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Chapitre 2. Les dimensions genrées du conflit de Casamance

I. Comprendre la Casamance : société plurielle ou Nation fabriquée ?

2. La Basse Casamance : formes d’homogénéités

Notre étude s’intéresse à la Basse Casamance, où est géolocalisé et géocentré le conflit même s’il a connu des débordements en Moyenne et Haute Casamance. La Basse Casamance, où est majoritaire l’ethnie diola (d’où la tendance à ethniciser le conflit), se distingue par le caractère hétérogène de son peuplement et ainsi la difficulté de toute appréhension « globale » et homogénéisante lorsqu’on en fait un objet d’étude. En réalité, l’ethnonyme diola pose la problématique de l’ethnicité en sciences sociales226.

L’ethnicité « est une forme d’organisation sociale, basée sur une attribution catégorielle qui

classe les personnes en fonction de leur origine supposée, et qui se trouve validée dans l’interaction sociale par la mise en œuvre de signes culturels socialement différenciateurs »227.

Dans sa préface à l’ouvrage Théories de l’ethnicité de Frederik Barth, Philippe Poutignat souligne les limites de ces catégorisations ethniques « La notion d’ethnicité, le type

d’appartenance sociale qu’elle désigne, reste une notion polythétique, sa définition n’obéit à aucun critère à la fois nécessaire et suffisant. Si certains éléments tels que la culture, l’origine, la langue, sont généralement reconnus comme plus centraux, ils ne sont pas essentiels » (pIX).

225 D. Darbon, L’administration et le paysan en Casamance: essai d’anthropologie administrative, op. cit., p. 27. 226 G. Balandier, Sens et puissance, op. cit. ; P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité. Suivi de « Les

groupes ethniques et leurs frontières » de Fredrik Barth, op. cit. ; J.-L. Amselle et E. M’Bokolo, Au coeur de l’ethnie, op. cit.

Ainsi pour saisir le caractère heuristique de l’ethnicité en tant que catégorie analytique, Barth souligne son caractère dynamique et non statique qui, comme toute identité personnelle ou collective, se construit et se transforme dans l’interaction des groupes sociaux par des processus d’inclusion et d’exclusion qui établissent des limites entre ces groupes, définissant des « Nous » par rapport à « Eux » ; « L’ethnicité n’est pas un ensemble intemporel, immuable de « traits

culturels » (croyances, valeurs, symboles, rites, règles de conduite, langue, code de politesse, pratiques vestimentaires ou culinaires etc) transmis tels quels de génération en génération dans l’histoire du groupe ; elle résulte des actions et réactions entre ce groupe et les autres dans une organisation sociale qui ne cesse d’évoluer » (idem, préface p11).

Pourtant, comme le développe Jean Loup Amselle, le concept d’ethnicité, emprunté à la bibliothèque coloniale, a été promu par les disciplines telles que l’anthropologie et l’ethnologie qui ont eu tendance à figer les individus dans des catégorisations fixes et immuables228. Jean

Loup Amselle démontre que l’ethnicité est non une essence mais un construit colonial ; il montre comment l’action du colonisateur s’est exercée dans le découpage et l’identificat ion fictive des sociétés locales qui, à l’époque précoloniale, étaient vraisemblablement englobées dans un réseau de relations continues formant une « chaine de sociétés » plus qu’une «

juxtaposition de petits groupes repliés sur eux-mêmes » (p59). Il précise ainsi : « L’adoption du terme ethnie, comme celui de tribu, pour référer aux « sociétés primitives » à la place du terme « Nation » antérieurement employé et désormais réservé aux « États civilisés » va de pair en effet avec la négation de l’historicité de ces sociétés ; en ce sens les notions « d’ethnie » et de « tribu » sont liées aux autres distinctions par lesquels s’opère le grand partage entre anthropologie et sociologie : société sans histoire / société à histoire, société préindustrielle / société industrielle, communauté / société »229.

