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Chapitre 2. Les dimensions genrées du conflit de Casamance

III. Évolution des rapports de genre Rapports de genre pendant la colonisation et la période

2. Période postcoloniale

C’est dans la période post indépendance que le conflit de Casamance a débuté. Le conflit a plutôt été présenté comme porté et pensé par des hommes, négligeant ainsi certaines dynamiques sociales genrées qui ont conduit à sa formation. Nous avons vu que les femmes tiennent une place déterminante dans la société casamançaise : parce qu’elles sont porteuses de vie, parce qu’elles détiennent certains cultes et parce qu’elles participent activement à la production économique, elles sont en réalité les garantes de l’équilibre sociétal. Dans une certaine mesure, elles ont pourtant participé de manière décisive à la formation du MFDC en

mettant en péril l’identité casamançaise que les hommes ont voulu restaurer en prenant les armes. Cette menace s’est traduite par les migrations féminines.

Vincent Foucher 306 a relevé à quel point le facteur des dynamiques migratoires est important

pour analyser le conflit casamançais, et à quel point il a pourtant été souvent négligé. Les analyses font plus état de dynamiques exogènes ayant conduit les hommes à prendre les armes (migration des nordistes vers la Casamance) alors que des dynamiques endogènes (migration des Casamançais vers le Nord) sont également à considérer.

Vincent Foucher analyse la part du genre dans la construction du processus identitaire casamançais. Les femmes diolas ont été les premières parmi les femmes sénégalaises à avoir eu un projet migratoire au Sénégal. Les hommes ont également massivement émigré vers la capitale ; toutefois, les hommes et les femmes casamançais ont eu des projets migratoires différents. Alors que les hommes se déplacent pour poursuivre une carrière professionnelle, les femmes s’installent à Dakar pour être employées comme domestiques dans les maisons. Cela parce qu’elles ont été peu scolarisées : pendant la colonisation portugaise puis française, l’enseignement, qui servait surtout de politique d’assimilation en Casamance et plus largement en Afrique, a été dispensé en priorité aux garçons. Le peu de filles qui fréquentaient les écoles des sœurs recevaient plus une éducation scolaire visant à leur enseigner à savoir bien se comporter et à tenir une maison, selon l’idéal de l’éducation féminine catholique307. Cette

division genrée des politiques d’enseignement coloniales explique que très peu de femmes ont été scolarisées en Casamance par rapport aux hommes. Or, la région est la plus scolarisée du pays dans les années 1960 : lorsque le Sénégal accède à l’indépendance, il possède le dispositif scolaire et le taux de scolarisation le plus élevé des anciennes colonies de l’AOF, et ¼ des scolarisés se trouvent en Casamance, alors que la population de la région ne forme que 16% de la population totale308. Cet important « désir d’école casamançais »309, alors que l’État investit

peu dans l’éducation au sein de la région, explique l’intensité des vagues migratoires et la différence des projets migratoires entre les hommes et les femmes. Toutefois, la migration

306 V. Foucher, « Les relations hommes -femmes et la formation de l’identité casamançaise », art cit.

307 Céline Labrune-Badiane, Affirmation d’une identité afro-portugaise et éducation en Casamance de la fin du

XIXe siècle au début XXe siècle,

https://www.codesria.org/IMG/pdf/6._badian.pdf?3797/c4b91fd06b4c634ba4e388f5b5341bcd0f55e026. , 12 février 2017, (consulté le 12 février 2017).

308 Céline Labrune-Badiane (ed.), L’école en situation postcoloniale: cahiers Afrique no 27, Paris, Harmattan,

2012, 243 p.

309 V. Foucher, « Les “évolués”, la migration, l’école : pour une nouvelle interprétation de la naissance du

nationalisme casamançais », art cit ; C. Labrune-Badiane, « Peut-on parler d’un « désir d’école » en Casamance ? », art cit.

massive des femmes a entrainé la fragilisation de la société diola, et une menace pour son identité même.

