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1.2. Les effets de l’action humaine sur la nature : entre progressisme et écologisme

1.2.1. Aux origines de l’écologisme

Face à ce progressisme messianique, quelques inquiétudes s’expriment toutefois témoignant de l’émergence d’un premier écologisme19. Avant même la constitution de la géographie comme discipline académique, plusieurs voix s’élèvent, en Europe et dans le monde, pour dénoncer les destructions opérées par l’homme. En France, l’ingénieur des Ponts-et-Chaussées, Alexandre Surell, en poste à Embrun et auteur de l’Étude sur les torrents

des Hautes-Alpes (1841), établit une relation causale entre la « violence destructrice des torrents » et le mauvais état du couvert végétal (forêts et prairies) imputable au surpâturage20. Les crues catastrophiques des années 1850 et 1860 révèlent l’urgence d’une politique volontariste de lutte contre l’érosion. À partir de 1860, une série de lois sont approuvées : loi de boisement (1860), loi de végétalisation (1864) et loi de restauration des terrains en montagne (1882) dite loi RTM. Toutes ces lois visent à restaurer un couvert végétal et à conserver les terrains en montagne. Elles désignent l’homme comme le principal responsable de la dégradation des versants et de l’aggravation de la torrentialité. Les forestiers, chargés de la mise en application de la législation, se heurtent à l’opposition d’une population montagnarde, nombreuse (le milieu du XIXe siècle correspondant en général au maximum démographique dans l’espace rural français) et déterminée à ne pas se laisser déposséder de ses droits d’usage sur la montagne. La seconde moitié du XIXe

siècle est traversée par des affrontements parfois vifs entre forestiers et population locale autour du reboisement ; chaque groupe étant porteur de visions antinomiques de la nature et des ressources naturelles.

Si l’action humaine est jugée responsable de la dégradation du couvert végétal en montagne, elle est aussi coupable d’une réduction inquiétante de la faune sauvage. Le naturaliste français Maurice de Tribolet (1852-1829), professeur à l’université de Neuchâtel, répertorie, dans un article publié en 188421, les espèces que l’homme a fait et fait encore disparaître – sur terre comme dans les mers du globe – soulignant le risque d’« immense

appauvrissement de la nature dans un avenir plus ou moins lointain » (Tribolet [de], 1884,

repris dans Bourg et Fragnière, 2014 : 101). Il déplore la modification des équilibres naturels imputable à l’homme et porte un regard critique sur une « civilisation » destructrice. Cette « lutte contre la nature » est contraire à la raison et aux intérêts mêmes de l’espèce humaine :

19 Nous définirons l’écologisme au sens large comme toute attitude animée par le souci de protéger la nature et d’alerter les sociétés des dégradations subies par celle-ci.

20 Cet ouvrage fondateur a eu une influence déterminante dans la mise en œuvre de la politique française de reboisement des montagnes sur laquelle nous avions eu l’occasion de travailler dans le cadre de notre mémoire de maîtrise consacré à l’évolution des processus érosifs en lien avec l’occupation humaine, dans le bassin de la Méouge (Drôme). Suivant les préceptes d’A. Surell, un périmètre de Restauration des terrains en montagne (RTM) dans ce secteur des Baronnies méridionales, proche de la vallée plus connu de l’Ouvèze, fut établi dès la fin du XIXe siècle.

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M. de Tribolet (1886). « Les animaux disparus depuis l’apparition de l’homme », Revue savoisienne, janvier-avril, p. 40-115. Cet article a été partiellement reproduit dans l’anthologie de textes sur la pensée écologique récemment publiée par D. Bourg et A. Fragnière (2014).

« Les hommes, en se multipliant, changèrent l’état du pays ; ils pourchassèrent les animaux,

et quelques-unes des espèces les plus remarquables pouvant être facilement atteintes, disparurent bientôt. L’aveugle cupidité et l’amour de la destruction ont causé la perte d’animaux capables de fournir de précieuses ressources » (Tribolet (de), 1884, repris dans

Bourg et Fragnière, 2014 : 99). Dans un siècle où l’œuvre civilisatrice de l’Occident est fréquemment exaltée, le naturaliste alerte sur la menace que l’homme, mû par une quête insatiable du profit immédiat, fait peser sur les mammifères terrestres et marins. Il met l’accent sur le risque d’extinction de certaines espèces comme les bisons des grandes plaines d’Amérique du Nord, menacés d’extermination par la « balle des chasseurs modernes ». Il rejoint l’inquiétude formulée par quelques pionniers de l’environnementalisme outre-Atlantique.

