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Ethnographie critique, pratiques médiatiques et construction identitaire

3.5 Médias ethniques, diasporas et pratiques médiatiques

3.5.4 Ethnographie critique, pratiques médiatiques et construction identitaire

La recherche dans le domaine des SIC et plus particulièrement les travaux sur les pratiques médiatiques et les usages des TIC se doivent de tenir compte des rapports de pouvoir. Pour Serge Proulx (2005), l’analyse des pratiques médiatiques doit réussir à articuler la dimension descriptive de l’interprétation des sens donnés par les acteurs à leur environnement et la dimension normative de la philosophie politique critique. Tout en tenant compte de ces deux dimensions fondamentales proposées par Serge Proulx, nous souhaitons dans notre recherche donner la voix aux refugiés et migrants Somaliens ; analyser le rôle des médias dans la sphère privée ainsi que les mécanismes de construction identitaire dans le contexte de migration ; comprendre la représentation médiatique des groupes minorisés et les rapports liés au genre ou aux relations intergénérationnelles. Pour ce faire, nous empruntons les outils méthodologiques de l’ethnographie critique (Voir chapitre 4). La démarche épistémologique de l’ethnographique critique nous conduit à dépasser le paradigme de la célébration des publics actifs et porte une attention inédite aux relations de pouvoir entre le dominé/dominant, aux appartenances ethniques et la question du genre. La posture de l’ethnographie critique s'inscrit « dans les relations structurelles et historiques de pouvoir que les récepteurs ne contrôlent pas » (Ang, 1993 :79). À travers la prise en compte des pratiques médiatiques quotidiennes dans la sphère privée familiale, l’ethnographie critique nous permet « d’opérationnaliser » les mécanismes dans lesquels l’identité culturelle se construit. Or, l’identité culturelle est indissociable aux capacités des groupes dominants à produire et à diffuser des symboles et ceux qui en sont dépourvus (Tardiff, 2008). Le rôle de l’identité culturelle est dès lors examiné sous le prisme des relations de pouvoir.

L’ethnographie critique appliquée aux publics des médias a manifestement étendu et transformé la compréhension de la dynamique de la consommation des médias (Ang, 1993). Toutefois, dans le but d’une recherche critique, Ian Ang souligne qu’il n’est pas suffisant d’analyser uniquement

129 l'expérience du public car cela « nous incite à mettre au premier plan le moment socio- psychologique de contact direct entre les médias et les membres du public, et à isoler ce moment particulier comme l'occasion idéale d'un examen ethnographique » (Ibid. : 79). Pour Ian Ang, les nombreux travaux ethnographiques sur les pratiques médiatiques par des « publics discrets » constitués de populations minoritaires ou minorisées ne considèrent la réception que ce moment « pseudo-intime » de la rencontre médias/public. Pour une approche véritablement critique, il est nécessaire, note-t-il, de tenir compte plutôt des différences entre des modèles de réception spécifiques, et articuler ceux-ci plus généralement à des relations sociales de pouvoir et dans des processus « micro » et « macro ».

Dans cette section, nous passons en revue deux recherches qui, adoptant l’ethnographie critique, étudient les liens entre les pratiques médiatiques et l’identité culturelle. L’une a été réalisée au Canada et concerne des familles canadiennes et la seconde se concentre sur des familles britanniques et d’origines indienne. Elles sont pertinentes et ont inspiré notre recherche et elles montrent comment l’identité familiale se construit à travers les pratiques médiatiques mais aussi à travers des dynamiques externes qui dépassent le contexte domestique.

Serge Proulx et Marie-France Laberge (1995) ont analysé les processus de construction identitaire des publics à travers l’utilisation de la télévision. Pour ce faire, ils ont réalisé des entretiens individuels avec des membres de seize familles canadiennes résidant dans la région de Montréal et d’Ottawa. Huit familles sont francophones, quatre anglophones et les quatre dernières sont formés d’immigrants. À partir du regard porté par les usagers sur leurs propres pratiques, les auteurs abordent les effets générationnels (constitution de sous-groupes distinguant les enfants des parents ou des adolescents), l'assimilation de valeurs diffusées par la télévision, les phénomènes de reproduction « héréditaire » dans les usages médiatiques, les rapports de pouvoir à travers les usages et enfin le rôle des contenus dans l'initiation des conversations entre les différents membres.

