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Préalablement à la réalisation des trois vagues de l’enquête empirique et, pour en quelque sorte donner des garanties quant à nos compétences d’interviewer, nous avons été amené à réaliser deux entretiens auprès de représentants de deux « populations-ciblées » (handicapés, homosexuels). Ces entretiens ont été réalisés en région parisienne et nous ont permis de voir, d’une part, que les personnes rencontrées acceptaient volontiers de parler, même intimement, d’elles-mêmes à condition toutefois qu’elles aient effectivement le sentiment de pouvoir s’en expliquer. Autrement dit, pour elles, il ne s’agissait pas seulement de livrer une information, comme c’est le cas pour les réponses à un questionnaire standardisé, mais de fournir des moyens de compréhension. Compréhension de quelque chose à la fois très personnel, voire très intime et très secret, et, d’une certaine manière, imposé. En somme, il apparaissait clairement que, en fonction de l’objet même de l’étude, il convenait bien d’adopter une méthode de recueil des entretiens qui laisse, de fait, à la personne interviewée l’initiative de produire un discours d’explication et de légitimation des éléments

18 Ibid., p. 5.

19 Ibid., p. 5.

informatifs qu’elle nous fournissait. En d’autres termes, il fallait veiller à ce que l’on procède à des entretiens compréhensifs –pour reprendre le vocable proposé par Jean-Claude Kaufmann20. Ce qui est à entendre non seulement du point de vue de l’enquêteur sociologue, mais également du point de vue de l’enquêté, objet de l’enquête certes, mais encore sujet réflexif. Or c’est bien cette qualité qui, si elle est prise en compte par l’enquêteur, autorisera d’autant mieux l’enquêté à « se livrer » comme l’on dit. Ne serait-ce que parce qu’il aura le sentiment, possiblement éprouvé lors de l’entretien, d’avoir été effectivement compris.

D’autre part, il apparaissait également que le facteur « temps » était important. Il faut pouvoir prendre son temps pour favoriser, susciter, obtenir les données informatives qu’elles soient factuelles, réflexives, émotionnelles ou même fantasmées, voire imaginaires. A l’évidence, la durée de l’entretien devait participer de sa richesse. L’un des deux entretiens préalables aura duré plus de quatre heures. Il aura pourtant fallu tout ce temps pour permettre à la personne rencontrée de donner à l’enquêteur une des clés majeures expliquant sa trajectoire biographique et les sentiments qu’elle pouvait exprimer, au début de l’entretien, concernant sa situation actuelle ainsi que ses engagements personnels dans la vie publique.

Bref, l’objet même de l’enquête de terrain réclamait que les entretiens soient effectués dans des conditions de grande disponibilité des personnes interviewées.

De fait, les « meilleurs » entretiens se révèleront être ceux qui se seront déroulés dans des conditions favorables de temps et d’environnement. Ce sont là les consignes qui auront été donné à l’ensemble des enquêteurs ayant participé à cette étude. Bien sûr, parfois, pour des raisons souvent de disponibilité justement, les entretiens se dérouleront dans des lieux moins appropriés que le domicile de la personne (bars, bureau mis à disposition) et donc selon des conditions de durée moins satisfaisantes.

Les entretiens de la « vague 1 », dite Eurobaromètre , ont été effectués au cours des mois de novembre et décembre 2002. Les personnes rencontrées avaient répondu téléphoniquement au questionnaire « Eurobaromètre » et s’attendaient le plus souvent à ce que l’entretien ne portât que sur le thème de la discrimination et qu’il leur permît de préciser les réponses fournies à cette occasion. Le recadrage s’est à chaque fois fait sans difficulté.

Les entretiens de la « vague 2 », dite Insee, ont été réalisés, pour leur part, entre les mois de février, mars et avril 2003. Parfois avec des délais assez importants entre la passation du questionnaire dit « histoire de vie » de l’Insee, passation en face à face cette fois, et l’entretien lui-même. Toutefois, cela n’a eu aucune incidence sur les entretiens proprement

20 Voir Jean-Claude Kaufmann, 1996, L’entretien compréhensif, Paris, Nathan.

dits, les personnes ayant, le plus souvent, gardé une mémoire précise des réponses qu’elles avaient pu fournir aux questions qui leur avaient été posées. Par contre cela a pu favoriser quelques refus, au point d’ailleurs de devoir réclamer, pour la région parisienne, une liste plus consistante de personnes à rencontrer pour satisfaire, notamment, à la règle du ratio sexuel que nous nous étions donnée.

