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Pour mémoire, rappelons les principales hypothèses qui auront commandé notre étude et guidé nos conclusions.

i- l’identité est processuelle

L’identité individuelle n’est ni statique, reçue ou établie une fois pour toute, ni construite linéairement selon une logique sociale prédéfinie, voire selon une psychologie elle-même prédéfinie. L’identité individuelle ne procède pas par simple empreinte ou imitation, selon que l’on rend actif ou passif le titulaire. Elle n’est donc pas faite que de ressemblances mais admet aussi la différenciation, jusques et y compris dans les cercles les plus étroits dans lesquels se trouve pris l’individu : la famille, le cercle d’amis, le groupe d’appartenance, etc.

L’identité individuelle est processuelle. Elle est faite de détours et de retours, de refoulements et d’activation du refoulé. Elle empreinte et se différencie. Elle imite tout en transformant.

Bref, elle est tout sauf un processus simple. Elle relève bien de ce que Edgar Morin appelle le complexe humain.

ii- l’identité est un processus dans lequel un individu cherche un principe de cohérence et s’évertue de le mettre en œuvre

L’identité individuelle, du coup, ne peut surtout pas être considérée comme un tout homogène, un ensemble éminemment cohérent, en quelque sorte parfaitement structuré par quelque attribution première ou ensemble d’attributions premières. Ainsi, si l’appartenance — l’appartenance à un groupe ou institution sociale s’entend— ou plutôt les appartenances jouent indéniablement un rôle structurant pour l’identité d’un individu, elles ne sauraient l’épuiser, ni même, en tout cas a priori, en rendre compte de manière satisfaisante. La définition et la compréhension de l’identité d’un individu ne sauraient faire l’économie de la considération du parcours biographique de cet individu, de ses expériences singulières, de ses engagements et de leurs conséquences personnelles, bref, de tout ce qui vient

« subjectivement » composer en un agencement particulier les appartenances précédentes.

Partant, la cohérence qu’aurait pu, éventuellement conférer l’appartenance se trouve susceptible d’être quelque peu malmenée, et l’individu concerné amené à rechercher, pour lui-même, un principe de cohérence qu’il s’évertuera de mettre en œuvre, au moins quant à l’image qu’il tentera de donner de lui, notamment à l’enquêteur qui viendra l’interviewer.

C’est d’ailleurs pourquoi le discours narratif recueilli sur l’identité de la personne se présente bien souvent comme un discours bien construit, tentant de rendre compte de quelque chose d’également bien construit, parfaitement cohérent même si la discontinuité scande régulièrement les trajectoires biographiques et, parfois, identitaires de ces individus.

Cela, d’autant plus que, comme nous l’avons énoncé ci-avant, l’individualisme aidant, il revient plus fortement encore à l’individu singulier d’assurer sa cohérence identitaire.

iii- l’identité est toujours revendication d’attributions sociales mais celles-ci peuvent fluctuer

Il y a toujours des traits identitaires renvoyant aussi bien à une histoire — individuelle, familiale, communautaire— qu’à des inscriptions territoriales —village, région, nation— ou encore à des adhésions culturelles —religieuses, appartenances sociales et symboliques— que chacun entend mobiliser pour dire son identité. Certains d’entre eux prennent l’allure de traits identitaires « incontournables » parce que strictement contingents.

Le patronyme, la langue maternelle, la localisation régionale de la naissance, la communauté ethnique ou religieuse d’inclusion… peuvent se présenter et être présentés comme autant d’« incontournables » identitaires, de traits irrécusables et, d’une certaine manière, d’objectifs identifiants personnels. C’est l’ascription de Lindon et de la sociologie américaine. D’ailleurs

les identités institutionnellement construites, le plus souvent, aujourd’hui, par les États, vont avoir recours à ces attributs pour constituer les identités singulières et les différencier. Les cartes nationales d’identité, les identifiants numérisés, type numéro d’Insee, y ont généralement et sélectivement recours. Car si l’appartenance religieuse ou ethnique ne figure pas sur la carte d’identité française, d’autres nations l’y font figurer.

