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Le genre, un outil des sciences sociales pour comprendre les relations entre les hommes et les

Chapitre 1. Genre et conflits armés comme objet de recherche

I. Le genre : définitions, discussions, dépassement du paradigme eurocentriste

1. Le genre, un outil des sciences sociales pour comprendre les relations entre les hommes et les

Saisir la manière dont la notion de genre est appréhendée dans notre recherche en analysant les débats et enjeux épistémologiques qu’il a soulevés dans les sociétés du Nord mais aussi celles du Sud est éclairant pour notre étude. L’analyse de la théorisation et des évolutions du genre au Nord nous permettra de mieux appréhender les critiques et relativisations suscités au Sud, notamment avec l’émergence des théories post coloniales de décolonisation du genre. Cette approche nous permet de poser deux cadres de discussion : faire ici usage du genre comme « catégorie utile d’analyse historique » capable d’instituer et de décrypter un rapport social et, dans cette perspective, interroger sa capacité à rendre compte de la diversité des rapports de pouvoir et des rapports sociaux de genre dans différents contextes.

Les sciences sociales ont longtemps participé d’un raisonnement sinon patriarcal, du moins androcentrique. C’est l’apport théorique féministe qui a permis de passer d’une analyse du genre comme « identité sexuée » et « catégories naturalisées » (« homme », « femme ») à une analyse du genre comme rapport social, c’est-à-dire comme un rapport de pouvoir qui construit, institue et transforme la réalité95.

En effet, les sciences sociales ont longtemps été investies par une tradition heuristique androcentrée. Ce n’est que bien tardivement dans le début des années 60, aux États-Unis d’abord puis en France, que le genre émerge dans le cadre de la recherche et du militant isme féministe. Dans cette étude, le concept de genre est théorisé comme une « manière de construire

le social et les règles lui permettant de fonctionner »96. Il peut donc, plus largement, être

appréhendé à travers quatre dimensions analytiques centrales : le genre est une construction

95 Eric Macé, L’après-patriarcat, Paris, Éditions du Seuil, 2015, 168 p. 96 F. Héritier, Masculin/féminin, op. cit., p. 27.

sociale ; le genre est un processus relationnel ; le genre est un rapport de pouvoir ; le genre est imbriqué dans d’autres rapports de pouvoir97.

D’une part, le genre en tant que construction sociale désigne une valence différentielle des sexes qui relève d’un fait social, et non d’un fait de nature98. Il se différencie donc du sexe qui

est une donnée biologique, et s’appréhende comme du sexe socialisé : « les situations des

hommes et des femmes ne sont pas le produit d’un destin biologique mais sont d’abord des construits sociaux. (…) Ils sont deux groupes sociaux engagés dans un rapport social spécifique : les rapports sociaux de sexe »99. Le genre possède également l’acceptation de

« système » de relations sociales100. En France avant les années 1980, les féministes et

sociologues employaient davantage le terme de « rapport social de sexe » qu’ils abandonnèrent progressivement au profit du terme « rapport social de genre » en posant une distinction entre sexe et genre sur le modèle de l’opposition entre nature et culture tout en soulignant la nécessité de ne pas fonder la construction sociale sur une identité biologique. Aussi, en tant qu’il est rapport, le genre renvoie à une approche interactionnelle, relationnelle des sexes, car les caractéristiques associées à chaque sexe sont socialement construites dans une relation d’opposition101, ou du moins dans une relation binaire.

D’autre part, le genre désigne des rapports de pouvoir. Selon Joan Scott dans De l’utilité du

genre : « Le genre est un élément constitutif des relations sociales fondé sur les différences perçues entre les sexes, et le genre est une façon première de signifier le s rapports de pouvoir […] mieux encore, le genre est le champ premier à l’intérieur ou au moyen duquel le pouvoir se déploie »102. Les hommes et les femmes sont engagés dans une dynamique

d’interactions sociales qui produit des rapports de pouvoir. Ces rapports de pouvoir ont été posés historiquement et culturellement favorables aux hommes, d’où l’émergence du combat féministe à travers le monde pour promouvoir et atteindre l'égalité politique, économique, culturelle, sociale et juridique entre les femmes et les hommes. Ainsi, épistémologiquement , dans les sociétés européennes, les mécanismes qui rendent possible « la domination masculine » ont été démontrés ; elle est consolidée par trois principales instances que sont

97 L. Bereni et al., Introduction aux études sur le genre, op. cit. 98 F. Héritier, Masculin/féminin, op. cit.

99 Danièle Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe » dans Dictionnaire critique du

féminisme, Helena Hirata (dir), PUF., PAris, 2000, p. 35.

100 G. Rubin, « L’économie politique du sexe : transactions sur les femmes et systèmes de sexe/genre », art cit. 101 L. Bereni et al., Introduction aux études sur le genre, op. cit., p. 8.

l’État, la Famille et l’École103, et s’exprime à travers « une violence symbolique historicisée »

où « le dominé ne peut pas ne pas accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne

dispose, pour le penser et pour se penser, ou, mieux, pour penser la relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la relation de domination, font appara ître cette relation comme naturelle »

(idem, p41). Les femmes deviennent ainsi « réduites au statut d’instruments de production et

de reproduction du capital symbolique » (idem, p50).