Quant aux entretiens de la « vague 3 », ceux qui ont pu être effectués l’ont été au cours des mois de mai et juin 2003, alors qu’ils avaient été prévus pour février-mars au plus tard. La communication tardive de la liste des personnes à rencontrer, et surtout le trop faible nombre de personnes ayant répondu au questionnaire Insee et accepté le principe de l’entretien a rendu pratiquement caduque la raison d’être de cette troisième vague d’entretien.

Malgré tout, dix entretiens sur les vingt prévus auront été réalisés, mais la Côte d’Or aura été mieux couverte que la région Île-de-France. Il faut noter, dès maintenant, que les populations-ciblées « immigrés » dits de la « deuxième génération » avaient été particulièrement mal traitées. C’est sûrement pourquoi, lorsque nous avons cherché à les contacter pour prendre un rendez-vous, ce dernier n’a pu avoir lieu. Ainsi à Dijon, une seule des personnes dont le nom nous avait été communiqué aura répondu favorablement à la demande d’entretien. Elle était étudiante. Ceci explique-t-il cela ?

Il n’empêche, toutes les autres n’ont pas souhaité y répondre. Peut-être que la nature du questionnaire qui balaie largement l’environnement, notamment familial, de l’individu a pu paraître trop inquisitorial ? A moins que la crainte de devoir « étaler » au cours d’un entretien face à face ce qui, culturellement, est conçu comme devant être tu, ait quelque peu découragé le consentement à l’entretien. Quoi qu’il en soit, ce volet de l’enquête empirique n’a pu être mené à terme, eu égard aux délais qui nous étaient impartis et qui, eux, n’avaient pas changé.

Pour autant, nous ne saurions y voir un motif d’infléchissement de nos conclusions et encore moins une raison de leur invalidation. Ne serait-ce que parce que la construction identitaire, fût-elle « immigrée de la deuxième génération », opère dans un même contexte socio-historique. Et, si les attributs dont peuvent faire état les titulaires de cette dernière sont significativement différents de ceux dont peuvent faire montre d’autres individus, rien ne permet de dire, du moins en l’état des recherches sur cette question, que cette différence soit qualitativement distinctive, ou significativement différenciée, de la différence manifestée par tous les autres. Autrement dit, nous sommes bien dans un univers de relativité dont les éléments sont à tenir pour endogènes.

Un présupposé théorique, qui sûrement fait écho à des postures idéologiques variables, doit être, ici, clairement énoncé. Faut-il supposer que par nature, et donc par définition, un descendant de la deuxième génération de migrants non nationaux présente encore une différence essentielle qui doit toujours le faire tenir à l’écart de ceux qui ne la présentent pas ? Bref, l’exclure de l’ensemble dans lequel on le faisait figurer ? La question posée est bien celle de l’inclusion ou de l’exclusion d’éléments différenciés d’un ensemble qui doit rester significatif. A partir de quel degré de différence, d’hétérogénéité, un élément ne peut-il plus faire partie d’un tel ensemble ? L’élément « deuxième génération de migrants non nationaux » atteint-il ce degré ? Sauf à l’avoir déjà établi, nous ne saurions le présupposer comme vérité d’évidence. Mieux, pour l’établir ne convient-il pas d’aller plus avant dans la connaissance dudit élément et se garder encore de toute présupposition hâtive. Toutes sortes de variables discrètes ne pourraient-elles manifester leur efficace sans qu’il soit besoin de faire appel à de telles présuppositions ?

Plus largement, c’est le statut théorique de ces populations-ciblées dans l’analyse qui réclame quelques précisions.

Plus ou moins explicitement, elles devaient jouer, du moins concernant le volet

« discrimination » de l’étude, le rôle de population témoin. Puisque porteuses d’un attribut stigmatisant, elles devaient connaître, sous quelque forme que ce soit, la discrimination.

Autrement dit, possédant un attribut discriminatoire, elles ne pouvaient être que discriminées.

L’argument est tautologique. Il repose tout entier sur la valeur accordée à l’attribut et, surtout, sur la croyance en l’invariance de ses effets. Une loi d’airain de l’attribut discriminatoire opérerait donc qui, ipso facto, fait de l’individu qui peut en faire état un représentant patenté de ceux qui subissent des discriminations et par rapport auquel tous les autres individus non porteurs de l’attribut peuvent être valablement comparés. On verra qu’il n’en est pas tout à fait ainsi. La relation causale présupposée n’a pas la force de la loi d’airain. C’est qu’il y entre, comme nous l’avons énoncé plus haut, une dimension proprement subjective. Non pas d’abord parce qu’un « arbitraire » individuel viendrait perturber la relation causale, mais, plus essentiellement, parce que ladite causalité est relationnelle, n’est opératoire que dans le cadre d’une relation interindividuelle à la signification éminemment sociale. Or, celle-ci n’est jamais fixée une fois pour toute. Nous y reviendrons.