En tout cas, les personnes interviewées, quant à elles, n’hésitent pas à leur faire appel pour dire qui elles sont. Curieusement d’ailleurs elles auront unanimement recours aux identifiants substantialistes, ceux qui renvoient à des attributions sociales canoniques, négligeant totalement les identifiants numérisés. Ainsi on peut affirmer que l’identité personnelle passe par la revendication d’attributions sociales relativement standardisées, codifiées, et généralement normatives. Cela selon des modes de désignation eux-mêmes souvent standardisés, codifiés, et généralement normatifs : l’expression patronymique plutôt que l’identifiant numérisé et informatisé, la langue française plutôt qu’un patois ou une langue régionale, une adhésion religieuse plutôt qu’une appartenance factuelle à une communauté de croyants, etc.

D’autres attributions sociales, dans certains cas l’appartenance religieuse elle-même, l’appartenance politique, l’affiliation à une société pratiquant le recrutement sélectif tel un club fermé, ou encore l’orientation sexuelle, sont présentées comme complémentaires des précédentes quand bien même seront-elles également tenues pour décisives quant à la définition globale de l’identité de l’individu.

Mais, pour essentiels ou déterminants qu’ils paraissent, tous ces « traits identitaires » entrent dans une espèce de processus de ré-attribution, ou plutôt de ré-auto-attribution, qui les amène à pouvoir être reçus et revendiqués ou, au contraire, récusés et rejetés. La langue d’origine, personnelle ou familiale, le terroir originel et son folklore, le patronyme lui-même, etc., le sont plus facilement que l’orientation sexuelle ou le sexe, la couleur de la peau ou la physionomie générale de l’individu. Pourtant tous ces traits identitaires semblent pouvoir être en quelque sorte « négociés », en tout cas entrer dans des processus de ré-auto-attribution ou d’auto-récusation, les transformant en autant de traits fluctuants quand les institutions sociales continuent à les tenir pour irréfragables et foncièrement objectifs.

iv- l’identité ne se construit pas à partir d’un stock d’attributs personnels mais dans une relation sociale aux autres-qui-comptent-pour-soi

Pour autant, l’identité individuelle n’est pas à penser comme un stock d’attributs dans lequel chacun, à sa guise, pourrait effectuer sa sélection personnelle. La construction identitaire ne saurait être conçue comme un assemblage ou une combinatoire satisfaisant à un choix plus ou moins raisonné de la part de son bénéficiaire. Ce choix fut-il régenté par le principe de cohérence évoqué plus haut. Pour le dire encore une fois en ces termes, l’identité individuelle n’est pas simple affaire individuelle. La construction identitaire est de part en part une question sociale. Elle l’est dès le départ en mobilisant des attributs sociaux, des catégories sociales significatives, des désignations codifiées et normatives. Elle l’est toujours à l’arrivée, du moins à ce qui se présente à chaque instant tel, pour les mêmes raisons. Mais elle l’est encore entre ces deux moments, plus théoriques que temporels d’ailleurs, quand par la confrontation aux autres, à la multiplicité des Autrui significatifs pour parler comme Garfinkel, ces autres qui comptent pour soi, c’est sa propre identité qui se trouve en jeu puisque le jeu de miroir entre l’autre ou les autres et soi-même produit ces sortes de

« chorégraphies temporelles respectives » dont nous entretient Anselm Strauss dans Miroirs et masques12.

C’est donc dans une relation sociale avec les autres que s’éprouve l’identité, et cela dans les deux sens du terme. Pour l’individu lui-même qui, à travers cette relation, reçoit les « preuves » de la conformité ou de l’écart entre l’image qu’il a de lui-même et celle que lui renvoient les autres. Pour les autres qui, réciproquement, sont aussi en attente de « preuves ».

