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Chapitre 1. Genre et conflits armés comme objet de recherche

II. La dimension genrée des conflits armés : connaissances et angles morts

1. La guerre, « une affaire d’hommes »

Analyser la dimension genrée des conflits armés revient à s’intéresser à la manière dont ces conflits ont des impacts différenciés sur les hommes et les femmes. Afin de mieux comprendre la spécificité de la dimension genrée du conflit en Casamance, nous nous proposons de situer ce cas particulier par rapport à d’autres approches transgéograpgiques théorisées dans la littérature.

L’impact des conflits armés sur les rapports de genre a fait l’objet d’une abondante littérature scientifique et institutionnelle135, plus développée dans les pays anglophones que dans les pays

francophones. Le constat général est celui d’une littérature qui porte davantage sur l’impact des conflits armés sur les femmes que sur l’impact des conflits armés sur les rapports de genre. Dans cette optique, les femmes sont souvent présentées comme des victimes passives qui subissent de nombreuses formes d’exactions perpétrées par des hommes. C’est là une perspective développée dans une large mesure par la littérature institutionnelle, mais aussi par la littérature scientifique. Les conflits armés deviennent les lieux où s’opposent les hommes bourreaux aux femmes victimes136. Le stéréotype genré d’une hégémonie masculine est ainsi

transposé aux conflits armés, si ce n’est le contexte de son expression par excellence. La domination masculine qui sous-tend les relations de genre se reproduit donc même sur les champs de bataille. « Theoretically, analysis of gender and conflict has been dominated by the

narratives of hegemonic masculinity. As a result there has been an emphasis on the patterns of practice that allowed men’s dominance over women through culture, institutions, and persuasion thereby denying women an agency devoid of victimhood in the discourse of violent

135 Nous désignons par littérature institutionnelle les travaux menés par les organismes d’intervention humanitaire

d’urgence ou de développement (bailleurs de fonds, ONGs, fondations, organismes de coopération etc) qui ont une expérience et une expertise avérée dans le domaine des conflits armés.

136 Cynthia Enloe, Bananas, Beaches and Bases : Making Feminist Sense of International Politics, Berkeley, Univ.

of California Press, 2004, 244 p ; M. Turshen et C. Twagiramariya, Ce que font les femmes en temps de guerre :

Genre et conflit en Afrique, op. cit. ; Jane Freedman et Jérôme Valluy (eds.), Persécutions des femmes : savoirs, mobilisations et protections, Bellecombe-en-Bauges, Croquant, 2007, 639 p ; A. Kronsell et E. Svedberg (eds.), Mak ing gender, making war, op. cit. ; Louis Guinamard, Survivantes : femmes violées dans la guerre en république démocratique du Congo, Paris, Atelier, 2010, 175 p ; M. Rudolf et al., « Gender and Conflict in Casamance -

World Bank Assignment_Analytical Report », art cit ; Tsjeard Bouta, Georg Frerks et Ian Bannon, Gender,

gender relations137. Par-là, les normes guerrières renforcent l’essentialisation des rôles genrés.

La guerre, avec ses caractéristiques (violence, courage, témérité, agressivité, brutalité etc) est vue comme une « affaire d’hommes », un test de virilité, la preuve d’une capacité à performer sa masculinité « The constructions of masculinity (across cultures and belief systems) motivate

soldiers to fight, because war becomes a ‘test of manhood’ […]138. Les femmes, à qui sont

attribuées les caractéristiques de douceur, de tendresse et de bienveillance, sont vues comme incapables de perpétrer ces violences ou de s’en défendre. Dans cette perspective, Cynthia Cockburn parle d’une « guerre des sexes »139 où les hommes exercent des violences sur les

femmes. Tout comme C. Enloe et dans la même lignée que J. Goldstein, elle établit un lien direct entre masculinité, militarisation et conflit armé. Les structures militaires sont analysées comme des institutions masculines, patriarcales, dirigées par et pour des hommes, basées non sur les caractéristiques biologiques des hommes mais sur les constructions culturelles de la virilité. Dans de nombreux contextes culturels, être " vraiment un homme " passe par la capacité à se servir d'une arme. La violence masculine dirigée vers les femmes (et parfois vers d'autres hommes) devient donc moins une valeur intrinsèque à la masculinité que le reflet « d’attentes masculines » imposées par la société140.