Les migrations féminines ont bouleversé les normes économiques et culturelles de la région. Même si les femmes retournaient au village pendant la saison des pluies pour continuer à participer à l’activité agricole (migrations saisonnières), en vivant à Dakar, elles ont progressivement fragilisé le système économique de leur région d’origine et surtout délaissé leurs valeurs et leurs traditions. En migrant, elles étaient moins impliquées dans les organisations cultuelles, et celles qui vivaient longtemps à Dakar ne transmettaient plus leur capital culturel à leurs enfants. Elles adoptaient de plus en plus la langue et la culture wolof (associé à la langue des fourbes, des malhonnêtes, des commerçants) au détriment du diola (associé à la langue des hommes intègres, travailleurs et honnêtes)310. Les femmes devenaient

également plus autonomes financièrement. Cette autonomie financière a eu deux conséquences. D’abord, cette indépendance les conduisait à ne plus vouloir retourner vivre au village ; ainsi, de nombreux hommes au village se retrouvaient sans femmes à marier. Ensuite, elles ont directement concurrencé les hommes sur le volet économique : ces derniers avaient à Dakar plus de mal à s’insérer dans la vie active et donc à avoir un emploi stable, alors que le marché de l’emploi domestique était très actif. Des femmes se sont même retrouvées à payer la scolarité de leurs frères, cousins ou neveux nouvellement arrivés à Dakar. Cette dynamique s’est accentuée lorsqu’elles ont commencé à vouloir se choisir un mari avec une situation financière aisée et un niveau intellectuel élevé : les hommes restés au village se sont vite sentis délaissés voire méprisés, et les hommes diolas de Dakar ont eu une pression supplémentaire pour réussir. L’émigration des femmes diolas fragilisait donc de plus en plus la société diola : elle entrainait sa déstabilisation sociale, culturelle et économique. Dès la fin des années 50, les hommes ont tenté de contrôler les migrations des femmes vers Dakar, notamment en contrôlant leurs arrivées et en les renvoyant au village. Néanmoins, ils ont rencontré de sérieuses difficultés car certaines arrivaient dans la ville avec la complicité des mères restées au village ou des réseaux de tantes sur place à Dakar : pour les unes et pour les autres, le travail de ces filles était financièrement rentable. Ces dernières constituaient dans une large mesure un soutien de famille très important au village.

C’est pourquoi le projet du MFDC s’est aussi formé avec l’apparition et l’intensification de ces migrations féminines. La colère fut dirigée moins contre les femmes que contre l’État qui était

à la source de ces mouvements migratoires par l’absence d’opportunités locales dans sa politique régionale311.

Les jeunes filles qui émigraient ont donc participé à la crispation de l’identité casamançaise. Dans la région, les frustrations et discriminations vécues comme une seconde colonisation ont motivé la décision de prendre les armes.

Sur un autre plan, un évènement annonciateur du conflit casamançais sera pourtant résolu par les femmes. Il s’agit de la résolution de la grève du Lycée de Djignabo312.

L’évènement se déroule toujours à la suite de l’indépendance du Sénégal, à la veille du déclenchement du conflit en 1980. Les femmes casamançaises feront état à cette occasion d’un engagement de grande ampleur sur la scène publique, essentiellement pour défendre et protéger leurs fils, dans la prolongation de leur rôle (essentialiste) de mère.

La grève de Djignabo a opposé les élèves (casamançais) du Lycée de Djignabo à leur proviseur (sénégalais du Nord en fonction à Ziguinchor). Depuis 1968, des grèves quasi annuelles ont cours au Sénégal dans les lycées de Dakar mais aussi les régions, dénonçant le dysfonctionnement d’un système qui peine à s’adapter aux changements politiques et socio - économiques. La grève du Lycée de Djignabo de Ziguinchor qui a débuté le 20 décembre 1979 est une des plus impressionnantes grèves scolaires qu’ait connues le Sénégal313. Djignabo est

l’unique lycée que connait tout le département de Ziguinchor malgré le « désir d’école » très important des populations. Les élèves, surtout en provenance des zones rurales, peuvent demander à y résider en internat à partir de la 6ème. Face à la dégradation des conditions de vie

