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Chapitre 2. Les dimensions genrées du conflit de Casamance

I. Comprendre la Casamance : société plurielle ou Nation fabriquée ?

4. La fabrique d’un nationalisme casamançais

Il est ici bienvenu de faire un rappel de la genèse du MFDC : le mouvement politique né au début des années 1980 est une réactualisation d’un ancien MFDC créé par des députés et intellectuels casamançais dans les années 1950 comme parti politique représentatif de la région casamançaise dans le Sénégal. La revendication indépendantiste de 1982 s’appuiera sur les différences culturelles, ethno linguistiques et religieuses démontrées précédemment dans l’introduction262.

Pourtant, l’idée indépendantiste elle-même pose problème tant « il n’existe en aucun cas un

sentiment « casamançais », ne serait-ce parce qu’il n’existe pas de culture casamançaise »263.

Nous avons vu toute la diversité des groupes sociaux existant dans la Casamance naturelle, et au sein de la Basse Casamance même. Aussi en Basse Casamance, « toutes les sociétés locales

ont en commun une absence de pouvoir fortement structuré et la concentration de la vie politique dans le cadre du lignage, de telle sorte que les notions d’État ou de Nation sont largement étrangères à leur conception » (idem, ibidem). De ce fait, l’hétérogénéité du

peuplement de cette entité géographique est antinomique avec l’idée d’un État-Nation « Parler

d’unité politique ou religieuse dans le milieu joola de Basse Casamance, c’est reconnaitre l’existence d’un pouvoir central qui déterminerait différents villages. Or chaque village est indépendant »264.

261 Assane Seck, Sénégal, émergence d’une démocratie moderne - 1945-2005 - un itinéraire politique, Collection

« Hommes et sociétés » (Paris: Karthala, 2005), cité dans Bassène 2015.

262 Voir rubrique « Le particularisme casamançais » en introduction. 263 Darbon, op cit, p180.

Dominique Darbon, Jean Claude Marut, Paul Diédhiou et Séverine Awenengo-Dalberto265

théorisent la fabrique du nationalisme casamançais qui émerge d’une part (et paradoxalement) de l’État sénégalais lui-même, et d’autre part de l’appropriation stratégique de l’exoperception diola. À l’origine, le sentiment « d’être casamançais » n’a jamais existé chez ces populations «

La conscience d’être joola semble être née, comme celle d’être casamançais et sénégalais, dans le cadre de l’expérience coloniale »266. En conséquence, l’idée d’une Nation casamançaise qui

a historiquement toujours existé et dont il faut reconquérir l’indépendance267 est erroné : « La

volonté indépendantiste semble avoir été créée et nourrie par le Sénégal post indépendant à travers la politique de modernisation forcée qui a conduit à l’exaspération des spécificités. Les politiques a-sociales du gouvernement ont mis en exergue et creusé les particularismes de cette région, créant le sentiment d’une identité casamançaise commune, une identité qui se construit dans l’altérité et le rejet de l’autre parce qu’on est soi-même rejeté »268. De là est né le

sentiment d’un régionalisme qui repose sur le sentiment d’une population non unie par des liens sociaux spécifiques mais seulement par une commune marginalisation.

S’il existe donc un « esprit casamançais », c’est en tant que produit de cette situation géographique marginale commune et de ses conséquences géopolitiques, et non en tant qu’expression d’une cohésion sociale spécifique. « Pour les diola, la notion de nation est non

conceptualisable et donc non mobilisatrice. Par contre, les abus de l’administration, l’isolement et l’insouciance de l’autorité à l’égard des populations, l’inertie des hommes politiques « représentatifs » sont des thèmes d’autant plus efficaces qu’ils interviennent dans un système de valeurs anti étatique et au moment où la coercition sociale traditionnelle a fait la preuve de son efficacité […] il n’y a donc pas de casamançais encore moins un régionalisme casamançais, mais des populations d’origine différentes vivants en Casamance soumises aux inconvénients de la situation géographique et sociale de leur région »269.

Ainsi, étudiant les usages discursifs et matériels de l’histoire et de la mémoire coloniale dans la narration indépendantiste, Séverine Awenengo-Dalberto déclare que « l’identité joola/casamançaise nationaliste n’a pas été la cause de la revendication mais la forme et le

265 D. Darbon, L’administration et le paysan en Casamance: essai d’anthropologie administrative, op. cit. ; J.-C.

Marut, Le conflit de Casamance, op. cit. ; P. Diédhiou, L’identité jóola en question, op. cit. ; Séverine Awenengo, « Usages de l’histoire et mémoires de la colonie dans le récit indépendantiste casamançais : des écritures casamançaises de soi (1982-2000) », Outre-mers, tome 97, 2e semestre 2010, n°368-369.