Dans l’Afrique précoloniale, la notion a en réalité servi d’outil politique et d’outil de domination opérant différents systèmes de classement apparentés à des signes de reconnaissance pour regrouper les populations afin de mieux les administrer, les contrôler, les dominer. Dans Au cœur de l’ethnie, les auteurs de l’ouvrage s’appuient sur le cas des Bété en Côte d’Ivoire (J.P Dozon), des Hutus et Tutsis au Rwanda et au Burundi (J.P Chrétien et C. Vidal) et les bambaras au Mali (J. Bazin) entres autres pour démontrer la pertinence de cette analyse et nuancer la valeur absolue de ces attributions catégorielles. Précisons toutefois que si ces taxinomies ethniques peuvent être établies par l’État colonial, elles sont souvent reprises

228 J.-L. Amselle et E. M’Bokolo, Au coeur de l’ethnie, op. cit. 229 Amselle 1985 p15 cité dans Poutignat et Streiff-Fenart 1999.

par l’État postcolonial d’une part, et par les populations elles-mêmes d’une autre part : « Les

ethnonymes sont des labels, des bannières, des emblèmes onomastiques qui sont « déjà là » et que les acteurs sociaux s’approprient en fonction des conjonctures politiques qui s’offrent à eux »230. Dans cette perspective, les individus eux-mêmes peuvent intérioriser ces attributions

ethnonymiques, notamment en la transformant pour mieux s’y identifier.

L’analyse catégorielle de Frédérik Barth231 soulignant la relation dialectique entre définition

exogène (processus d’étiquetage et de labellisation par lesquels un groupe se voit assigner de l’extérieur une identité ethnique) et endogène (processus par lequel les individus se définissent eux-mêmes en tant que groupe) de l’appartenance ethnique a été reprise par Paul Diedhiou pour analyser le contexte casamançais. Paul Diedhiou opère une déconstruction de l’ethnonyme « diola » et démontre comment le fait de s’y appuyer pour analyser le conflit casamançais est insuffisant, lacunaire et surtout réducteur232. En réalité, les populations dites diolas se

désignaient elles-mêmes par le terme « Adjamat » (endoperception), qui veut dire « ceux qui

parlent la langue » donc « les humains », par opposition aux animaux et aux objets233. C’est

l’exoperception coloniale qui leur a attribué l’ethnonyme « diola », utilisé alors par les mandingues pour décrire la loyauté de ces populations en matière de commerce (ils utilisaient plus exactement le mot « djorlas » qui veut dire en langue mandingue « celui qui paie ses

dettes »).

Cette attribution catégorielle a notamment été adoptée par les colonisateurs français pour pallier à l’hétérogénéité de ce groupement socio culturel. En effet, au sein des diolas même de la Basse Casamance existe une grande diversité ; ainsi « diola » est plus utilisé par référence géographique que biologique234. Comme le souligne Odile Journet dans sa préface de l’ouvrage

L’Identité joola en question : « Le fractionnement dialectal, l’instabilité des unités territoriales et leurs relations, l’effet éminemment contrasté des mouvements historiques qui les affectèrent

– les populations de Basse Casamance235 - rendent impossible toute généralisation » (p9). En

effet, les sociétés de Basse Casamance sont constituées de « chaînes de villages indépendants » qui ont développé des formes de coopération tantôt amicales tantôt conflictuelles (idem p52). D’un village à l’autre, la langue ainsi que les pratiques cultuelles et culturelles peuvent être très

230 Amselle et M’Bokolo 2009 p15.

231 P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Théories de l’ethnicité. Suivi de « Les groupes ethniques et leurs frontières »

de Fredrik Barth, op. cit.

232 P. Diédhiou, L’identité jóola en question, op. cit. 233 Extrait d’entretien avec l’auteur, octobre 2018 234 P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, op. cit. 235 Ndlr

différentes voire opposées ; ainsi, « Parler d’unité politique ou religieuse dans le milieu joola

de Basse Casamance, c’est reconnaitre l’existence d’un pouvoir central qui déterminerait différents villages. Or chaque village est indépendant » (idem p53). Toutefois, une forme de

classification socio-linguistique a été établie par Louis Vincent Thomas, différenciant du côté de la rive nord les diolas Blouf et les diolas Fogny, et du côté de la rive sud les diolas Kasa, les diolas Adjamat, les diolas Flup, les diolas Bayot et les diolas Bandial236.