Mais aussi pour tous qui, dans la relation ainsi établie, s’emploient à tester, infléchir, modifier éventuellement l’identité qui se trouve ce faisant mise en jeu.

Du coup, la question identitaire devient moins celle du repérage de l’héritage, de la transmission de traits identitaires, ou du marquage par des attributs identitaires, c’est-à-dire, et en une formule, de la structure des attributions sociales dont se trouve porteur l’individu, mais beaucoup plus celle qui s’élabore au sein de cette structure au cours de multiples interactions sociales avec divers autres-qui-comptent-pour-soi. La relation est donc tout aussi indispensable que la structure sociale pour procéder à la construction identitaire. Anselm Strauss ne disait pas autre chose.

12 Anselm Strauss, 1992 trad. franç., Miroirs et masques, Paris, Éditions Métailié.

v- la gestion du stigmate identitaire

L’attribut discréditif, pour suivre ici Erving Goffman, est donc également à comprendre en termes de relation et non d’attribution stricto sensu. Goffman est d’ailleurs très explicite sur ce point qui, dès les premières pages de Stigmate, précise : « Le mot de stigmate servira donc à désigner un attribut qui jette un discrédit profond, mais il faut bien voir qu’en réalité c’est en termes de relations et non d’attributs qu’il convient de parler. »13 Le stigmate est plus à tenir pour une attribution sociale péjorative reçue dans le cadre des interactions avec les autres, particulièrement les autres-qui-comptent-pour-soi, que comme un substrat identificatoire propre à la personne. D’où le distinguo introduit par Goffman entre la personne discréditée et la personne discréditable et l’importance des écarts entre l’identité sociale virtuelle qui entraîne toutes sortes d’attentes normatives et l’identité sociale réelle qui en écarte un certain nombre de satisfaction, ce qui enclenche un processus de stigmatisation.

De ce point de vue, l’attribut discréditif, du moins dans certains cas, peut faire l’objet d’une « gestion », individuelle ou collective, susceptible de produire des effets de stigmatisation différés, peut-être amoindris ou, au contraire, immédiats et amplifiés. Tout dépend du cadre relationnel dans lequel cela se passe.

C’est pourquoi, par hypothèse, nous considérerons que les événements discriminatoires qui peuvent scander la biographie d’une personne ne produisent pas toujours immédiatement et directement leurs effets d’altération identitaire. D’une part, parce que des effets d’hystérésis sont toujours envisageables. D’autre part, parce que toutes sortes de procédures, psychologiques et sociales, individuelles et collectives, peuvent en modifier l’application causale présumée. Procédures de retournement ou de contournement du stigmate, « maniement du stigmate » dit Goffman. Celui-ci insiste d’ailleurs, dans ses analyses, sur ce qu’il nomme l’art de manipuler les impressions, « cet art, fondamental pour la vie sociale, grâce auquel l’individu exerce un contrôle stratégique sur les images de lui-même et de ses productions que les autres glanent à son entour. »14

vi- identité et altérité

En dernier point, et sur un plan plus philosophique, nous ne saurions penser l’identité en dehors de toute considération de l’altérité. L’ancestrale dialectique du même et de

13 Erving Goffman, 1975 trad. franç., Stigmate, les usages sociaux des handicaps, Paris, Les Éditions de Minuit.

14 Erving Goffman, 1975 trad. franç., Stigmate… Op. Cit, p. 152.

l’autre, largement déployée par Platon15, reste à l’horizon de notre cadrage problématique. Il y a, comme l’énonçait le philosophe athénien, un « entrelacement » de l’identité et de l’altérité dans l’être lui-même. Partant, en est-il sûrement de même pour tout sujet social. La psychanalyse, de Freud à Lacan, n’en font point mystère. Mais l’entrelacement est aussi à penser à l’extérieur, si l’on peut dire, du sujet social individuel. Il est à penser dans la socialité même du sujet social, dans ce que nous avons jusqu’ici appelé son rapport aux autres, aux autres-qui-comptent-pour-soi comme à tous les autres ramenés génériquement à un autrui.

