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Assignation des rôles de genre dans le domaine social, culturel et cultuel

Chapitre 4 : Étude de cas Dynamiques de genre en zone rurale avant le conflit

I. État des rapports de genre pré-conflit dans le Bayot (Nyassia)

2. Assignation des rôles de genre dans le domaine social, culturel et cultuel

Dès l’enfance, filles et garçons n’ont pas les mêmes rôles sociaux de genre. Alors qu’une part importante de l’emploi du temps du jeune homme sera consacré à l’apprentissage scolaire (avec un temps de travaux dans les champs et les rizières pendant les vacances scolaires), les jeunes filles restent prioritairement à la maison auprès de leur mère pour l’assistance aux tâches ménagères (cuisiner, faire le linge, la vaisselle, piler le riz, puiser de l’eau etc) ainsi que le soin des petits frères et sœurs. Les filles sont ainsi très peu scolarisées dans la zone du Bayot, notamment à cause du fait que les écoles primaires dans les années 1970-1980 se trouvaient à Kouring ou à Kaguitt (à une dizaine de kilomètres). Les collèges étaient encore plus rares. Ainsi, les parents concédaient plus aux garçons le fait de faire de longues distances pour rejoindre l’école, et moins facilement aux filles. Par ailleurs, l’unique lycée de toute la région se trouvait à Ziguinchor à défaut de Dakar ou Saint-Louis, et les garçons étaient jugés plus aptes à migrer pour aller étudier. C. Labrune Badiane371 a analysé les causes de la faible scolarisation des filles

en Casamance. Avec les comptoirs portuguais (18ème siècle) on constate les débuts de la

scolarisation des filles à Ziguinchor, mais dans des écoles de sœurs qui leur dispensaient une éducation religieuse et domestique (comment tenir une maison, coudre, cuisiner, repasser etc…). Sous la colonisation française (19ème siècle), la scolarisation des filles en Casamance n’a

jamais été une priorité. Pendant la période post coloniale, (année 1969-70) on ne comptait que 10,4% de filles au lycée de Djignabo de Ziguinchor contre 22,6% de moyenne nationale. En dix ans, la situation a peu évolué (11,8% en 1980-81)372.

Soulignons toutefois que si une majorité de femmes bayot n’ont pas été à l’école, la plupart des femmes originaires de Kouring ou de Kaguitt ont été scolarisées, au moins jusqu’au niveau primaire. Leur père ou oncle qui était enseignant dans les établissements les ont encouragés à fréquenter les bancs373. De même, certaines filles habitant près de ces villages ont pu être

scolarisées.

Par leur éducation domestique, les filles sont préparées au mariage. Dans la société Bayot, le mariage est une obligation, le célibat est inenvisageable. La femme Bayot est libre de choisir

371 C. Labrune-Badiane, « Affirmation d’une identité afro-portugaise et éducation en Casamance de la fin du XIXe

siècle au début XXe siècle », art cit.

372 C. Labrune-Badiane (ed.), L école en situation postcoloniale, op. cit.

373 Extrait d’entretien collectif avec des femmes issues de l’arrondissement de Nyassia (Kouring, Kaguitt, Mpack),

son mari en respectant toutefois le principe d’exogamie. En effet, une des règles du mariage est ici le principe d’exogamie. La femme doit se marier en dehors de son lignage et de son clan et dans les cas les plus extrêmes, il n’est pas permis de se marier avec un homme portant le même patronyme, partant du principe que l’ancêtre peut être commun. Chez les diolas Bayot, c’est un interdit religieux : « Ceux qui ont versé au même endroit ne peuvent pas mélanger leur

sang »374. Le mariage entre cousins et cousines est strictement interdit. En plus de l’argument

religieux, il y a la peur que les liens familiaux soient rompus en cas de conflit. Le principe d’exogamie explique les métissages fréquents ; la couleur de peau, l’appartenance « ethnique » ou la religion ne sont pas en général un obstacle.

