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La fin de l’ingénierie publique de l’État

territoire pour l’UE

2.3. La Réforme de l’administration territoriale de l’État (RÉATE) : la fin de l’État territorial ?

2.3.3. La fin de l’ingénierie publique de l’État

Les pertes de moyens financiers et humains conjuguées à l’évasion des cadres ont contribué à affaiblir considérablement un État territorial dont la capacité d’expertise est aujourd’hui fortement réduite. Le désarroi des agents de l’État perdant peu à peu la maîtrise de leur environnement et se sentant contournés par des collectivités territoriales urbaines dotées de services techniques étoffés et performants est palpable. Si dans les départements ruraux comme les Hautes-Pyrénées, les DDT peuvent encore se prévaloir d’être les seules à disposer d’une vision cohérente du territoire et de leur capacité à positionner le local dans un

156Un rapport de l’Inspection générale de l’administration, paru en avril 2010, soulignait cette difficultés des préfets de région à affirmer leur tutelle sur les préfets de département : « la régionalisation ne

s’était pas encore traduite par l’affirmation d’un réel pilotage régional. Cette situation apparaissait liée au fait que le niveau départemental avait gardé une large autonomie dans la gestion de son budget et de ses ressources humaines » (Inspection générale de l’administration, Rapport n° 10-028-01 relatif à l’évaluation de la

ensemble plus large, dans les départements plus urbains comme les Pyrénées-Atlantiques, les DDT (M) éprouvent des difficultés à conserver leur rôle « d’animateur » et « d’impulseur » de projet local face à des communautés d’agglomération compétentes n’entendant guère se laisser « guider » par les services de l’État. Lors des travaux préalables à l’élaboration du SCOT de la CDAPP (Communauté d’agglomération Pau-Pyrénées) auxquels nous avons été associée dans le cadre des ateliers pédagogiques de Master 1, le dialogue entre les services de l’État et les services techniques de la CDAPP appuyés, dans leurs missions d’expertise, par l’AUDAP n’était pas toujours aisé.

Dans ces circonstances, le désengagement de l’État est vécu de façon paradoxale par les élus locaux : si certains se réjouissent du desserrement d’un étau jugé oppressant et souhaiteraient aller vers encore « moins d’État », d’autres — notamment des élus ruraux — expriment au contraire un sentiment d’abandon alimenté par la suppression progressive, décidée par le Conseil de modernisation des politiques publiques du 4 avril 2008, de l’ingénierie concurrentielle que les services déconcentrés assuraient dans le cadre de leur mission d’appui technique aux collectivités territoriales (Krattinger et Gourault, 2009). L’origine de ces prestations assumées par l’État pour les départements et les communes remonte au début du XIXe siècle, avec la création du puissant corps des Ponts et Chaussées, rapidement doté d’un dense maillage territorial (Thoenig, 1987). L’ingénierie est également assurée par un autre grand corps de l’État, très implanté localement, celui de l’agriculture, des eaux et des forêts. Les sources d’archives que nous avons consulté dans le cadre d’un programme de recherche sur la mémoire des inondations dans le bassin de l’Adour, témoignent amplement du rôle prééminent joué par ces deux services dans le monde rural (Bouisset, Clarimont et al., 2013). À la fin du XXe

siècle, malgré la décentralisation, les prestations fournies par les services de l’État demeuraient importantes : leur nombre s’élevait à plus de 30 000 par an (pour un volume moyen de 22 000 communes ou groupements de communes bénéficiaires). Pour les exercices 1998, 1999 et 2000, le montant des rémunérations perçues par l’État pour ces interventions d’appui technique aux collectivités territoriales était estimé à 237,8 millions d’euros / an (Daudigny, 2010 : 11). Ces prestations représentaient une bonne part de l’activité de certaines subdivisions de l’équipement et un supplément de revenu non négligeable pour l’ingénieur subdivisionnaire et les agents techniques, sous forme de « rémunérations accessoires ». Ce système n’était pas dépourvu d’effets pervers et a pu entraîner une gabegie financière. « L’activisme entrepreneurial des

technocrates de l’État » cherchant à vendre leur produit aux élus locaux a entraîné une

« verticalisation des politiques et la segmentation des enjeux » aboutissant à la réalisation ponctuelle d’équipements et d’infrastructures mal reliés et intégrés entre eux, à un « saupoudrage » et à « l’inflation des budgets publics » (Duran et Thoenig, 1996 : 587).