Des formes de caractéristiques communes peuvent cependant être dégagées dans ces sociétés hétérogènes de Basse Casamance. Tout d’abord, la forme d’organisation politique : les sociétés diolas sont qualifiées d’acéphales et d’égalitaires237, avec des formes d’organisation socio-

politique axées sur trois structures : la chefferie animiste traditionnelle, les classes d’âge et la parenté238. Françoise Ki-Zerbo utilise ainsi la notion de « système pyramidal tronqué » qui

dégage certaines formes de hiérarchisation sociale en fonction de la classe d’âge et des autorités religieuses qui détiennent les cultes239. Toutefois, selon L-V Thomas, « La nature de la

chefferie est très variable. Les rois n’existent pas partout (ils sont surtout présents dans le Kasa à Oussouye et dans le Bandial à Enampor) et ces rois sont plus des rois prêtres que des rois chefs. Il leur incombe un ensemble d’obligations sociales et cultuelles très lourdes (vivre isolé en abandonnant sa famille et ses rizières, ne pas pouvoir se marier pour un tems ou devoir renier ses épouses antérieures, interdiction de manger en public etc) et leur pouvoir est partagé avec le conseil des notables240. Ainsi « Le pouvoir n’existe que parce qu’il est souhaité par les populations et ne persiste que tant qu’il est fonctionnel, c’est-à-dire s’il parvient à assurer la protection effective des boekin241 sur les membres du groupe. En somme, le pouvoir et

l’organisation sociale n’ont pas d’existence en tant que tels, et ne se perpétuent que par leur efficacité mystique. Le principe d’autorité apparaît donc dans tous les groupes diola comme une obligation dont on essaie de se prémunir » (Darbon 1988 p32). Aussi, « l’autorité des rois ne s’exerce que dans les limites du village ou d’un ensemble de villages. La fonction s’apparente plus à une charge qu’à un avantage, et elle est souvent exercée sous la contrainte. Par ailleurs, la répulsion à tout principe d’autorité se conjugue à l’absence d’une hiérarchie développée. Les sociétés diolas s’apparentent ainsi à une association de groupes

236 Louis-Vincent Thomas, Les Diola : Essai d’analyse fonctionnelle sur une population de Basse-Casamance,

I.F.A.N., Sénégal, 1959, 821 p.

237 D. Darbon, L’administration et le paysan en Casamance: essai d’anthropologie administrative, op. cit. ; C.

Roche, Histoire de la Casamance, op. cit. ; P. Diédhiou, L’identité jóola en question, op. cit.

238 P. Pélissier, Les paysans du Sénégal, op. cit.

239 F. Ki-Zerbo, Les sources du droit chez les Diola du Sénégal, op. cit.

240 L.-V. Thomas, Les Diola : Essai d’analyse fonctionnelle sur une population de Basse-Casamance, op. cit. 241 Lieux de culte ou bois sacrés en langue diola (cf glossaire).

indépendants ; cet « associativisme » se traduit au niveau de la prise de décision, par la participation de tous les adultes aux discussions, par le rôle effectif des femmes, par l’absence de caste originaire ou de groupes sociaux d’esclave, par l’inexistence d’une division sexuelle du travail rigide et le partage égalitaire des biens entre les fils » (idem p35-36).

L’organisation sociale est également sensiblement semblable. En réalité, « le village ne

constitue pas une société et encore moins une institution, mais un site géographique à but défensif » (idem). La structure fondamentale est la concession, tandis que le ménage constitue

l’unité de production et de consommation au sein de celle-ci. « Ces structures parentales

présentent deux fonctions essentielles : une fonction de protection (cohésion du groupe) et une fonction économique (gestion des biens de production et de consommation). Ainsi, seule la famille (clan) constitue une cellule sociale, encore que, chaque homme devenu majeur s’émancipe de l’autorité du père chef de famille pour constituer son propre groupe, lequel sera éventuellement le rival de celui dont il est issu. L’autorité du chef de famille est donc d’autant plus réduite qu’elle se limite à son seul clan et que celui-ci peut constituer une structure particulièrement instable (idem). Trois valeurs essentielles fondent ainsi la culture diola : un

fort sentiment d’individualisme, un esprit d’indépendance et un sens profond de la solidarité et du besoin de vie communautaire (idem). D’un côté, l’individualisme garantit à l’individu sa liberté et d’autre part, la solidarité lui assure la protection sociale, civile, religieuse, économique et militaire « Profondément individualiste, le diola ne vit pourtant que par rapport aux autres.

En tant qu’individu, il se mesure aux autres par sa force et sa richesse, et comme membre d’un groupe, il valorise au maximum l’orgueil ethnique qu’il peut manifester par des expressions spontanées de violence. C’est d’ailleurs l’une des spécificités des sociétés « sans Etat » qui compensent leur faible structuration par une pression sociale diffuse secrétée par le groupe, et obligeant l’individu à se conformer aux valeurs sociales » (idem p36). Dans ce prolongement,

Françoise Ki-Zerbo développe le concept paradoxal « d’individualisme solidaire » ou « d’interdépendance fonctionnelle » pour qualifier ces sociétés dans leur système de relations sociales242.