Aux États-Unis, les années 1890 mettent un terme à l’expansion vers l’Ouest. L’effacement de la « frontière » et la fin de la colonisation intérieure entraînent une modification du regard porté sur la nature avec le glissement de l’idée de conquête à celle de préservation. Les hommes de lettres et philosophes, Ralph Waldo Emerson (1803-1882) et Henry D. Thoreau (1817-1862), liés d’ailleurs par une grande amitié, inaugurent une nouvelle façon d’appréhender la nature. Tous deux originaires du Massachusetts, installés à Concord, ils se plaisent à parcourir les forêts de leur région et à communier avec la nature. Ils partagent une même conception, holistique, de la nature « au sein de laquelle l’homme peut puiser des

ressources, tant matérielles que spirituelles » (Bourg et Fragnière, 2014 : 17). La

contemplation de la nature incite à la méditation et conduit à la conscience de soi. Elle libère l’homme lui permettant d’échapper à une « existence de désespoir tranquille » (Thoreau, [1854], 2013 : 18). La nature est émancipatrice. Cependant, elle ne s’offre pas au spectateur dans une évidente immédiateté, elle requiert un effort et une discipline intellectuelle pour être « comprise, interprétée et modelée » (Paquot in Paquot et Younès, 2012 : 275). Pour Ralph Waldo Emerson comme pour Henry D. Thoreau, la compréhension de la nature est une expérience individuelle ouvrant à chacun les clés de son propre esprit. En 1854, Henry D. Thoreau publie Walden, le journal de sa retraite de deux ans dans les bois, près de Walden Pond, non loin de sa ville natale, Concord. Il y relate cette expérience personnelle d’immersion dans une nature qu’il décrit avec minutie pour révéler l’égalité régnant entre tous les êtres vivants. Ce retour aux besoins essentiels lui permet de se libérer et de retrouver le sens profond de son existence, perdu dans la « civilisation » urbaine et industrielle : « Je suis

parti dans les bois parce que je désirais vivre de manière réfléchie, affronter seulement les faits essentiels de la vie, voir si je ne pouvais pas apprendre ce qu’elle avait à m’enseigner, et non pas découvrir à l’heure de ma mort que je n’avais pas vécu » (Thoreau, [1854], 2013 :

98). Par cet acte de dépouillement volontaire, il peut se consacrer à la réflexion sur le sens profond de son existence. La nature est une source, sans cesse renouvelée, d’élévation spirituelle : « La plupart des luxes et presque tout ce que l’on appelle le confort de l’existence

sont non seulement des choses superflues, mais d’authentiques obstacles à l’élévation de l’humanité » (Thoreau, [1854], 2013 : 24). Pour autant, Henry D. Thoreau n’est pas

technophobe acharné. Il a une position assez ambiguë par rapport au Progrès. S’il ne condamne pas les effets du Progrès sur la nature, il déplore en revanche l’accélération qui lui semble vaine du temps humain. Le progrès des communications auquel il assiste est pour lui superflu et il invite à un retour à une vie plus simple et sereine, plus propre à la réflexion : « Les hommes vivent trop vite. Ils trouvent sans doute essentiel que la Nation fasse du

commerce, exporte de la glace, converse grâce au télégraphe et voyage à la vitesse de trente miles à l’heure, qu’eux-mêmes le fassent ou pas ; mais que nous vivions comme des babouins ou comme des hommes, voilà qui reste un peu incertain. » (Thoreau, [1854], 2013 : 99).

Henry D. Thoreau et Ralph Waldo Emerson sont des transcendantalistes finalement plus proches de Rousseau et des romantiques que de l’écologisme. Ils n’analysent guère les faits sociaux et les impacts de l’action humaine sur la nature. Leur pensée est davantage une poétique de la relation existentielle de l’individu à la nature qu’une dénonciation des effets de la société urbaine. Selon Thierry Paquot (2012 : 282), il serait aberrant de vouloir faire de Ralph Waldo Emerson « le père de l’écologie ». Pourtant sa philosophie tout comme celle de Henry D. Thoreau ont inspiré l’écologisme américain naissant.