De ce point de vue, le siège de l’identité individuelle, pour faire image, n’est pas l’individu lui-même, mais l’individu pris dans son tissu d’interelations avec autrui. Ce sont dans les entrelacs du monde social que se loge la question identitaire. Ce disant, on souligne combien la question identitaire se présente, en tout cas dans ces conditions, dans un registre unique, celui de l’identifiable. Le soi, comme l’autrui doivent donc relever d’un même registre, faire preuve d’un fond de communauté.

De fait, être identifié ne revient pas à faire état de l’ensemble de ses traits identitaires mais à produire sa distinction sur un fond de communauté 16. Pour être identifié encore faut-il être identifiable. Et, on est identifiable dès lors qu’on peut être distingué au sein d’un ensemble qui admet des éléments communs partagés. C’est en effet l’élément commun qui autorise la distinction. Une trop forte distinction, une différence trop grande, une altérité radicale provoque la non-reconnaissance et la relégation dans le non-être. Une hétérogénéité trop marquée conduit à la dénégation et à l’exclusion. Comme cela pouvait se passer, ainsi que le rapportent Claude Lévi-Strauss et bien d’autres, dans des sociétés archaïques qui ne conféraient le statut d’« homme » qu’aux seuls membres de leurs tribus, tous les autres se trouvant posséder une altérité trop manifeste pour bénéficier d’un tel statut. C’est ce que Marc Guillaume appelle, lui aussi, l’altérité radicale qu’il distingue précisément de l’autrui. « Pour le dire simplement, écrit-il, dans tout autre il y a l’autrui –ce qui n’est pas moi, ce qui est différent de moi, mais que je peux comprendre, voire assimiler- et il y a aussi une altérité radicale, inassimilable, incompréhensible et même impensable. »17

Mais ce que souligne également Marc Guillaume, faisant écho aux réflexion de Victor Ségalen sur l’exotisme, est le déclin, dans notre société-monde et a fortiori dans les sociétés nationales démocratiques individualistes, de l’altérité radicale. « Elles ont donc réduit

15 Voir notamment Platon, Le Sophiste.

16 Voir Michel Messu, 1991, Les assistés sociaux, analyse identitaire d’un groupe social, Toulouse, Privat.

17 Marc Guillaume, « Introduction » in Jean Baudrillard et Marc Guillaume, sans date, Figures de l’altérité, Paris, Éditions Descartes, p. 4.

ce qu’il y avait de radicalement hétérogène, d’incommensurable dans l’autre. »18 Pour le dire en d’autre termes, l’altérité identitaire devient une simple variation sur le thème de l’autrui, celui avec lequel je partage bien des traits ou des attributs mais qui n’est pas moi.

La conséquence à tirer, et que tirent d’ailleurs Marc Guillaume comme Jean Baudrillard, est que l’effacement de l’altérité radicale fait place, justement sur la base d’une altérité réduite à la variation d’une différence, à la discrimination. « C’est notre critère indifférencié de l’Homme, précise-t-il, qui a fait surgir les discriminations, c’est l’universalisme de l’idée de l’Homme qui surplombe toute la culture occidentale et fait surgir le racisme. »19

En somme, pour nous désormais, l’altérité ne se conçoit que sur un fond d’identité partagée, et, réciproquement l’identité en appelle à une altérité réduite à une différence sur fond de communauté. Bref, identité et altérité sont de même ordre ontologique et politique, sont de la même farine métaphysique. Si, et seulement si, n’a plus cours l’altérité radicale.

D’où l’incantation idéologique de l’Autre comme figure à recevoir et à respecter « dans ses différences ».