et d’études, les élèves réclament leur amélioration (une nourriture de meilleure qualité, médicaments pour l’infirmerie, des sanitaires et dortoirs propres, électrification des salles de classes pour travailler le soir etc). Face à la rigidité du Proviseur du Lycée M. Sow, sourd aux demandes, les élèves réclamèrent son départ, avec le soutien des parents. Devant la complicité manifeste des autorités administratives de l’établissement, les manifestations pacifiques sont vite transformées en émeutes. Le logement du proviseur est mis à sac et le domicile du maire toucouleur incendié ; à partir de janvier 1980, les protestations s’étendent à l’ensemble des établissements scolaires de la région. Le 02 janvier 1980, les forces gouvernementales ripostent face à l’organisation d’une grève de grande ampleur par les lycéens. Ces derniers tinrent en

311 V. Foucher, « Les relations hommes -femmes et la formation de l’identité casamançaise », art cit.

312 S. Awenengo, « À qui appartient la paix ? », art cit ; N. Anderlini, « Review of Women Building Peace », art

cit ; I. Osemeka, « The Public Sphere, Women and the Casamance Peace Process », art cit.

échec l’armée et la police à travers des affrontements et assiégèrent la ville avec notamment l’enlèvement et le lynchage de trois de leurs professeurs. Le 11 janvier 1980, un élève de 5ème,

Idrissa Sagna, est tué par un policier lors d’un énième face à face. Dès lors, la crise atteint une dimension de « guerilla urbaine ».

Les autorités n’arrivant pas à calmer cette spirale de violence firent appel aux chefs « traditionnels », mais ce sont les femmes qui parvinrent à s’imposer et à résoudre le conflit. Elles firent irruption sur la scène publique pour apaiser les tensions et protéger leurs enfants. Les femmes Usanas (des bois sacrés) en particulier organisèrent un défilé pacifique dans les rues et envoyèrent une délégation à la gouvernance pour réclamer l’apaisement des tensions. Si au début, seules les mamans diolas s’étaient mobilisées, progressivement toutes les femmes, toutes ethnies confondues, s’impliquèrent. Elles avaient pour slogan « Les hommes sont trop

suffisants, quand il ne se passe rien, ils font les fiers avec leurs ceintures… maintenant que les choses sont graves, ils croisent les bras. Nos frères ! Tout ce que nous vous demandons, c’est de nous prêter vos ceintures, nous, nous allons trouver une solution ! »314. Les femmes

convoquèrent une assemblée générale avec les élèves, à l’issue de laquelle une date de reprise des cours fut décidée. Après une médiation auprès des autorités, elles obtinrent le départ du proviseur et les cours reprirent le 21 janvier 1980. Les élèves s’exclamaient alors « À bas nos

pères, vivent nos mères ! » (idem).

Par la suite, ces femmes ont ainsi justifié leur intervention : « Les pères sont les pères. Mais ce

sont les femmes qui ont fait têter les gosses, qui les ont portés dans le ventre, qui les ont portés sur le dos. Chaque homme a été porté au dos par une femme. Nous sommes donc plus fortes. C’est nous qui sommes responsables des études de nos enfants, après tout, ils nous appartiennent. Si quelqu’un veut les empêcher de poursuivre, qu’il parte ! Si le gouverneur le retient, qu’ils partent ensemble ! » (idem ibidem, citant les propos d’une responsable

d’association) Les femmes sont donc dans une situation paradoxale d’ardeur et de réserve, où elles clament leur droit d’intervenir publiquement tout en se niant comme actrices politiques.

En tout état de cause, la grève du Lycée de Djignabo a eu des retombées politiq ues considérables. Elle est perçue, comme faisant partie des prémisses du déclenchement du conflit

suite à la marche pacifique de 1982. Elle apporte une « culture de la contestation »315, la crise

scolaire devenant la mise en abîme des inégalités Nord/Sud.