L’émergence de l’écologisme aux États-Unis se produit à la faveur de la prise de conscience du caractère limité et fini de ressources naturelles longtemps perçues comme inépuisables. La fin de la conquête de l’Ouest conduit à une révision de la conception de la nature. La progression du front pionnier vers le Pacifique avait signifié la domestication de la nature sauvage, de la wilderness américaine et la dégradation irréversible de nombreuses zones. L’homme politique, diplomate et homme d’affaires, George Perkins Marsh (1801-1882) est considéré comme un pionnier de l’écologisme. Il publie en 1864 un ouvrage considéré comme le premier travail d’environnementalisme scientifique de l’histoire étasunienne (Bourg et Fragnière, 2014 : 65). Il écrit cet ouvrage au retour d’un voyage en Méditerranée au cours duquel il est frappé par les marques dans le paysage des destructions occasionnées par l’activité humaine passée ; il craint que son pays ne subisse rapidement le même sort. Il établit un parallèle entre ce qu’il vient d’observer et la menace qui pèse sur le continent nord-américain engagé, depuis la fin du XVIIIe

siècle (Land Ordinance de 1785), dans une conquête systématique des terres vierges, mises en ordre, cadastrées, divisées en sections géométriques et vendues à des fermiers ou, le plus souvent, à de grandes compagnies se consacrant à la spéculation foncière (Duban, 2001). Conscient du gaspillage des ressources abondantes de l’Ouest américain sous l’effet de l’avancée de ce front pionnier (déforestation, chasse et pêche incontrôlées conduisant à l’extinction de populations animales, érosion des sols consécutive à des techniques culturales inadaptées, pollution des eaux et de l’air du fait du développement industriel…), George Perkins Marsh se fait l’avocat, dans son ouvrage

Man and Nature (1864)22, d’un usage rationnel du sol : « Man has too long forgotten that the

earth was given to him for usufruct alone, not for consumption, still less for profligate waste

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Ce premier livre recevra un accueil enthousiaste du public : en quelques mois, 100 000 exemplaires sont vendus ce qui témoigne de l’intérêt de l’opinion. G. P. Marsh publiera une nouvelle édition révisée de cet ouvrage, en 1874, sous le titre :

(…). Man is everywhere a disturbing agent. Wherever he plants his foot, the harmonies of nature are turned to discords. »23 (Marsh cité par Merchant, 2002 : 127). Agent perturbateur de l’harmonie naturelle, l’homme doit apprendre à vivre avec elle et restaurer ce qu’il a détruit ; responsable de graves dommages, le colon doit les réparer « [he has to] become a

co-worker with nature in the reconstruction of the damaged fabric… He must aid her in reclothing the mountain slopes with forests »24 (Marsh cité par Merchant, 2002 : 128). À l’instar d’Alexandre Surrel en France, George Perkins Marsh préconise une restauration des versants dégradés par l’homme. Il conçoit l’homme comme une menace pour la nature. Son ouvrage aura contribué à la prise de conscience de l’exploitation chaotique des ressources naturelles et des dangers du capitalisme sauvage. Il est considéré aujourd’hui comme l’un des premiers artisans de la protection de vastes régions de l’Ouest américain. Il annonce l’apparition de l’environnementalisme aux États-Unis, à la fin du XIXe siècle.

Ce dernier ne constitue pas un mouvement unitaire. Il s’est très tôt divisé en deux courants animés par des débats assez vifs : le courant de la protection et celui de la conservation. Le premier est un courant assez radical dont la figure de proue est le naturaliste John Muir. Il consiste en une approche biocentrée de la nature qui prône la préservation stricte de la nature. L’écologie profonde contemporaine (ou deep ecology) est en partie l’héritière du protectionnisme du tournant du XIXe

siècle. Le protectionnisme se fonde sur l’idéal d’une

wilderness primitive, d’une nature maintenue dans son état originel. Pour ce courant