130 Les deux chercheurs ont cherché à saisir la construction de l'histoire du groupe familial en matière de pratiques télévisuelles. Ils observent que les significations attribuées aux messages médiatiques contribuent à la constitution d'une identité familiale : « l'usage domestique des médias participe à la construction et au renforcement d'une "ambiance familiale" - et donc, d'une certaine manière, de l'identité familiale - à travers le développement de ce que nous appelons la culture télévisuelle propre à l'histoire particulière d'une famille donnée » (p.124-125). Cette réception active des médias, née d’une culture propre à chaque famille, se fabrique dans de « multiple instances de médiation » et se situe entre « l’externe et l’interne, entre le privé et le public, entre le local et le global ». Le « contexte familial » constituant le cadre interprétatif privilégié pour analyser les significations sociales attribuées aux usages des médias, les auteurs estiment que la réception des médias se fait dans une dynamique double, celle d’une socialisation par les médias dans l’univers privé des citoyens et celui d’un processus de privatisation de l’univers public médiatique à travers des stratégies d’appropriation des messages. À travers la télévision, c’est une quantité considérable d’informations qui y sont diffusées. Les membres de la famille discutent de ces informations et échangent des commentaires et la télévision s’intègre ainsi dans la vie ordinaire. Ainsi, la télévision permet des possibilités de communication avec le monde extérieur. Elle façonne aussi les pratiques médiatiques et redéfinit les relations entre les parents et les enfants, ces derniers remettant en question l’autorité parentale sur les manières de voir la télévision. Ainsi, la télévision posséderait un « élément de modification potentielle des structures traditionnelles de communication au sein de la famille » (p.129). La télévision, « meuble » de l’environnement domestique de la famille, reflète en même temps les relations de pouvoir qui caractérisent les membres de l’unité sociale familiale : « Le contrôle de la télécommande ou celui du magnétoscope sera ainsi souvent dans les mains de la personne qui occupe la position de pouvoir dans la dynamique familiale » (p.128- 1289). Et c’est le père qui détient le plus souvent ce pouvoir.

131 Cette étude a le mérite de montrer la pluralité de la réception de la télévision dans le cadre de la famille. Cependant, les informations socioéconomiques des participants manquent cruellement. Les données concernant le revenu, le niveau d’éducation indiquant les origines sociales pourraient nuancer la réception « active » de la télévision.

La seconde étude de terrain qui a inspiré notre recherche est celle qui a été menée par Marie Gillespie (1995). Dans son ouvrage intitulé Television, Ethnicity, and Cultural Change, l’auteure examine les façons dont la télévision transnationale et la vidéo sont utilisées pour reconstruire une identité culturelle et comment ces médias deviennent des outils du changement culturel au sein de la diaspora indienne de Londres. L’auteure explore comment les jeunes négocient l’identité culturelle entre le local et le global. Elle découvre comment les jeunes de la deuxième génération réaffirment leur identité et en même temps défient les traditions parentales. Marie Gillespie propose une enquête précieuse sur les négociations des identités et s’impose d’emblée comme une contribution importante aux débats actuels sur les pratiques médiatiques par les groupes diasporiques. Son enquête ethnographique, qu’elle estime être essentielle si l’on veut comprendre et analyser les pratiques médiatiques, lui permet de « lire le monde comme elle lit les messages médiatiques, à travers les yeux des participants de la recherche » (p. 1). Ce qui fait la force de son étude, c’est la ténacité avec laquelle l’auteure essaye d’éviter les écueils de l’essentialisme qui a tant caractérisé les études sur l’ethnicité des jeunes de la deuxième génération. En effet, pour cette sociologue, l’identité culturelle des jeunes panjabis doit être pensée comme n’étant pas définie une fois pour toute, comme étant toujours en formation et se redéfinissant en permanence sous l’effet, en particulier, des apports extérieurs. Marie Gillespie soutient que les séries de soap opera diffusées par les chaînes transnationales sont réinterprétées localement par les jeunes panjabis, ce qui leur permet non seulement de « peaufiner leurs conceptions de leur identité culturelle mais aussi de redéfinir leur identité collective » (p.207). Elle prend aussi le pari de ne pas passer sous silence les enjeux liés à la discrimination raciale prenant racine dans l’histoire des relations

132 colonisés/colonisateurs. Ces enjeux, souligne t-elle, ne cessent de « structurer la compréhension des individus des transformations culturelles auxquelles ils participent » (p. 206).

Il a été reproché à Marie Gillespie « d’offrir une lecture essentialisée d’une communauté orientale » se focalisant sur « l’ethnicité » de la diaspora pendjabi à Londres et décrivant une situation dans laquelle les jeunes Pendjabis seraient écartelés entre la culture traditionnelle des parents et la culture occidentale (Mattelart, 2007 :p.39). Or, la notion de « double identité » invoquée à propos de la deuxième génération a souvent été remise en cause. L’anthropologue Deirdre Meintel a montré comment la « double identité » est dépeinte comme étant une « pathologie » ou « une sorte de schizophrénie socioculturelle » (1993 :p. 64). Pour l’auteur, derrière ces considérations, il existerait un présupposé, celui de considérer que « la seule alternative à l’assimilation serait la conservation de traits primordiaux » (Ibidem). L’identité serait ainsi multidimensionnelle possédant de multiples « référents », « plans » et « niveaux ».

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3.3 L’approche critique en communication pour