Le divorce est une initiative qui peut librement être entreprise par la femme. Elle peut décider de se séparer de son mari lorsqu’elle n’est pas heureuse dans le ménage et a le droit de ne pas revenir sur sa décision malgré les intercessions faites par les parents ou proches pour conserver le mariage. Les enfants peuvent être laissés au père lorsque la femme quitte le foyer conjugal (sauf quand ils sont en bas âge) car ce sont les garçons en particulier qui hériteront des terres de leur père et qui doivent donc continuer de la fructifier, étant donné l’organisation foncière patrilinéaire. La femme peut donc divorcer, laisser ses enfants à son ex-mari et refaire librement sa vie. Parfois, elle peut choisir d’amener tous ses enfants, mais les garçons reviennent chez leur père pendant la saison des pluies pour cultiver la terre. Même s’il n’est pas préférable, le divorce justifié par la femme n’est pas mal vu comme dans les sociétés du Nord375, et le

remariage est aisé pour la femme (qui n’est pas stigmatisée).

La fonction principale du mariage est de permettre d’enfanter afin d’assurer la descendance du groupe. La naissance d’un enfant signe le passage de l’enfance à l’âge adulte chez les femmes. Une femme qui n’a jamais accouché « est comme un enfant qui ne connair rien » (« khalé bou

khamoul dara »), elle est « incomplète, immature même si elle a 100 ans »376. De plus, les

conditions de l’accouchement sont codifiées : il faut que l’accouchement se déroule de manière naturelle. C’est à cette condition que la femme peut accéder aux groupements associatifs (de quartier, de villages, religieuses –animistes et chrétiennes- ou pour les récoltes) qui sont essentiels dans la vie sociale bayot pour la bonne marche de la société ainsi que la préservation de sa stabilité. Dans le cas contraire, la femme stérile, dont les enfants sont morts-nés ou qui

374 Extrait d’entretien avec une prêtresse des bois sacrés du Bayot, Nyassia, avril 2019

375 Le divorce est assez mal vu dans les sociétés du Nord du Sénégal. Il est synonyme d’échec social pour la femme

qui doit conserver son ménage à tout prix et « supporter » les difficultés du mariage (« mougn »). Cette contrainte ne s’exerce pas sur les hommes.

n’a jamais accouché de manière naturelle, devient une paria ; elle ne peut assister aux enterrements (même de ses parents), et ce qui se dit ou décide lors des assemblées féminines lui est interdit. Personne, même sa mère, n’a le droit de lui en parler. La marque de cette exclusion sociale est définitive, jusqu’à la fin de vie : une femme morte sans enfants n’aura pas droit aux mêmes égards pendant son enterrement qu’une femme ayant une descendance. Même la femme qui aura accouché d’un enfant décédé en bas âge recevra plus d’égards. Pour pallier à cet échec social, des rituels comme le kanaleen sont mis en place pour les femmes qui n’arrivent pas à avoir des enfants, où dont les enfants décèdent de suite après leur naissance. Ces sociétés ne font pas une hiérarchisation entre les filles et les garçons ; avoir un fils n’est pas plus valorisé qu’avoir une fille, même s’il peut être préférable d’avoir un fils dans une certaine mesure, pour la succession des terres. Dans le cas où il n’y a pas d’enfants ou de fils, les terres reviennent aux oncles paternels.

Dans la mesure où le fait d’accoucher est ce qui fait advenir femme, les enfants hors mariage sont tolérés, mais une enquête est menée par la suite pour que le père marie la femme ; pendant ce temps, celle-ci reste chez ses parents avec l’enfant.

Dans le Bayot, la polygamie est rare et se limite à deux femmes, trois dans de plus rares cas. Les hommes ont également l’obligation d’épouser une femme en dehors du clan et de la lignée. La polygamie a un rôle fonctionnel : dans une société agricole dont les possessions foncières couvrent souvent plusieurs centaines d’hectares, avoir une femme supplémentaire signifie avoir des bras supplémentaires pour la récolte, et avoir beaucoup d’enfants. La polygamie permet donc d’avoir des ressources humaines, de la main d’œuvre. Elle peut également être entreprise lorsque la première femme n’arrive pas à avoir des enfants. Il existe une forte solidarité entre les coépouses qui s’entraident pour les travaux agricoles et pour les travaux domestiques. A l’occasion du mariage, la virginité de la femme n’est ici pas contrôlée. Dans le Bayot, la virginité de la femme est une affaire qui concerne strictement le couple : elle est laissée à l’appréciation du mari qui peut l’exiger ou ne pas l’exiger, choisir sa femme en fonction de ce critère ou pas. La femme qui n’est pas vierge à son mariage n’est pas socialement indexée, même si la femme qui se marie vierge et sans enfants est davantage célébrée.

