-nous, quid du facteur discriminant chez les autres personnes rencontrées ? Souvenons-nous encore, cette dernière personne n’est pas la seule à n’avoir pas connu de formes notables de discrimination, bien que titulaire, par définition, d’un facteur discriminant. Deux autres cas témoignent d’absence de conséquence discriminatoire du facteur discriminant (voir supra tableau 9). Il s’agit pour l’un, d’une femme originaire, elle aussi, d’un Dom, actuellement à la retraite après avoir effectué une carrière d’aide soignante. Pour l’autre, il concerne une jeune femme exerçant une activité libérale, homosexuelle et vivant en couple avec sa compagne. Difficile de trouver une constante explicative entre ces trois cas de récusation de l’effet discriminatoire du facteur discriminant. Pourtant, nous ne saurions les négliger puisqu’ils représentent entre 1/3 et ¼ des cas observés (selon que l’on inclus ou non le cas 1003).

Mais de nouveau, nous n’en appellerons pas à la « fausse conscience » ou à tout autre phénomène d’altération de la conscience de soi. Telle, la mauvaise foi du colonisé admis à partager la table du colonisateur ou, sa variante « publique », du déviant sexuel faisant preuve d’une activité sociale rédemptrice. Le schème explicatif est trop coûteux sur le plan hypothétique. Il réclame pour le moins des hypothèses complémentaires portant sur une structure normative formellement arrêtée, une sorte de gestalt, de « bonne forme » qui puisse servir à étalonner tous les autres cas de figure. Acceptons, au moins provisoirement, que le facteur discriminant entraîne des effets de discrimination des plus variables au regard de ce qu’on peut appeler les caractéristiques générales de celui qui en est porteur.

Pour revenir à nos deux autres cas d’absence de conséquences discriminatoires du facteur discriminant, écoutons comment le cas 3001 nous le présente :

- Et vous avez eu des réflexions ou même des attitudes qui vous repoussaient ? - Euh…

- …qui, du fait de votre couleur de peau, marquaient…

- Il y en a qui faisait ressentir. Mais je prêtais pas attention. Oui, mais je prêtais pas attention. Pour moi, s’il y avait un truc… C’est que pour moi, il ne mérite pas une réponse. C’est même pas la peine de répondre. Il ne vaut pas la réponse que je vais lui donner. Pour moi, c’était ça. Mais autrement, à mon travail, j’ai pas eu… J’ai entendu des trucs, mais sans être interpellée directement. Je laissais couler, c’est tout. Et bon, à mon travail, là où j’ai travaillé, j’étais bien reçu. Ça s’est bien passé donc… Bon avec d’autres personnes… Bon c’est vrai, ça… Mais ça dépend aussi de la mentalité des personnes. Moi, je suis une personne… Je vais quelque part, j’observe, j’écoute. Même si je sais quelque chose. Je le sais, mais je me mets pas toujours en avant. Alors j’observe comment on fait, comment… Voilà, c’était comme ça. Je suis... Bon, y en a d’autres, bon, je connais des antillais qui vont arriver, bon, ils ont leurs manières, leurs méthodes de faire, ils vont dire : moi je fais comme ci, je fais comme ça.. Mais moi, j’étais pas… Je suis pas ce style… Je suis là… Je suis le truc.

A l’évidence, ici, ce sont les situations ou plus précisément la structure de situation dans laquelle on se trouve qui autorisent ou non l’appréciation en termes de discrimination.

En l’occurrence, seule la situation professionnelle, le cadre du travail, la relation avec des collègues de travail entraînerait qu’un comportement, une attitude, une réflexion… prenne valeur d’acte discriminatoire. Cela parce que, eu égard à l’attitude générale de notre

interlocutrice dans le cadre du travail —ne dit-elle pas respecter ce qu’elle pense être le cadre

« normal » d’une bonne relation de travail ?— il n’y aurait plus que l’intention malveillante qui puisse rendre raison de mauvaises relations dans le travail. Par contre, dans d’autres situations, si ce ne sont les plus ordinaires, du moins sont-elles celles qui engagent des interrelations de degré moindre, l’intention malveillante la plus manifeste ne réclame pas de réaction, « ne mérite pas une réponse ». Dans ces situations, le comportement discriminatoire de l’autre n’arrive pas à prendre tout son sens. On peut ne pas lui prêter attention. Il n’a donc pas valeur discriminatoire.

On le rencontrera encore, et on y reviendra plus longuement, ces situations et ces comportements dans ces situations en appellent à des jugements sur les compétences

« intellectuelles » des protagonistes et non des jugements socio-politiques sur les positions respectives de l’agresseur et de la victime, du dominant et du dominé.