Néanmoins, le fait que les femmes comptent avec les enfants parmi les premières victimes des conflits armés, est avéré141. La majorité des combattants sont des hommes jeunes, sexuellement

actifs, parfois célibataires ou exhortés à ne pas se marier142. Les femmes sont visées

spécifiquement pour affirmer des rapports de domination, pour déstabiliser une communauté, pour supprimer une ethnie et sa descendance ou profiter de l’impunité créée par l’état d’anarchie et de faillite des institutions susceptibles d’être créés par les affrontements armés143. Elles

deviennent donc exposées aux viols, aux meurtres, aux enlèvements forcés, aux formes de trafic d’êtres humains et d’exploitation sexuelle, à la prostitution etc. Elles sont souvent enrôlées de force et contraintes de prendre les armes, en particulier dans les armées irrégulières. Elles

137 R. W. Connell et James W. Messerschmidt, « Hegemonic Masculinity : Rethinking the Concept », Gender &

Society, décembre 2005, vol. 19, no 6, p. 832.

138 Joshua S. Goldstein, War and Gender : How Gender Shapes The War System and Vice Versa, 2. ed., 3. printing.,

Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2001, p. 3.

139 C. Cockburn, Anti-militarism, op. cit. 140 Ibid.

141 M. Turshen et C. Twagiramariya, Ce que font les femmes en temps de guerre : Genre et conflit en Afrique,

op. cit.

142 Carballo et al. 2000 cité dans Bouta, Frerks, et Bannon 2005.

peuvent également être réduites à performer leur rôle genré en devenant des épouses ou des esclaves sexuelles et domestiques (cuisine, entretien des campements, soins etc).

Soulignons toutefois que pour ces femmes, le sexe peut devenir un moyen de survie ou un moyen négocier les rapports de pouvoir144. La prostitution ou le refus de s’enfuir des forces

armées même suite à un enlèvement forcé peut être un mécanisme de survie ou de négociation pour les femmes. D’une part la prostitution, qui peut être entretenue par les soldats belligérants mais aussi par les troupes chargées du maintien de la paix, peut être une source de revenus pour ces femmes qui vivent dans des sociétés désormais socialement désintégrées et économiquement appauvries. D’autre part, une fois engagées dans les troupes armées ou lorsqu’elles vivent à proximité des bases militaires, les femmes peuvent fournir des services sexuels en échange d’argent, de protection, d’abri, ou de nourriture.

Pour rendre compte des violences de type sexuelles particulièrement exacerbées durant les conflits armés, le concept de SGBV (Sexual Gender Based Violence/Violences sexuelles basées sur le genre) a été développé et conceptualisé, abondamment dans la littérature institutionnelle145, alors qu’il a été théorisé dans la littérature scientifique. Il définit toutes

formes de violence physique, sexuelle ou psychologique perpétré contre les femmes ou les hommes (civils et militaires) en contexte de conflit armé, avec le constat que les femmes le subissent davantage du fait des rapports de domination instaurées par les hommes en temps de guerre. En effet pendant ces périodes de « trouble guerrier »146, les formes de protections

sociales, juridiques ou traditionnelles sont fragilisées ; la circulation des armes, les déplacements forcés ou au contraire l’impossibilité de fuir du fait d’une responsabilité plus grande à l’égard des enfants et des personnes âgées rendent les femmes particulièrement vulnérables à ce type de violence.