266 Diedhou, op. cit, p38.

267 Voir S. Sadio, Casamance, pays du refus. Le droit qui vaut la mort, op. cit. 268 J.-C. Marut, « Les Casamançais sont «fatigués» », art cit.

langage de l’expression de la crise et de sa résolution. C’est dans cette opération de mise en sens de la crise que le MFDC recomposa l’histoire, exhuma et interpréta des archives sélectives et chercha à s’inscrire dans des héritages choisis ». Ainsi, Awenengo analyse la réévaluation

et la réécriture de l’Histoire de la Casamance par l’aile politique du MFDC, en particulier par son leader l’Abbé Diamacoune Senghor270. Un double discours sera mobilisé pour fonder l’idée

d’une indépendance casamançaise à reconquérir : d’une part, un récit qui s’adresse au casamançais « lambda » en s’appuyant sur les discriminations subies ; d’autre part, un discours destiné aux « évolués » issus de la migration271, discours qui fait appel à la colonisation

différenciée, aux cultures singulières, à la tradition de résistance et à l’idée d’un « contrat de compagnonnage » signé entre le député casamançais Émile Badiane et le premier Président sénégalais Léopold Senghor. En 1960, lors de l’indépendance du Sénégal, les deux hommes politiques auraient convenu d’un « compagnonnage de 20ans » entre le Sénégal et la Casamance, compagnonnage qui devait donc s’achever en 1980 (d’où le déclenchement des hostilités à cette période). Jusqu’à nos jours, l’existence de ce document est à prouver.

L’on remarque également les limites du discours exaltant les valeurs casamançaises par opposition aux valeurs sénégalaises272. Le vocabulaire indépendantiste est en réalité

ethnocentré sur la culture dite diola, et plus spécifiquement sur celle des diolas de la rive sud (courage, dignité, fierté, exaltation des croyances animistes, refus de la domination etc), faisant l’impasse sur celle des Mandingues ou des peulhs. Aussi, le nom même de Casamance, qui signifiait « la maison du roi » (« Kasa di Mansa », repris comme tel en mandingue) devient pour les leaders de l’aile politique du MFDC « le pays des eaux » (« Kasa Mu Aku ») en diola Kasa. Il est vrai que le MFDC est composé majoritairement de diolas, mais il ne s’y résume pas pour autant car d’autres groupes sociaux dits ethniques vivant en Basse Casamance ont subi ces discriminations ou ont tout simplement été solidaires à la cause de leurs parents et amis diola. Cependant, tout le discours politique du MFDC sera ethnocentré sur les valeurs, principes et modes de vie des diolas de la Basse Casamance, en particulier de la rive sud ; par-là, le MFDC a participé à la perception ethnocentriste du conflit. À cela s’ajoute l’absence de programme politique post indépendance ainsi que de preuves historico-juridiques des arguments avancés.

270 S. Awenengo, « Usages de l’histoire et mémoires de la colonie dans le récit indépendantiste casamançais : des

écritures casamançaises de soi (1982-2000) », art cit.

271 Vincent Foucher, « Les “évolués”, la migration, l’école : pour une nouvelle interprétation de la naissance du

nationalisme casamançais » dans Le Sénégal contemporain, sous la direction de Momar-Coumba Diop, Paris, Karthala, 2002, p. 655.

Nazaire Diatta273 et Jean Claude Marut274 soulignent qu’en réalité, les populations

casamançaises n’ont jamais refusé la modernité et ses changements. Ce qu’elles ont dénoncé, c’est leur exclusion et leur marginalisation de cette modernité à cause de leur différence (culturelle). Il s’agissait donc de mieux intégrer la Casamance, trop marginalisée à leur goût, dans le Sénégal, et non d’opérer une scission.

Comprendre la diversité des sociétés humaines en Casamance nous permet de mieux cerner les enjeux d’une étude corrélant le conflit casamançais et les rapports de genre. Il permet de comprendre d’abord le choix de notre zone géographique porté non sur « la Casamance » mais plutôt sur la Basse Casamance, qui est encore à ce jour l’épicentre du conflit (même si ce dernier a connu des débordements en Moyenne et Haute Casamance). Ensuite, conséquemment, il explique la difficulté du pouvoir colonial puis de l’État sénégalais indépendant d’administrer ces populations, d’où une crispation identitaire ayant conduit la « fabrique » d’une nation casamançaise à défendre.

Nous allons à présent nous intéresser spécifiquement aux formes d’arrangement de genre en Basse Casamance et à ses évolutions sous l’influence des religions monothéistes, de la colonisation, de l’indépendance et du conflit.

II. Comprendre le genre en Basse Casamance : des arrangements de