Mise en cause par l’Europe au nom du principe de libre concurrence, régulièrement pointée du doigt par l’ingénierie privée dénonçant une concurrence déloyale, l’ingénierie157

publique de l’État avait vu son champ se restreindre progressivement. Suivant les recommandations de la Cour des Comptes qui avait, dans un rapport de 2000, intitulé La

fonction publique de l’État, émis des critiques à l’encontre des « rémunérations accessoires des fonctionnaires des ministères de l’Équipement et de l’Agriculture » (Daudigny, 2010 : 12),

elle avait été redéfinie et inscrite dans le cadre des marchés publics, en 2001. L’inscription de l’ingénierie dans le champ concurrentiel est entérinée par la loi n° 2001-1168 du 11 décembre 2001 portant mesures urgentes de réformes à caractère économique et financier (dite loi MURCEF) qui, dans son article 1, indique que : « Les services déconcentrés de l’État et les

services à compétence nationale de l’État peuvent, dans les conditions prévues par le code des marchés publics, concourir par leur appui technique aux projets de développement économique, social et culturel des collectivités territoriales et des établissements publics ».

Le régime de la convention qui prévalait jusqu’alors entre prestataires et bénéficiaires est remplacé par le code des marchés publics. Une mission de solidarité, l’ATESAT (créée par la loi de 2001), est cependant maintenue hors du champ concurrentiel ; elle est réservée aux communes ne disposant pas, « du fait de leur taille ou de leurs ressources, des moyens

humains et financiers nécessaires à l’exercice de leurs compétences dans les domaines de la voierie, de l’aménagement et de l’habitat » (Loi n° n°2001-1168, article 1). L’intégration

d’une bonne part de l’intervention de l’État dans le champ concurrentiel s’accompagne d’une mutation significative de son action auprès des collectivités territoriales. Le plan de modernisation de l’ingénierie publique, élaboré par les deux principaux ministères concernés (équipement et agriculture), en 1999, prévoyait de privilégier à l’avenir les missions d’assistance à la maîtrise d’ouvrage plutôt que les missions de maîtrise d’œuvre qui, plus lucratives, représentaient 70 % des prestations des services extérieurs de l’État, en 1999 (Daudigny, 2010 : 15). L’objectif des agents de l’État était dès lors moins de conquérir des marchés que d’accompagner les collectivités territoriales vers un développement territorial de qualité. L’État territorial devenait moins prestataire de services qu’expert. Il devait également concourir à la mise en œuvre de politiques nationales guidées par de nouvelles priorités (renouvellement urbain, développement durable, recompositions territoriales, etc.). Cette inflexion se précise au cours des années 2000 jusqu’à une circulaire du 10 avril 2008 qui prévoit la suppression des interventions des services déconcentrés de l’État dans le domaine concurrentiel.

Cette circulaire constitue l’aboutissement de la réflexion engagée dans le cadre de la RGPP sur la réforme de l’État. Une telle décision n’est pas imputable à des causes externes (durcissement des règles européennes en matière de concurrence), mais uniquement à un

157 Le terme d’ingénierie est très large et recouvre, selon la définition empruntée au rapport Daudigny (2010), trois champs complémentaires : la maîtrise d’ouvrage (assistance à maîtrise d’ouvrage, conseil en amont, conduite d’opérations), les études générales (diagnostic, analyse, dessins), la maîtrise d’œuvre (direction de la maîtrise d’œuvre, conduite des chantiers, réalisation des travaux, contrôle de l’exécution des travaux).

choix politique national de réduire les services de l’État pour des questions budgétaires. L’abandon progressif de l’activité d’ingénierie concurrentielle et la réorientation des services de l’État vers des missions d’expertise (en lien notamment avec la mise en œuvre des décisions adoptées dans le cadre du Grenelle de l’environnement) se traduit par des suppressions et des redéploiements d’emplois (au sein du même ministère ou vers les collectivités territoriales) permettant des économies estimées à 48 millions d’euros en 2010 soit la masse salariale correspondant à 903 emplois équivalents temps plein ou ETP (Daudigny, 2010 : 22). Entre 2009 et 2011, 3 300 ETP ont été supprimés au sein du ministère de l’Écologie, de l’Énergie, du Développement durable et de la Mer, 1 200 ETP dans celui de l’agriculture et de la pêche158 . Ces suppressions de postes et l’érosion du personnel encadrant diminuent considérablement les capacités d’expertise de l’État territorial.