Dans les sociétés européennes, le but du combat féministe a dès ses débuts consisté à dénoncer les structures de maintien et de reproduction de la domination masculine104. En France, dès

1949, le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir a constitué une source de réflexion théorique montrant comment les femmes sont l’autre, le second, l’inférieure soumis à l’homme. La célèbre phrase « On ne nait pas femme on le devient » extirpe le sexe du biologique pour le saisir dans ses enjeux politiques et sociaux, et traduit comment advenir femme est le résultat d’un apprentissage et d’un conditionnement social et sociétal qui déclassifie le féminin105. À

partir de 1970, le mouvement social des femmes va s’intensifier, s’organiser et être théorisé. La sexualité et le travail constituent dès lors les deux principaux objets du féminisme, avec une remise en question des structures hiérarchiques ainsi qu’une réflexion autour de l’espace familial et de l’espace public, d’où l’émergence du slogan « le privé est politique »106. Jusqu’en

1980, le combat est axé sur l’acquisition de droits civils et politiques (en France, droit de vote en 1944, droit d’exercer une activité rémunérée sans l’autorisation du mari en 1965, loi Neuwirth qui légalise la contraception en 1967 puis loi Veil pour l’Interruption Volontaire de Grossesse – IVG, réintroduction dans la loi du divorce par consentement mutuel en 1975). Avec l’entrée massive des femmes dans le marché du travail au début des années 80, les réflexions autour des conditions d’accès à l’emploi des femmes vont s’intensifier. La division sexuelle du travail, qui a pour caractéristiques « l’assignation prioritaire des hommes à la sphère

productive et des femmes à la sphère reproductive parce qu’elles auraient des aptitudes « naturelles » pour l’accomplir »107est dénoncée par les féministes marxistes et matérialistes.

103 Pierre Bourdieu, La domination masculine, Paris, Seuil, 1998, 142 p.

104 Pierre Bourdieu, « Les modes de domination », Actes de la recherche en sciences sociales, 1976, no 2, p.

122‑132.

105 Simone de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, I. Les faits et les mythes, Paris, Gallimard, 2012, vol. 2/1, 408 p. 106 C. Achin et L. Bereni (eds.), Dictionnaire genre & science politique, op. cit.

Dans la sphère domestique, le travail gratuit, invisible des femmes au service des hommes est remis en question108. Les femmes intègrent de plus en plus le milieu universitaire.

Le combat féministe autour de la sexualité évolue également à partir des années 80. Les notions de sexe social109 et de sexage110 sont développées pour désigner, en référence à certaines formes

d’esclavage et de servage, le système d’appropriation du corps des femmes pour le soin aux autres, la sexualité et la procréation. Les théories queer font leur émergence. La dualité sexe/genre est remise en cause sous un autre paradigme : le sexe, comme le genre, ne résulte pas moins que le genre d’une construction sociale111. En affirmant dans son ouvrage Trouble

dans le Genre que « Le sexe est, par définition, du genre de part en part »112, Judith Butler

appelle à une « interprétation plurielle du sexe » étant donné que « le genre n’est ni la

conséquence directe du sexe ni aussi fixe que ce dernier ne le paraît » (idem, p67). Dans cet

ordre d’idée, on ne doit pas « devenir femme » mais bien « choisir de le devenir » (idem, p71).

Ainsi, que ce soit dans la sphère publique comme dans la sphère privée, dans le cadre du travail comme dans le domaine de la sexualité, les féministes du Nord ont dénoncé l’étendue et la profondeur structurelle de la domination masculine ou patriarcat, ainsi définit par Christine Delphy « Le patriarcat désigne une formation sociale où les hommes détiennent le pouvoir, ou

encore plus simplement : le pouvoir des hommes. Il est ainsi synonyme de « domination masculine » ou d’oppression des femmes. (…) Il vient de la combinaison des mots grecs pater (père) et archie (origine, commandement)113.

Toutefois, notre recherche s’inscrit dans la lignée de la théorisation du genre qui a émergé des Suds et qui souhaite relativiser une forme d’universalisme du patriarcat, qui « ne semble

épargner aucune société et aucune époque de l’histoire »114 et qui serait « valable pour toutes

les sociétés connues, dans le temps et dans l’espace »115. Il s’agit de démontrer, à travers son

inscription en contexte africain, que le genre n’est pas seulement un système d’inégalités entre les sexes ; il est aussi un système signifiant, qui structure fortement les catégories de pensée116.

108 Christine Delphy, L’ennemi principal. Tome 2 : Penser le genre, Paris, Ed. Syllepse, 1998.

109 Nicole-Claude Mathieu, « Sexe et Genre » dans Dictionnaire critique du féminisme, s.l., PUF, 2004 110 Colette Guillaumin, Sexe, race et pratique du pouvoir : l’idée de nature, Paris, Côté-femmes, 1992, 239 p. 111 Monique Wittig, La pensée straight, Paris, Balland, 2001.

112 Judith Butler, Trouble dans le genre (Gender trouble): le féminisme et la subversion de l’identité, Paris, La

Découverte/Poche, 2012, p. 71.

113 Christine Delphy, « Patriarcat » dans Dictionnaire critique du féminisme, PUF., Paris, 2000, p. 154‑155. 114 S. de Beauvoir, Le Deuxième Sexe, I. Les faits et les mythes, op. cit., p. 52.

115 D. Kergoat, « Division sexuelle du travail et rapports sociaux de sexe », art cit, p. 36. 116 Héritier cité dans Bereni et al., p8

La dichotomie féminin-masculin sous-tend en effet toute une série d’autres dichotomies fondamentales de la pensée, selon des modalités variables en fonction des sociétés. D’où l’avènement des discussions autour de la notion de patriarcat et de colonialité du genre.

2. Eurocentrisme des catégories, colonialité du genre et