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Les notions de « réception » et « d’idéologie » de Stuart Hall

3.3. Le renouveau épistémologique des Cultural Studies

3.2.2 Les notions de « réception » et « d’idéologie » de Stuart Hall

La réalisation des travaux de Stuart Hall se traduit par une série de trois orientations épistémologiques : la première concerne son apport dans la compréhension des stratégies d’interprétation et de décodage du récepteur; la seconde se rapporte à la notion d’hégémonie empruntée à l’auteur Antonio Gramsci; enfin le dernier apport concerne la notion de « d’idéologie ». Dans ce qui suit, nous allons voir successivement ces trois apports.

Le premier apport de Stuart Hall se réfère à ses travaux de recherche sur la réception. Pour Hall, le message télévisuel est consisté comme un « texte prenant sa signification dans une interaction avec le travail du spectateur devenu lecteur » (Proulx et Maillet, 1998 : p. 122). Il a cherché à analyser l’interprétation du public de la programmation offerte. Cette dernière étant définie comme étant un « texte », le regard est porté sur les types décodage que les téléspectateurs déploient. Le tournant paradigmatique est effectué dès lors que l’on passe de l’usage lié à un besoin psychologique vers un usage motivé culturellement et sociologiquement. Dans son célèbre texte Encoding⁄Decoding publié en 1974 qui fonde le champ d’étude de la réception, Stuart Hall propose une position d’analyser les « effets » des médias à partir de celle de la réception (Breton et Proulx, 2002 : p.228). Contrairement aux approches de Claude Shannon et Weaver (1963) qui percevaient l’information comme un modèle linéaire simple de la communication où cette dernière y est réduite

110 à sa plus simple expression c’est-à-dire la transmission d'un message, Stuart Hall a effectué un changement en adoptant une approche sémiotique du message plutôt que mécanique. Le message n’est plus appréhendé comme une « sorte de paquet ou de balle envoyée par le transmetteur au récepteur » (Alasuutari, 1999 :3) mais il est encodé et que chaque public le décode à sa façon. L’argument principal de Hall consiste à disséquer les dispositions institutionnelles des médias qui, se situant dans le contexte plus large des rapports sociaux de pouvoir, auraient comme résultat de s’inscrire (encodage) dans la forme et les contenus des messages médiatiques. L’encodage suppose que l’émetteur, c’est-à-dire les médias, suggère une vision particulière du monde et des sphères économique et politique. Quant à l’audience, loin d’être passive, elle révèle diverses activités de lecture (décodage) des contenus médiatiques : le décodage de « conformité » consiste pour l’audience d’accepter et se conformer à la « lecture prescrite » (preferred reading); le décodage de « négociation » suppose que le récepteur ne partage que partiellement le code proposé, il « négocie les écarts, en adapte les significations »; le décodage d’ « opposition » renvoie à l’interprétation en contradiction où le récepteur oppose sa propre lecture à la lecture prescrite. Ces analyses ont pour la première fois permis de mieux saisir les multiples processus qui lient le récepteur à son média et se fondent sur un projet théorique doublé d’un travail empirique. Pour comprendre les actions d’interprétation du récepteur qui regarde la télévision, il ne fallait pas se limiter aux enquêtes par questionnaires. Le chercheur est parti en « explorateur » et a eu recours à une méthode ethnographique pour recueillir les données : entretiens approfondis, observations, observations participantes. Cette méthodologie a parfois montré ses limites puisque « les échantillons sont très petits et souvent constitués en fonction des découpages culturels que le chercheur cherche à construire » (Pasquier, 1997 : 738).

Le second apport de Stuart Hall dans les études de réception des médias consiste à l’abandon de la notion de « domination » qui est reformulée en termes gramsciens d’« emprise hégémonique », c’est-à-dire « de la capacité d’un groupe social à exercer un rôle de direction intellectuelle et

111 morale sur la société, à construire un rapport de pouvoir qui ne s’épuise ni ne se limite dans la force pure ou la conséquence mécanique des relations économiques de production » (Mattelart et Neveu, 1996 : 15). La notion d’hégémonie a été conceptualisée par A. Gramsci20 pour « décrire la forme de domination consentie, intériorisée qui existe en Occident » (Gingras, 1999 : p. 35). L’hégémonie consiste à chercher à obtenir l'adhésion sur des valeurs admises par la majorité et en y recourant à des moyens non coercitifs à travers des institutions civiles tels que les universités, églises et médias. Les secondes orientations, que nous allons développer plus loin, ont cherché à expliciter les stratégies d’interprétation et les types de décodage que les publics déploient pour comprendre les programmations qui leur sont offertes, ces dernières étant considérées comme un texte déclenchant la « production de significations spécifiques ».

Le troisième apport de Stuart Hall et qui a le plus inspiré notre recherche est son analyse intersectionnelle du concept d’idéologie. Dans son texte inédit en français et publié dans la revue

Raisons Politiques, Stuart Hall (2012) souligne l’importance de l’idéologie. Pour lui, l’idéologie est

conçue comme de « des systèmes signification à travers lesquels nous représentons le monde, pour nous-mêmes et pour les autres » (p.147). Les idéologies se matérialisent dans des pratiques sociales et « n’opèrent pas à travers des idées isolées, mais à travers des chaînes discursives, des ensembles, des champs sémantiques, des formations discursives » (p.149). Il souligne que toute pratique sociale se forge « dans un jeu mutuel de signification et de représentation » (p.147). Le concept d’idéologie prend plus de relief lorsque Stuart Hall l’applique avec les termes de « noir », « antillais », « métis », « immigrant » et « coolie ». En se basant sur sa propre vie d’adulte passée en Angleterre, Stuart Hall analyse les façons dont ces mots lui ont assignés « une place » de façon parfois violent, parfois amicale, ou encore de façon ambigüe et le « situent dans une chaîne signifiante qui construit une identité à travers les catégories de la couleur, de l’ethnicité, de la

20 Antonio Gramsci, militant italien du 20ème siècle, est mort en prison en 1937. Socialiste, il a été pendant 10 ans

journaliste avant de devenir un dirigeant politique. Ses écrits, regroupés dans Cahiers de prison, ont été rédigés entre 1929 et 1935.