En tout cas, il ressort de tout cela que le sentiment d’être ou non l’objet d’un geste discriminatoire est non seulement fonction de l’intention de celui qui le commet, mais encore est soumis à une condition de réception du côté de celui à qui il est destiné. Condition de réception elle-même relative à la situation dans laquelle cela se passe. Autrement dit, c’est la structure de la situation qui rendrait sensible à l’intention malveillante. Lorsqu’un enjeu, disons de premier plan, peut être dégagé, l’intention malveillante ne peut pas être ignorée et prend sens de geste discriminatoire. Mais lorsqu’un tel enjeu ne s’impose pas, celle-ci peut être esquivée voire ignorée ou, tout simplement, non reconnue.

A l’analyse, il apparaît, au-delà des cas que nous venons d’évoquer, que le sentiment d’être l’objet d’une forme de « discrimination » —toujours au sens que nous avons donné à ce terme jusqu’ici— est bien le produit d’un entrelacs de bonnes raisons d’y souscrire, de l’ignorer ou d’en donner une tout autre signification. Pour s’en convaincre, revenons quelque peu sur le groupe de « population ciblée » désigné par le vocable

« homosexuels ». Pour ce groupe de population ciblée, il appert des réponses fournies au questionnaire Insee que la « discrimination » qui peut s’attacher à l’orientation sexuelle qui le caractérise ne peut être tenue pour une réponse « mécanique », une réaction univoque et automatique, une riposte normative d’intolérance face à ce qui est perçu comme une déviance sociale. Si derrière toutes ces manifestations, reçues ici grossièrement comme des manifestations d’hostilité —mais quid exactement de la « moquerie » dont on connaît par ailleurs et pour de tout autres « populations ciblées » l’ambivalence significative, le célébré

« humour juif » par exemple ?—, si donc s’expriment ici des manifestations d’homophobie, celles-ci semblent bien recouvrir tout une gamme de situations qui engagent une pluralité

d’acteurs sociaux dont, bien entendu, les représentants de cette « population ciblée ». Ce que nous recueillons à travers les réponses au questionnaire Insee est beaucoup plus la complexité de rapports sociaux tout à la fois conflictuels et pacifiés, labiles et rémanents, conscients et inconscients, bref réflexifs dans tous les sens du terme, que l’expression simple d’un partage social opposant homophiles et homophobes.

Cela revient à souligner combien le facteur discriminant, celui qui fait entrer dans la catégorie stigmatisée ou, ici, dans la « population ciblée », reste insuffisant pour mesurer l’effectivité de la discrimination à l’endroit du titulaire du facteur discriminant. Pour y prétendre, encore faut-il pouvoir enregistrer l’ensemble complexe de réactions qui instituent et le stigmatisé et le stigmatisateur. C’est un ensemble de relations dynamiques qui produit et le contexte significatif et le sentiment de la discrimination, a fortiori sa dénonciation individuelle ou collective.

De ce point de vue, comme a pu le faire Howard S. Becker pour la compréhension des comportements déviants, nous comprendrons ces expressions de « discrimination » ou plus précisément, du sentiment d’avoir été victime de comportements ou d’attitudes discriminatoires, comme le produit d’une action collective. Tout simplement, comme il l’écrit dans un texte de 197348, parce que les gens « font ce qu’ils font avec un œil sur ce que les autres ont fait, sont en train de faire, ou sont susceptibles de faire dans le futur. Les individus cherchent à ajuster mutuellement leurs lignes d’actions sur les actions des autres perçues ou attendues. On peut appeler action collective le résultat de tous ces ajustements, surtout si l’on garde présent à l’esprit que le terme ne renvoie pas aux seules actions collectives explicitement concertées, mais recouvre toutes les activités que l’on peut considérer comme accomplies par un certain nombre de gens agissant ensemble. »49 C’est donc bien en cherchant à plonger au cœur de cet entrelacement dynamique entre l’individuel et le social, ce que Simmel pour sa part appelle dynamisches Ineinanderweben, que pourront se comprendre les déclarations faites par les enquêtées aux questions proposées par le questionnaire Insee. Ce que les entretiens nous permettent d’obtenir de manière beaucoup plus satisfaisante.

48 Ce texte fournira le chapitre de 10 de Outsiders dans la traduction française de 1985. Il est intitulé : « La théorie de l’étiquetage : Une vue rétrospective » in Howard S. Becker, 1985, Outsiders, études de sociologie de la déviance, Paris, Éditions A. –M. Métailié, trad. franç. J. –P. Briand et J. –M. Chapoulie, préface J. –M.

Chapoulie, pp. 201-234.

49 Howard S. Becker, 1985, Outsiders…. Op. cit., p. 206.