protectionniste, l’intervention humaine est nécessairement négative et doit être la plus limitée possible. Il est à l’origine de la création, à la fin du XIXe siècle, des premiers parcs nationaux américains – et mondiaux – : Yellowstone (1872) et Yosemite (1890). L’approbation, dès 1864, par le Congrès du Yosemite Act donne lieu à l’application des premières mesures de protection de la vallée de Yosemite et d’une futaie de séquoias située au sud, la Mariposa Grove. Elle inaugure la mise en œuvre d’une politique de la nature aux États-Unis, dans une région (la Californie) en pleine expansion, précisément l’année de parution de l’ouvrage de George Perkins Marsh. L’objet de ces premiers parcs était de protéger des monuments naturels (geysers, cascades, immenses arbres, etc.), dignes d’être érigés en patrimoines nationaux pour un pays jeune en quête de symboles identitaires. Ils sont devenus peu à peu des emblèmes de la nature originelle perdue au point que la wilderness constitue aujourd’hui le principe unificateur de la gestion de tous les parcs nationaux américains (Graber, 2010). Si l’instrument de la politique protectionniste est le parc national, celui du courant conservationniste est la forêt nationale (Figueiredo, 2006).

Le second courant environnementaliste est incarné par l’ingénieur des Eaux et Forêts, Gifford Pinchot (1865-1946), formé en France, à l’école forestière de Nancy. Celui-ci devient,

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« L’homme a trop longtemps oublié que la terre lui a été donné seulement en usufruit et non pour la consommation,

encore moins pour un gaspillage incontrôlé (…). L’homme est partout un agent perturbateur. Partout où il pose son pied, l’harmonie de la nature est détruite ».

24 « [Il doit] devenir un collaborateur de la nature dans la reconstruction du tissu endommagé… Il doit l’aider à

de 1905 à 1910, le premier directeur du Service national des forêts (National Forest Service). À la tête de ce nouveau service, il œuvre alors à la restauration du couvert forestier. Il devient l’un des porte-parole de la « conservation ». Ce mouvement anthropocentriste tente de concilier exploitation des ressources naturelles et protection. Il défend un usage raisonné de la nature. Pour les tenants de la « conservation », la nature est dotée d’une valeur instrumentale. Elle est au service de l’homme, mais doit être ménagée, utilisée raisonnablement : il convient donc de ne pas exploiter abusivement les ressources naturelles en adoptant par exemple des pratiques de foresterie respectueuses des équilibres sylvicoles et soucieuses des générations futures. La « conservation » fondée sur la prise de conscience du caractère limité des ressources naturelles et préconisant un usage avisé de celles-ci « sonnait le glas du mythe

d’un Ouest aux forêts, aux fleuves et aux terres inépuisables » (Duban, 2001 : 62).

Aux États-Unis d’abord, mais aussi en Europe, la fin du XIXe siècle voit donc se constituer les premiers mouvements de protection de la nature. Ceux-ci sont, en France, organisés autour des sociétés savantes et des premières associations de tourisme – Touring Club de France (1890) ou Club alpin français (1874) – et contribueront à l’élargissement de l’idée de protection du patrimoine bâti au patrimoine naturel remarquable et à l’approbation des premiers textes législatifs à visée protectrice telle que la loi du 21 avril 1906 sur la protection des sites naturels de caractère artistique 25 qui invoque la nécessité de conservation au nom de l’intérêt général (Gauchon, 2002). Inquiets des risques de destruction de la nature liés à l’expansion industrielle et à l’urbanisation rapide qui l’accompagne, de nombreux naturalistes et artistes bientôt relayés par des cercles plus larges militent en faveur de la protection d’espaces naturels emblématiques (« monuments naturels » de faible étendue – cascades, sites géologiques voire arbres – ou espaces remarquables plus vastes tels que des massifs forestiers – la Forêt de Fontainebleau par exemple – ou des espaces de montagne) et de la création de parcs nationaux en France. Créée en 1913 à l’initiative du TCF et du CAF, l’Association des parcs nationaux de France et des colonies jouera un rôle actif dans la promotion de l’idée de parc national d’abord en métropole puis dans les espaces colonisés. Au côté du Muséum national d’histoire naturelle, elle interviendra beaucoup en Afrique où les obstacles à la protection sont moindres qu’en Europe, pour mettre en place les premiers parcs nationaux et réserves intégrales (Selmi, 2009).

25 Cette loi s’inscrit dans le prolongement de la loi du 30 mars 1887 sur le classement des monuments historiques et mégalithiques.

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