Le viol est la forme de violence la plus courante de SGBV exercée par les hommes contre les femmes en temps de guerre147. Les femmes sont la cible de violences sexuelles du fait de leur

144 C. Cockburn, « Gender Relations as Causal in Militarization and War », art cit.

145 United Nations High Commissioner for Refugees UNHCR, Sexual and Gender Based Violence,

https://www.unhcr.org/sexual-and-gender-based-violence.html, (consulté le 3 janvier 2020).

146 L. Capdevila et al., Hommes et femmes dans la France en guerre (1914 -1945), op. cit.

147 M. Turshen et C. Twagiramariya, Ce que font les femmes en temps de guerre : Genre et conflit en Afrique,

op. cit. ; L. Guinamard, Survivantes, op. cit. ; C. Duncanson, Gender and Peacebuilding, op. cit. ; L. Guinamard, Survivantes, op. cit. ; Sidonie Matokot-Mianzenza, Viol des femmes dans les conflits armés et thérapies familiales : cas du Congo Brazzaville, Paris, L’Harmattan, 2003, 174 p ; Ruth Seifert, « War and Rape : A Preliminary

rôle de reproductrices biologiques d’une communauté et de garantes de sa culture. Lorsqu’il y a une tentative de détruire une communauté ou de la soumettre, cela passe par une tentative d’appropriation et de destruction de leurs corps : « Le corps des femmes est une représentation

symbolique de la nation et le viol des femmes est le viol symbolique du corps de la communauté

»148. Ainsi, le viol a pu être désigné comme arme de guerre : “rape is a weapon of war used to

spread political terror... rape is used to terrorise and silence women and force them to flee homes, families and communities”149. Selon Jane Freedman, le viol n’est pas l’expression d’un

simple désir masculin « incontrôlable » mais une stratégie de conflit dans laquelle les femmes représentent biologiquement et symboliquement l’intégrité de l’ethnie ou de la nation combattue. Si la nature homosociale des forces combattantes est nécessaire à leur cohésion, le viol est un instrument qui sert à affirmer l’hétéronormativité de la masculinité hégémonique150.

C’est pourquoi en général, les violences sexuelles prennent une ampleur inédite pendant les conflits armés ; en Afrique, on a compté entre 100 000 et 250 000 femmes victimes de viol au Rwanda (conflit de 1994), 200 000 en RDC (conflit de 1994 – 2003), 60 000 en Sierra Leone (conflit de 1991-2002) et 40 000 au Libéria (conflit de 1989-2003)151. Quant au viol collectif,

il renforce le sentiment de loyauté intra-masculine et sert à affirmer le groupe dans sa virilité152.

De manière générale, les formes de violence que subissent les femmes pendant les conflits armés entrainent de lourdes conséquences préjudiciables sur les plans sociaux (exclusion, stigmatisation, difficulté de réinsertion des ex-combattantes, ostracisme des « enfants de la honte ») psychologiques (traumatismes) et sanitaires (risques accrus de maladies sexuellement transmissibles ou MST)153.

Par ailleurs, les formes de violences perpétrées en temps de guerre ne s’arrêtent pas à cette période de conflit. Elles peuvent également se poursuivre à la fin de la guerre ou lors de la période de transition vers la paix ; son expression la plus courante est celle des violences domestiques154. La violence domestique peut être courante en temps de paix (ou en période pré-

Analysis » dans Alexandra Stiglmayer (ed.), Mass rape: the war against women in Bosnia-Herzegovina, Lincoln, Neb, University of Nebraska Press, 1994, p.

148 R. Seifert, « “War and rape; a preliminary analysis” [in] Mass rape », art cit, p. 62.

149 Turshen et Twagiramariya, Ce que font les femmes en temps de guerre : Genre et conflit en Afrique, version

anglaise, p192.

150 J. Freedman et J. Valluy (eds.), Persécutions des femmes, op. cit. 151 C. Duncanson, Gender and Peacebuilding, op. cit.