Une fois mariée et mère d’un enfant, la femme occupe une place très importante dans la société grâce à son intégration dans les groupements associatifs et religieux. Selon O. Journet, « C’est

selon des modalités différentes que les femmes casamançaises se regroupent en association : selon leurs lieux d’habitation (originel ou celui de leur époux), leur classe d’âge, leur famille,

leurs activités économiques ou encore leurs cultes »377. Les associations cultuelles ont des

fonctions sociales essentielles : elles sont le gage de la prospérité matérielle ou physique du groupe, de la fécondité des femmes, de la santé des enfants (dont les fils), de l’accouchement ou de la maternité. Elles sont également perçues comme facilitant la survenue des pluies (déterminant dans une société agricole), permettant de conjurer le mauvais sort, à parer une épidémie etc. C’est pourquoi certains ukin (lieux de culte) sont détenus par des femmes, et ces dernières sont particulièrement craintes par les hommes. Les chrétiennes peuvent se retrouver dans les associations cultuelles, étant donné que le substrat animiste est toujours présent. Les grandes prêtresses existent chez les femmes, mais les hommes ont également leurs grands féticheurs. Les décisions prises dans les bois sacrés des femmes concernent les femmes, et les décisions prises dans les bois sacrés des hommes concernent les hommes. Tous deux prient pour la paix et la stabilité de la communauté, et si une décision doit s’appliquer sur l’autre, c’est suite à une concertation et avec son consentement. Les femmes sont également craintes des hommes à cause de leur pouvoir de malédiction. Les femmes bayot peuvent maudire en montrant leur nudité ou leur grossesse ; c’est pourquoi, le fait même qu’elles commencent à soulever leurs pagnes peut faire fuir les hommes ou les dissuader d’entamer (ou de poursuivre) un projet.

La fonction rituelle importante voire capitale des femmes se confirme par ailleurs dans le cadre des rites funéraires. Les diolas Bayot appliquent la réincarnation des âmes. En cas de mort suspecte, le défunt, lorsqu’il est sollicité, se réincarne chez un être vivant pour raconter les circonstances exactes de son décès. Seulement, cette réincarnation n’est possible que via les femmes. C’est à travers une femme qu’un défunt, même si c’est un homme, peut se réincarner. Le défunt choisi sa cible vivante sans distinction d’âge et donc de prédisposition mystique. Ce rite est jusqu’à nos jours pratiqué dans le Bayot378.

Le tissu associatif particulièrement dense des femmes diolas nous intéresse dans notre étude pour deux raisons : cela leur permet de développer un espace d’autonomie indépendant de celui des hommes, et cela leur permet d’avoir une capacité de mobilisation rapide et numériquement importante leur permettant a priori de peser sur le débat public. Les hommes ne sont pas engagés dans des réseaux associatifs aussi élargis que les femmes. Ils ne sont actifs que dans ceux

377 Journet 1994

378 Au cours d’un entretien (Brin, avril 2019), il m’a été raconté que le phénomène s’est produit il y a moins d’un

mois dans le village. Le défunt s’est réincarné chez une jeune fille qui était à Dakar ; celle-ci est revenue au village alertant tout le monde. Une réunion fut convoquée ; elle fut installée au centre et après une période de transe, le défunt s’est exprimé.

existant dans leur village, ceux-ci se limitant à des associations d’entraide pour les travaux agricoles pendant leur jeunesse. Un homme marié brave et valeureux est celui qui est capable d’assurer seul la culture et l’entretien de ses parcelles, avec l’aide de sa (ses) femme (s) et de ses enfants.