Une autre caractéristique commune des sociétés diolas est l’organisation économique centrée autour de la culture du riz. En effet, « Le terroir, le calendrier de toutes les activités

(économiques, rituelles, etc.), les rapports de production sont organisés en fonction de la riziculture. Le riz occupe une place fondamentale dans l’alimentation, les fêtes et cérémonies,

les relations familiales et sociales. »243. Selon Olga Linares, d’après la fouille des amas

coquilliers, la riziculture de mangrove dans les rivières du Sud serait apparue vers 200-300 ans avant J.-C244. Les variétés de riz casamançaises sont donc typiquement africaines (Oryza

glaberrima), avant d’être enrichi par le stock de riz asiatiques (O. sativa) importé par les Portugais à partir du XVIe siècle. Le riz chez les diolas est plus qu’un moyen de subsistance. « Il

y a un rapport étroit entre les hommes et la terre, qui au -delà d’être un héritage ancestral chargé d’une dimension mystico-religieuse et ontologique, comporte un rôle direct dans la naissance et la mort des hommes »245. Françoise Ki-Zerbo souligne particulièrement le lien

métaphysique entre terre-riz-ancêtres chez les diolas : « La terre peut être une rizière, un champ

de brousse, un lieu de pêche, une palmeraie, un bois sacré, un lieu d’habitation etc. Elle est également un produit cosmo-juridique soumis à la gestion de toutes les générations. Mais la rizière est particulièrement une richesse commune parce qu’elle est le fondement de l’unité familiale. Elle est l’expression du groupe par rapport à l’espace ; elle est la richesse commune des ancêtres, des patriarches, du roi et des communautés » (p54). La rizière n’est donc pas pour

le diola un bien, ni qu’un outil de travail et de rendement ; elle a pour fonction primordiale la reproduction du groupe et des générations « On devrait même écrire que la terre n’est pas un

bien mais un lien, le support d’une relation entre les hommes et entre les groupes pour des finalités productives, religieuses et politiques »246. Ainsi, « La transmission des rizières est

associée à la transmission de la vie de génération en génération, à ceux qui incarnent la pérennité de la communauté de vie. La transmission marque le passage à la vie adulte chez les hommes, il fait du diola un homme de coutume, un gestionnaire de la richesse parentalisée »

(Ki-Zerbo p105). La terre est donc « un espace de coutume », qui rappelle en permanence l’unité du visible et de l’invisible (idem). R. Verdier a parlé à ce propos de « la parentalité de

la terre et de la territorialisation de la parenté »247.

Enfin, les sociétés diolas partagent une forme de croyance religieuse animiste, différente des religions révélées. Ils agissent dans un monde où tout est mystique, « mais un mysticisme qui

se conjugue au pragmatisme, c’est-à-dire tourné vers l’action et l’utile au détriment de la

243 M.-C. Cormier-Salem, Rivières du Sud, op. cit. 244 Linares 2007, publication originale 1992.

245 André Julliard, « Dieu, la terre et les hommes chez les Djolas Ajama de Casamance » dans Comprendre la

Casamance: chronique d’une intégration contrastée, sous la direction de F.G Barbier-Wiesser, Paris, Karthala,

1994, p. 500.

246 Le Roy 1989 p15 cité dans Ki-Zerbo 1997. 247 R. Verdier 1973 cité dans Ki-Zerbo 1997.

spéculation intellectuelle »248. Les croyances et pratiques animistes régissent et organisent les

activités quotidiennes ainsi que la vie en communauté. Chaque village détient ses propres ukin (bois sacrés) qui interviennent dans les principaux évènements liés au cycle de la vie (survenue des pluies, fécondité de la terre et des humains, initiation des garçons, accouchement des femmes, rites funérairaires etc) et aux aléas de la vie sociale (vol, vengeance, meurtre, guerre etc).

Ainsi « les sociétés diolas, malgré leur extrême diversité, partagent tout de même des traits

communs : la pratique de la riziculture associée à une organisation de type acéphale, la faible hiérarchisation des statuts liés à la naissance, l’attachement aux cultes des ukin, les modes de division similaires du travail, de l’espace et du temps » (Darbon, p 106). Aujourd’hui, cette

description correspond à une idéalisation de la société diola. Ces caractéristiques ont beaucoup changé sous l’influence des religions révélées, de la colonisation et de la modernisation post indépendance.