152 J. Freedman et J. Valluy (eds.), Persécutions des femmes, op. cit. 153 Human Rights Watch 1996 cité dans Bouta, Frerks, et Bannon 2005

154 A. El Jack, Genre et conflit armé, op. cit. ; C. Cockburn, « Gender Relations as Causal in Militarization and

conflit), mais elle tend à augmenter dans les situations d'après-guerre en raison de facteurs spécifiques telles la disponibilité continue des armes, la normalisation des violences exercées par les hommes pendant le conflit, de leur engagement ou de leur démobilisation en tant que combattants, des traumatismes vécus, de la frustration engendrée (sur les hommes) par le manque d’opportunités, d'emplois, d'abris, ou de services de base155. Dans les pays de l’ex

Yougoslavie, les femmes travaillant ou vivant sur les lignes de front ont attribué l’augmentation des violences conjugales qu’elles subissaient à la démobilisation et au retour de leur mari après les combats156. Rehn et Sirleaf, en conduisant des études au Cambodge dans le milieu des

années 90, ont indiqué que jusqu’à 75% des femmes subissaient des violences domestiques perpétrées par des hommes qui ont gardé les armes légères qu'ils avaient utilisées pendant la guerre. Cynthia Cockburn développe ainsi la notion de « Continuum of violence » (continuum des violences) pour désigner les violences qui continuent à s’exercer même après la fin des conflits157. La violence domestique affecte non seulement les victimes, mais elle endommage

le tissu social, crée la peur et peut socialiser les enfants à une culture de la violence qui peut se transmettre à la génération suivante. Le viol conjugual est également une forme de perpétuation des violences domestiques : « Rapes continues after war, perpetrated by former combattant

and security forces, who can be both strangers and/or partners »158.

Dans le contexte de la Casamance, notre recherche s’intéresse à des femmes qui ont perdu leurs maris dans le conflit ; des cas de violences conjugales ne nous ont donc pas été reportés, car elles vivent désormais seules. Celles qui sont remariées n’ont pas signalé non plus des cas d’abus ou de violences de la part de leurs conjoints.

Goldstein émet une critique interessante en soulignant que le stéréotype genré opposant hommes bourreaux et femmes victimes est entretenu par les auteur (e) s femmes elles-mêmes

« However, the persistency of masculine narratives has been reinforced by women who essentialise the roles of women in conflict »159. Dans une large mesure, cette vision « classique »

des normes de genre transposée aux contextes de conflits armés devient un principe qui justifie

155 Elisabeth Rehn et Ellen Johnson-Sirleaf, Women, War and Peace : The Independent Experts’ Assessment on

The Impact of Armed conflict on Women and Women’s Role in Peace Building , New York, NY, UNIFEM, 2002,

155 p.

156 Cynthia Cockburn et Dubravka Žarkov (eds.), The Postwar Moment : Militaries, Masculinities and

International Peacek eeping (Bosnia and the Netherlands) , London, Lawrence & Wishart, 2002, 224 p.

157 C. Cockburn, « The Continuum of Violence: A Gender Perspective on War and Peace », art cit. 158 Duncanson citant Rehn et Sirleaf p24.

la plupart des interventions humanitaires, et participe d’une « mondialisation du patriarcat ». Les femmes sont ciblées pour bénéficier des projets parce qu’elles sont femmes et parce qu’elles sont (forcément) des victimes.

Ce principe binaire genré développé dans beaucoup d’études n’est pas adopté dans notre étude. Le constat est fait que les femmes n’ont pas été ciblées massivement dans le conflit de Casamance. Mais surtout, les femmes peuvent participer de manière directe ou indirecte à la guerre, relativisant de manière significative cette vision « patriarcale » ou « patriarcalisante » des conflits armés. En Casamance, le constat est fait que les femmes ont participé de manière considérable à l’effort de guerre, même si elles n’ont pas pris les armes. D’où notre intérêt pour les différentes formes de participation des femmes dans les conflits armés.

2. La guerre, « une affaire de femmes » également. Formes