112 race » (p.153). En effet, il explique comment, en Angleterre et dans sa terre natale en Jamaïque, le sens attribué à ces mots se forme à travers des systèmes de représentation « qui classifient le monde et permettent à la pensée sociale, au sens commun, de se l’approprier » (p.154). En Angleterre, le terme « Antillais » est désormais « idéalisé » et se réfère au « reggae, le rhum-coca, les lunettes de soleil, la mangue et toutes ces salades de fruits en boîte qui tombent des cocotiers » (p.154). Par contre, le mot « immigrant », loin d’être « romantique », renvoie à une appartenance à un « ailleurs » suggérant la question suivante: « Quand allez-vous rentré chez vous ? » (ibidem). En Angleterre ou en Jamaïque, les termes se forgent à l’intérieur de «systèmes de différences et d’équivalences différents». C’est ainsi que les mots « métis », « noir » et « coolie » sont articulés en Jamaïque en termes de distinction de classe, de statut, de race et de couleur. Sa famille se considérait comme appartenant à la catégorie « métis », c’est-à-dire à la classe moyenne maronne « non noir » alors que la catégorie des « noirs » correspond « aux autres », au rang social inférieur des « gens ordinaires » de l’île. Dans le discours racial, on assigne le mot « coolie » au rang au dessous de celui des « noirs ». Les « coolies » en Jamaïque désignent les travailleurs indiens originaires de l’Inde et installés dans l’île après l’abolition pour travailler dans les champs de plantations. L’origine de ces catégorisations sociales et raciales se situe dans la période historique de l’esclavage et servaient à « donner un sens à l’insertion des peuples mis en esclavage des royaumes côtiers d’Afrique de l’Ouest dans les rapports sociaux de production de travail forcé du Nouveau Monde » (p.156). Cette catégorisation continue de nos jours à classifier, forger et hiérarchiser les identités sous les formes raciales et ethniques et c’est par ce processus que les structures de domination et les rapports sociaux d’exploitation et de production se réalisent. Ainsi, « l’idéologie a ici la fonction d’assigner une population dans des classifications particulières organisées autour de ces catégories » (p.156). Toutefois, Stuart Hall souligne la complexité de cette classification et mentionne l’existence dans le contexte des Caraïbes des situations où des « Noirs », asservissant d’autres « Noirs », se positionnent en haut de l’échelle de l’exploitation.

113 D’un espace à un autre, le même mot n’a pas les mêmes connotations et est énoncé dans un « champ sémantique » ou dans une « formation idéologique » en liens avec des modes opératoires différents. Loin d’être isolés, ces mots appartiennent en Jamaïque et en Angleterre à des processus de catégorisation qui forment deux systèmes de discours idéologiques influençant le champ des rapports sociaux. Ces derniers se construisent à l’intérieur de trois « contradictions différentes » qui sont la classe, la race et le genre. Dès lors, pour Stuart Hall, il serait pertinent d’analyser les contextes dans lesquels ces trois rapports « s’articulent », « se mobilisent » et « se connotent » les uns avec les autres et redéfinissent les positions sociales.

Les processus de catégorisation des groupes sociaux ne sont pas immuables et figés. Il y a un jeu de miroir complexe qui s’établit entre ce qui assignent une identité et ceux qui la contestent dans la « chaîne idéologique ». Les individus sont ainsi soumis à une « lutte idéologique ». Ils essayent par un mouvement de « réarticulation » et « désarticulation » de briser ou déplacer la « chaîne idéologique » en remplaçant les mots par un « nouvel autre ensemble alternatif de termes ». Le mot « noir » auparavant à connotations négatives est désormais détourné de sa signification, modifiés et investi « d’une valeur idéologique positive ». Dans le contexte jamaïcain, le mot « noir » ne s’est pas référé nécessairement à une « appartenance à une classe » mais a « été profondément inséré dans les discours de la distinction et de la violence raciale » pendant l’esclavage et la colonisation. Par la suite, la bourgeoisie locale a utilisé le mot « noir » comme un « camouflage » pour dominer les « masses » et celui-ci « a paru enchaîné dans les discours et les pratiques de l’exploitation économique et sociale » (p.159). Une appropriation du terme par les « sous-classes citadines et rurales » se fera tardivement et le mot « noir » sera désormais associé à la révolution culturelle de la Jamaïque et aux mouvements des droits civiques. Ainsi, le sens conceptuel du mot « noir » a changé au gré des différents mouvements qui l’ont investi et n’existe « idéologiquement » qu’à travers sa lutte et sa contestation. Stuart Hall propose ainsi de comprendre le mot « noir » comme tout autre concept à travers la théorie de l’idéologie et insiste

114 sur les conditions intersectionnelles qui sous-tendent les façons dont la « race » est réappropriée dans les luttes de classe.

Les idées novatrices de Stuart Hall ont inspiré de nombreuses études. Dans la sections suivante, nous verrons comment l’approche de la « domestication » des TIC analyse les multiples manières déployées par les individus pour utiliser internet et consommer la télévision au sein de leur domicile.

3.4 Pratiques médiatiques et usages des TIC