Au 1er janvier 2012, les services de l’État ont cessé d’assumer toute mission d’assistance à maîtrise d’ouvrage pourtant précieuse pour les milliers de petites communes françaises n’ayant pas la capacité de se doter de leurs propres services d’ingénierie et confrontées à la complexité grandissante des normes techniques et juridiques. Épargnée par la RGPP, la mission de conseil apportée dans le cadre de l’assistance technique fournie par l’État pour des raisons de solidarité et d’aménagement du territoire (ATESAT) a été supprimée par la nouvelle majorité gouvernementale. La loi de finances 2014 prévoit son interruption à partir du 1er

janvier 2014, au prétexte que le dispositif ATESAT ne serait « plus

en adéquation avec la réalité de l'organisation locale, notamment au regard de l'achèvement de la constitution des intercommunalités et de la montée en puissance des départements dans ce domaine. » (Loi n° 2013-1278 du 29 décembre 2013 de finances pour 2014, article 123). À

compter de cette date, la conclusion d’une convention ATESAT entre l’État et les collectivités éligibles deviendra impossible. Une période de transition est cependant prévue pour permettre l’achèvement des missions qui le nécessiteraient. Elle ne concerne que les collectivités bénéficiaires de l’ATESAT en 2013 et la prorogation ne pourra pas s’étendre au-delà du 31 décembre 2015. Dans un contexte de restrictions budgétaires, le repositionnement des services de l’État vers un rôle de conseil, d’accompagnement et d’expertise est, une nouvelle fois, mis en avant. Pourtant, l’ATESAT répondait à un réel besoin des communes : au cours de la période 2010-2012, près de 27 000 conventions ont été signées ce qui signifie que 80 % des communes et 33 % des groupements de communes éligibles ont bénéficié des prestations ATESAT — près des deux tiers portaient sur la voirie et les ouvrages d’art, le tiers restant sur l’aménagement et l’habitat159—. Ce retrait de l’État du champ de l’ingénierie est d’autant plus mal vécu par les petites communes qu’elles ne disposent guère de services techniques et que leurs moyens sont trop limités pour leur permettre d’avoir aisément recours au secteur privé.

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Saugey Bernard, sénateur. Avis n°162 présenté au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du

suffrage universel, du Règlement et d’administration générale sur le projet de loi de finances pour 2014, adopté à l’assemblée nationale. Tome XVII. Relations avec les collectivités territoriales. Enregistré à la présidence du Sénat, le 21

novembre 2013, p. 45 et suivantes.

Le renchérissement prévisible des coûts d’ingénierie et de maîtrise d’ouvrage risque donc de grever des budgets communaux déjà contraints. Une « ATESAT décentralisée » est-elle envisageable ? La prise en charge de l’ATESAT par les départements constitue-t-elle une solution viable et réaliste alors même que leur existence est une nouvelle fois menacée ?

Le rapport du sénateur socialiste de l’Aisne, Yves Daudigny, plaidait déjà, en 2010, pour un renouvellement de l’ingénierie publique, une ingénierie exercée par les collectivités territoriales, mais dans laquelle l’État, fort de son réseau scientifique et technique, conserverait un rôle : « L’État prestataire s’éteint progressivement quand s’affirment ses

missions d’impulsion, d’animation, de contrôle. La mission d’État expert, dans un contexte d’ouverture aux collectivités, est un fondement indispensable pour cette nouvelle ingénierie publique que les élus espèrent et attendent à côté de l’ingénierie privée » (Daudigny, 2010 :

6). Le rapport sénatorial préconisait notamment l’élaboration par toutes les DDT (M) d’un plan de redéploiement de leurs capacités d’ingénierie publique afin d’éviter un désengagement brutal et préjudiciable aux petites communes ; la prise en charge par les conseils généraux volontaires – à titre expérimental – de la mission d’ATESAT au bénéfice des communes ou des groupements de communes qui en feraient la demande. Le rapporteur semble n’avoir guère été entendu que sur ce dernier point, plusieurs conseils généraux étant en train d’explorer les possibilités de mise en œuvre de l’ATESAT au profit des communes rurales du département pour pallier le retrait de l’État.

