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4.1 Recherche qualitative et compréhensive

4.1.2 Aux origines de la recherche qualitative

L'observation, les entretiens, et d'autres méthodes qualitatives existent depuis que les voyageurs, les historiens et écrivains, d’Hérodote à Marco Polo, sillonnent les routes (Wax, 1971 ; Taylor et Bogdan, 1998). Entre récit de voyage et analyse descriptive du terrain, les carnets des explorateurs ont jeté la base des recherches qualitatives. L’une des œuvres la plus emblématique reste celle du grand voyageur Ibn Battuta. Doué d'un remarquable esprit d'observation et d'une mémoire étonnante, ses pratiques d’observation et de collecte d’informations ont émerveillé les orientalistes tant par son extraordinaire épopée que par la valeur scientifique des matériaux qu'il a rapportés (Chelhod, 1978). Parcourant pendant une trentaine d’années le monde, Ibn Battuta décrit méticuleusement les modes de vie des sociétés lointaines. C'est une mine de renseignements, tant géographiques, historiques, qu'ethnographiques sur les sociétés musulmanes au XIVe siècle, débordant même sur le monde non musulman, qu’Ibn Battuta regroupe dans des carnets de route (Chelhod, 1978).

À partir des notes de voyages des missionnaires, explorateurs et colonisateurs, les premiers anthropologues de la deuxième moitié du XIXe siècle recueillent les données ethnographiques afin de documenter la conception évolutionniste des différentes formes culturelles des sociétés non- européennes (Anadón, 2006). La vocation de l’anthropologue évolue avec les apports des travaux de Malinowski, Mead et Bateson. Leurs enquêtes inaugurent un nouvel horizon où l’anthropologue se considère comme un « homme du terrain » qui doit prendre « le temps de pénétrer très progressivement des univers qui lui paraissent à l’origine radicalement étrangers » (Abélès, 1989 :14). établissant le lien entre le savoir théorique et l’expérience du terrain (« planter sa tente au milieu du village »)l l’anthropologue confirme ainsi l'image d'un savant bien formé qui pénètre dans une société homogène, préservée de toute influence extérieure pour en devenir l'interprète autorisé (Kilani, 1987).

148 Dans la même période, aux États-Unis, des sociologues reprennent l’approche anthropologique de l’observation directe pour l’appliquer non plus aux sociétés lointaines et exotiques mais pour s’intéresser aux complexités de la densification des villes (Laperrière, 2009). Les premières enquêtes sociales sont effectuées dans la ville de Chicago et menées dans le cadre de l'insertion des populations rurales et émigrées dans les nouveaux cadres de vie urbaine. En pleine période d’industrialisation d’exode rural et de migration des habitants des États du Sud vers ceux du Nord, la ville faisait face à l’époque de sérieux problèmes de pauvreté, de délinquance et de violence. Les travailleurs sociaux, aux prises avec de tels problèmes et peu enclins à s'y confronter directement sur le terrain, avaient surtout envisagés de les analyser à travers des données statistiques officielles (Dufour et al. 1991). Toutefois, l'analyse de ces matériaux était rarement confrontée au spectacle de la misère et de la violence qu'offrait pourtant la ville de Chicago à cette époque (Dufour et al. 1991). Le département de sociologie de l'Université de Chicago avec William I. Thomas et Robert Park décide de pratiquer l’observation directe, les entretiens, les échanges informels et autres sources de données permettant d’approfondir la signification sociale et psychologique des phénomènes sociaux de pauvreté, de délinquance et de déviance. La recherche dans les sciences physiques et naturelles repose sur la prémisse qu’il existe une explication rationnelle à tout phénomène (Gringras et Côté, 2009). Or, on conçoit que les phénomènes sociaux et l’intentionnalité humaine ne peuvent se prêter aux méthodes d’analyse mathématiques et se mesurer dans un laboratoire afin de fournir des modèles infaillibles. L’autonomie de l’individu est réhabilitée ainsi que sa capacité à modifier les cours des événements (Mucchielli, 1991).

Sous l’impact des critiques faites à la transplantation aux sciences humaines du modèle des sciences exactes, le courant sociologique initié par l’école de Chicago élabore une « connaissance sociologique qui ne peut être livrée qu’à travers l’expérience immédiate, dans les interactions quotidiennes » (Mucchielli, 1991 :14). La « froideur de l’explication scientifique » est ainsi écartée et les chercheurs qualitatifs conçoivent « qu’il vaut mieux ‘comprendre’, en acceptant de rentrer

149 dans la logique propre des acteurs sociaux, en prise avec le phénomène » (Mucchielli, 1991 :12). S’inscrivant dans un paradigme compréhensif, la visée de l’analyse qualitative est de donner sens aux phénomènes sociaux et humains complexes et considère la réalité comme une construction humaine (Comeau, 1994; Mukamurera et al. 2006). En impliquant un ensemble de démarches de corrélations de données issues tant de l’observation que de l’analyse statistique (Laperrière, 2009), les sociologues de Chicago mettent en place une méthodologie de type qualitatif et se « préoccupent des problèmes sociaux d’un point de vue qui dépasse l’analyse statistique pour tenter de mettre en évidence une situation qui a besoin d’un changement social » (Anadón, 2006: 9). L’approche préconisée par ces sociologues se voulait allier l’analyse objective des structures et de la dynamique des situations sociales étudiées et l’appréhension intersubjective des acteurs sociaux qui y étaient appliqués (Laperrière, 2009).

Au fil des ans, la recherche qualitative a connu des développements notables qui lui ont permis de se positionner plus clairement et d’asseoir sa pertinence quant à ses fondements, ses designs et ses procédures systématiques (Mukamurera et al. 2006). La place des méthodes qualitatives dans les sciences humaines et sociales sera donc particulière car elles éclairent les effets de situation, les interactions sociales sous contraintes et le jeu des acteurs avec les normes sociales (Alami et al. 2009). Ces aspects sont essentiels en sciences humaines et sociales et particulièrement en Sciences de l’information et de la communication où ce domaine, « sous l’emprise des discours de la modernité, technologique ou non, requiert une attention toute particulière dans les travaux scientifiques la concernant, à quelque niveau que ce soit » (Miège et Paillart, 2007 :282). La recherche en SIC, dès sa naissance en France, fait face à deux problèmes fondamentaux. Le premier concerne le fait que la discipline, ne disposant pas ou peu de méthodes propres, doit faire appel souvent aux champs des sciences humaines et sociales. Cependant, les SIC ont depuis longtemps assumé leur caractère pluridisciplinaire et « reprennent, expérimentent et adaptent des concepts et

150 des méthodes forgés pour d’autres objets dans d’autres domaines scientifiques [et] elles inventent de nouvelles recherches et apportent un nouveau regard sur des objets déjà étudiés par d’autres » (Davallon, 2004 : 31). La seconde impasse épistémologique du champ des SIC se rapporte à la confusion existant dans la société où l’information et la communication sont appréhendées à travers leurs caractéristiques essentiellement techniques et non scientifiques (Davallon, 2004). Or, il est inconcevable d’ignorer les conditions de production, de fabrication et les contextes de réception des technologies de l’information et de la communication. Ces conditions et contextes s’inscrivent dans les relations de domination qui caractérisent les échanges des flux informationnels à l’échelle mondiale entre le monde capitaliste, le monde du « socialisme réel » et le tiers-monde (Miège, 2006). Afin de saisir ces relations de pouvoir, la grille d’analyse et méthodologique qui conduirait à une investigation rigoureuse serait l’ethnographie critique.

4.1.3 Les caractéristiques de la recherche