En conséquence, au moment de l’analyse des entretiens réalisés, nous n’avons pas jugé utile de conférer un statut foncièrement différent aux populations-ciblées, a fortiori, aux descendants de la deuxième génération de migrants non nationaux. Au contraire, nous avons cherché à les comprendre —au double sens du terme— dans un même mouvement

d’ensemble. Un peu à la manière dont les représentants nord-américains de l’interactionnisme symbolique —pensons à Howard Becker, à Erving Goffman, à David Matza, etc.—, ont pu comprendre la déviance non comme un basculement instantané mais comme une dérive, un va et vient , un mouvement incertain de centrifugation. Ce qui veut dire que l’on n’a pas d’emblée des ensembles d’individus disjoints, mais des individus qui participent d’un même ensemble, qui partagent des éléments communs, avant de diverger sous l’effet de « facteurs » qu’il convient, à l’analyse, de dégager.

Autrement dit, au moment de l’analyse nous avons tenu à considérer l’ensemble des entretiens réalisés comme relevant d’un même ensemble de procédure sociale de construction identitaire, d’un même phénomène sociologique. L’enjeu de l’analyse, du coup, devenant moins la vérification des présupposés discriminatoires —dans les deux sens du vocable encore une fois— et beaucoup plus la recherche des points nodaux à partir desquels se construisent les identités, du moins les identités narratives. Ce qui, par parenthèse, laisse aux expériences de discrimination sociale tout leur poids dans la construction identitaire d’un individu, au titre cette fois de point nodal.

En somme à l’enquête empirique devait correspondre une analyse que nous qualifierons aussi d’empirique au sens où elle ne réclame que la confrontation réciproque des hypothèses de travail ou options analytiques et des données issues du terrain. C’est dans ce mouvement de va et vient que les hypothèses interprétatives ou options analytiques confortées par le terrain vont pouvoir venir organiser et permettre l’élaboration théorique. Ce qui n’est là que retrouver les principes méthodologiques dégagés par Anselm Strauss, ceux qu’il a lui-même appelés, nous l’avons vu, la grounded theory.

Parallèlement à l’analyse empirique des entretiens, nous avons procédé à leur analyse informative comparative avec les questionnaires correspondants. Une recension des thèmes abordés au cours de l’entretien, de la manière dont ceux-ci l’avaient été et leur contenu informatif strict (factuel, doxique, émotionnel, etc.) a été effectuée pour chaque entretien et mise en correspondance avec les réponses faites à l’un ou l’autre des questionnaires. Précisons tout de suite que pour le questionnaire Eurobaromètre la comparaison s’avèrera peu fructueuse dans la mesure où la grande majorité des répondants n’avait fourni que des réponses négatives aux questions posées. Seule la question ouverte

« Selon vous, comment les paroles ou attitudes des autres peuvent influencer le caractère ou la personnalité d’un adulte ou d’un enfant ? » a permis de recueillir quelques réponses susceptibles d’être comparées avec des propositions formulées dans le cadre de l’entretien.

Encore que le caractère bien sommaire des notations effectuées au cours de l’entretien téléphonique ait rendu plus qu’incertaines nombre de réponses.

Par ailleurs, et afin d’obtenir une représentation aussi précise que possible de l’univers lexical de nos interlocuteurs, nous avons procédé à une analyse automatique du discours. Pour ce faire nous avons eu recours au logiciel Alceste dans sa version 4.7 pour Windows.

On l’a souvent déclaré, l’intérêt de ce traitement automatique est d’écarter les biais subjectifs qui président à l’analyse empirique de contenu, même thématiquement raisonnée.

L’intérêt de l’analyse assistée par ordinateur ne porte pas d’abord, contrairement à ce qu’il est laissé entendre bien souvent, sur l’accès au sens, et encore moins sur son approfondissement.

Il faut le rappeler, l’automaticité de la technique, qu’elle soit ou non assistée par ordinateur, n’ajoute rien au problème du sens que pose toute recherche21. La dimension heuristique de telles méthodes est à chercher du côté de la reproductibilité de la méthode, de l’uniformité de son application à de larges corpus, de la possibilité de multiplier en cours d’analyse les

« coups de sonde » afin de mieux circonscrire certaines dimensions particulières et, partant, de faciliter l’exploration de ces dimensions. Bref, de ces méthodes on attendra, sur un corpus conséquent, l’application d’une analyse unifiée, l’exploration simplifiée de certains thèmes, d’éventuelles hypothèses interprétatives et une facilité accrue de la confrontation avec d’autres méthodes et analyses.