C’est le cas par exemple du département des Pyrénées-Atlantiques dans lequel 494 de ses 547 communes comptent, en 2011, selon l’INSEE, moins de 2000 habitants et étaient, pour la plupart, éligibles à l’ATESAT. En 2014, le Conseil général 64, saisi par plusieurs maires de petites communes, s’est emparé de la question et a établi un diagnostic afin d’identifier les besoins des petites communes de même que les structures existantes susceptibles d’y répondre au moins partiellement (agence d’urbanisme, CAUE, établissement public foncier local, Société d’équipement des Pays de l’Adour, etc.), ceci afin de « repenser

l’ingénierie publique de la cave au plafond » (Entretien chargée de mission CG64, Service

développement économique et territorial, Pau, 18/09/2014). Avec le soutien d’une stagiaire étudiante en master 2 DAST à l’université dont nous avons dirigé le mémoire, le service développement économique et territorial du CG64 a exploité une enquête, menée en 2012, auprès de quelques maires de communes bénéficiant de l’ATESAT pour cerner réellement leurs attentes et les informer des ressources disponibles en matière d’ingénierie publique. Les entretiens réalisés auprès de 48 maires ont fait apparaître tout d’abord un déficit de lisibilité de l’offre disponible en matière d’ingénierie publique, dans le département : « il faut identifier

les outils qui existent, les rendre plus accessibles et les adapter aux besoins des collectivités. (…) Parmi les maires du secteur, je parie qu’il y en a une très grande majorité qui n’a pas idée de qui fait quoi (…). Je m’estime heureux, je suis un vieux du circuit, pour les jeunes maires, ce doit être sacrément compliqué » (Conseiller général et maire de Bentayou-Sérée,

113 habitants, 3ème

environnement complexe qu’ils ne maîtrisent guère et dans lequel ils avancent en tâtonnant, en activant leurs réseaux : « On se débrouille à trouver des solutions, c’est parfois du

« système D ». Il faut du réseau ; le nouvel élu, il va devoir créer son carnet d’adresse, ce sera plus compliqué. » (Maire de Louvie-Soubiron, 120 habitants, 1er

mandat, 6/07/2012). L’enquête a ensuite permis de mettre en évidence les réponses locales au désengagement de l’État notamment à travers le renforcement annoncé de l’intercommunalité : « En matière

d’assistance technique et d’ingénierie publique, j’attends beaucoup de la fusion pour l’intercommunalité, particulièrement sur les domaines de la voierie et de l’urbanisme »

(Maire de Sévignacq, 697 habitants, 3ème

mandat, 6/07/2012). Elle a enfin révélé l’attachement à une forme renouvelée d’ingénierie publique, plus conforme à l’intérêt général que l’ingénierie privée : « Il faut remplir le maillon qui manque à l’élu pour ne pas se tromper

dans nos choix. Nous pouvons faire appel à l’expertise privée, nous le faisons et c’est important, mais nous avons besoin d’être guidés, conseillés. Ce maillon ne peut être exercé que par un organisme public en qui l’élu a confiance. » (Conseiller général et maire de

Mont-Disse, 80 habitants, 16/05/2012). Les services de l’État étaient dépositaires de cette confiance et les élus locaux éprouvent un désarroi certain face à la disparition de l’ATESAT. Ils se sentent dépourvus non seulement en matière d’ingénierie technique (« l’ingénierie du faire »), mais également en matière d’ingénierie stratégique : « Sur les réflexions de type appui à

l’élaboration de stratégies territoriales, il n’y a personne. C’est un vrai manque. » (Maire

d’Etsaut, 80 habitants, 1er

mandat, 13/09/2012). Pour pallier ce qui est vécu localement comme une carence, le Conseil général 64 semblait privilégier la voie de la mise en réseau des structures existantes plutôt que celle de la création d’une nouvelle agence – de type agence technique départementale – exclusivement dédiée à l’ingénierie publique dont le coût de aurait été plus élevé. Dans un contexte budgétaire très contraint, il n’est pas sûr que la nouvelle majorité départementale issue des urnes en mars 2015 conserve cette orientation.

La RGPP a conduit à une restructuration des services déconcentrés de l’État sans précédent. En projet depuis une vingtaine d’années, celle-ci a été menée avec célérité, en un temps très court. Entre 2007 et 2012, 503 mesures ont été validées par les instances de pilotage de la RGPP (France, 2012). Critiquée sur le fond comme sur la forme, la RGPP a été jugée trop focalisée sur la recherche d’économies rapides, trop centralisée, non transparente et insuffisamment porteuse de sens pour les agents de l’État. L’éventail des mesures à mettre en œuvre de même que le calendrier très serré de la réforme ont été préparés au niveau national sans aucun débat préalable, sans aucune concertation avec les services concernés qui se sont vus imposer cela (Lafarge et Le Clainche, 2010). Le recours massif à des consultants, à la connaissance parfois très superficielle des réalités du secteur public, la mise en place, en un laps de temps très court, de regroupements bouleversant le fonctionnement antérieur des services, le déficit d’information sur la démarche ont été très mal vécus et mal compris par les

2.4. La Modernisation de l’action publique : vers un

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