La place importante de la femme est également perceptible à travers son rôle de ariimen, c’est- à-dire « fille de la concession du père ». Même si la femme quitte le foyer de son père pour aller se marier, elle y garde une place et un rôle très importants. C’est elle qui règle les problèmes chez ses frères, et même les problèmes entre ses frères et leurs femmes. Elle fait office d’arbitre franc et direct, et son arbitrage est appliqué même dans les cas où elle est plus jeune. Elle assure en ce sens le bon fonctionnement de la maison paternelle. Dans le Bayot, la fonction d’ariimen est plus fréquente chez les femmes. Les hommes n’ont pas la même fonction du côté de leur maison maternelle, comme le développe F. Ki-Zerbo en analysant la triade mère/fils/neveu utérin dans les sociétés diolas379.

Enfin, le Bayot est une société sanctionnée d’interdits mystico-religieux. L’excision est traditionnellement une pratique strictement interdite. Elle est perçue comme une pratique dégradante, voire humiliante pour la femme ; « le fait de d’enlever à la femme une partie d’elle

la souille et la rend incomplète380 » d’autant que la femme excisée court un danger de mort381.

Dans le cas où elle serait mariée avec un musulman et excisée dans un autre village, le lien avec son village originel est rompu. Elle n’a plus le droit de remettre les pieds dans le Bayot sous peine de mort (mystique), et même ses parents n’ont plus le droit de lui rendre visite. Si elle mangeait un produit du terroir (en particulier du riz), sa vie serait menacée. Par contre, la circoncision existe chez les hommes à travers le bukut. Le bukut signe le passage de l’état d’enfant à celui d’adulte chez les hommes (il est donc l’équivalent de l’accouchement chez les femmes. Il a lieu en moyenne tous les trente ans ; pendant une durée moyenne d’un mois, les jeunes garçons opèrent une retraite en forêt durant laquelle ils font un apprentissage initiatique des règles du vivre ensemble et des valeurs communautaires. Dans le Bayot, les garçons n’ont toutefois pas le droit d’effectuer la cérémonie de bukut en dehors de leurs villages. La peine encourue n’est pas la mort, mais une cérémonie de purification qui est obligatoire dès qu’il réintègre le village. Celle-ci est nécessaire « avant de pouvoir remanger dans le village ». On constate ainsi une interdépendance étroite entre les hommes, la terre et les principes religieux

379 F. Ki-Zerbo, Les sources du droit chez les Diola du Sénégal, op. cit.

380 Extrait d’entretien avec une prêtresse des bois sacrés du Bayot, Nyassia, avril 2019

381 Lors des entretiens, l’évocation de ce sujet suscitait chez les enquêtées une dénégation ferme (« nous on ne

(animistes). Les femmes ne doivent pas connaitre tout ce qui est en rapport avec les préparatifs et le déroulement du bukut. Dans le sens inverse, c’est l’accouchement qui fait advenir femme, et tout ce qui est du domaine de l’accouchement doit rester un tabou pour les hommes. Il leur est interdit pour eux de voir une femme en couches ; c’est pourquoi les femmes en phase d’accouchement effectuent une retraite de plusieurs jours (jusqu’à sept jours après la naissance de leur enfant) avant de rejoindre le foyer conjugal382.

La notion « d’individualisme solidaire » proposée par F. Ki-Zerbo prend toute sa signification dans la société bayot. Celle-ci est très individualiste. Le ménage constitue la cellule familiale, et la notion de famille est nucléaire. L’homme diola cultive ses terres qu’il transmettra à son (ses) fils qui prendront à leur tour leur indépendance. Lorsque le père rend visite à son fils, c’est une honte pour lui de manger dans le même plat que lui, car cela induirait que sa récolte n’a pas été fructueuse ou qu’il n’est pas en mesure d’assurer sa propre récolte383. Le travail individue l

à la force des bras (et non avec l’aide de bétail ou de machines) est valorisé. Cette hardiesse au travail individuel ainsi que certaines valeurs liées à l’estime de soi et à la fierté entraine la rareté de la mendicité384. « Le bayot acceptera un don (d’un membre de sa famille, de ses voisins etc)

mais ne tend jamais la main ». De même le vol est un phénomène très rare385.

L’interdépendance fonctionnelle laisse néanmoins place à des formes de solidarité très présentes qui existent entre voisins, au sein des familles ou entre les familles. Outre les formes de sociabilité (don, partage, échanges) les hommes comme les femmes peuvent constituer des groupements par tranches d’âge ou par quartier pour l’entraide saisonnier dans les travaux agricoles (labour ou récoltes).