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Une fois que ces jeunes sont là, il faut orienter son action. Nous avons vu à travers les trois exemples donnés par l’un de nos interlocuteurs (OCTAVE) qu’il semblait essentiel d’être à l’écoute de leurs

attentes et de leurs potentialités. Mais dans l’exemple du jeune de 14 ans qui doit « reprendre » la

ferme de ses parents, il est aussi question de considérer ce dont il a besoin. Une de nos interlocu- trices a évoqué quant à elle les notions de demandes et de besoins.

REBECCA : Il faut partir de leurs demandes à eux, savoir quels sont leurs besoins. JFG : Demandes ou besoins ?

REBECCA : Les besoins, ce serait par exemple s’exprimer mieux, comment on fait pour s’exprimer avec son corps, comment on fait avec un groupe au travers d’une demande : la prise de parole. Nous, on amène des outils, on les partage et on réfléchit ensemble sur ces ou- tils. C’est tout un processus. Là, par exemple, les ateliers à Athus, 2 heures par atelier, j’ai un groupe de jeunes de 11 à 13 ans et de 13 à 15 ans, ce sont déjà deux âges très différents : c’est comment les amener à créer un spectacle ensemble sur une thématique de leur choix. Et là, dé- jà, ça prend un certain temps parce que… ils ont envie de faire du théâtre, ils ont envie de faire un spectacle… c’est par forcément un spectacle tout le temps… donc, qu’est-ce qu’ils ont en- vie de raconter ? Et donc on les aide aussi à réfléchir un peu sur les thématiques qui sont les plus proches d’eux. Par moment, la difficulté, c’est d’avoir des jeunes qui sont là parce qu’on

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leur a demandé d’être là, et donc comment stimuler leur présence… faire un groupe, s’impliquer, s’engager… Ca, c’est la première base et une fois que le déclic est fait, on a des choses assez extraordinaires.

Deux de nos interlocuteurs relatent les difficultés vécues par ceux qui fréquentent les activités orga- nisées par le CEC qu’ils ont créé à côté du mouvement d’éducation permanente qu’ils animent. La situation de ces personnes est appréhendée en termes de « misère ». Et pourtant il est possible de les amener ailleurs, au-delà de l’urgence.

JOSEPH : Et, par exemple pour cet atelier ici ou pour celui-là (il désigne des tableaux affichés

au mur, avec des dessins), c’est vraiment des gens dans une situation de misère terrible.

IRENE : Extrême.

JOSEPH : Terrible. Oui. Et on essaye justement, nous, d’aller vers les gens les plus pauvres. Et ce qui est étonnant, c’est qu’effectivement on ne leur propose pas de faire de la soupe, d’apprendre à gérer leur courant ou leur budget, d’apprendre à gérer leur logement. On marche ensemble ailleurs. Vers un ailleurs qui est toujours inaccessible. On a été à seize voir Van Gogh. Là ils ont été voir une autre expo avec de la poésie, de la peinture, des dessins… Et on a vraiment travaillé ça. L’idée, c’est qu’au lieu de… avec tes enfants, ta femme, dans notre vie… on ne va pas… c’est sûr que si le gamin, il a faim, on se démerde pour qu’il ait à man- ger… mais on ne va pas enfermer notre gamin là-dessus. On va se rassembler sur autre chose, sur un devenir, sur une promesse.

L’un de nos interlocuteurs cite à ce moment l’exemple d’une bibliothécaire qui a choisi de consacrer un projet à un jardin collectif.

OCTAVE : Il y a aussi des expériences qui doivent sortir des sentiers battus. Comme à Saint- Léger, faire un jardin partagé dans le cadre de la bibliothèque. La lecture amène à faire un jar- din partagé. Et on se pose la question : « Tiens, mais qu’est-ce que ça a à voir avec la lec- ture ? ». Ce n’a peut-être rien à voir, mais ça a à voir avec les gens de Saint-Léger. C’est ça l’important.

JFG : Ca ne paraît pas non plus totalement dissocié.

OCTAVE : Non, non, non. Mais pour beaucoup de bibliothécaires, devenir responsable d’un jardin partagé, ce n’est pas concevable. Sauf si l’important n’est plus le livre, mais le lecteur. (…) L’animatrice de la bibliothèque a devant elle non plus des livres mais des lecteurs. Elle rassemble des lecteurs. Elle écoute des lecteurs parler, ils ne parlent pas de livres mais de jar- dins. Elle se demande ce qu’elle, en tant que bibliothécaire, peut faire avec ces gens-là qui n’ont pas envie de parler de littérature mais qui ont envie de parler de jardinage. Elle a diffé- rents outils à sa disposition mais le premier, c’est l’écoute des gens. Le deuxième, c’est : « Quelles sont vos potentialités ? Qu’est-ce que vous voulez faire ? Qu’est-ce que vous pouvez faire ? Qu’est-ce que vous ne pouvez pas faire mais que vous pouvez apprendre à faire ? ». Et donc, qu’a-t-elle fait avec eux ? Des conférences, des rencontres avec des gens compétents pour répondre à leurs questions, et comme elle est dans le livre, elle a fait tout un rayon de bi- bliothèque mais qui ne sont pas nécessairement lus par ces gens-là. Et elle a présenté cela comme projet et ce projet a été reconnu comme projet « bibliothèque ». Maintenant, encore une fois, il faut avoir le courage de quitter les sentiers habituels et quand on est parti avec un

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groupe de jeunes ou un groupe de lecteurs, peu importe le groupe de personnes, quand on l’a entendu, quand on a vu les potentialités, comment est-ce qu’on les met en œuvre ? Comment est-ce qu’on en fait des partenaires ? Je vais jusque là. Le partenariat est souvent entendu entre institutions, et moi j’ai une nouvelle conOctavetion maintenant, ce sont les gens qu’on appelle clients ou usagers qui sont les premiers partenaires : comment en fait-on des partenaires du projet ?

JFG : Et comment on fait ? On peut rester sur l’exemple de la bibliothèque…

OCTAVE : La bibliothécaire a ses outils. Elle met d’abord en œuvre ses outils : les livres et à travers le livre, les brochures d’information. Au-delà des brochures d’information, ce sont des associations, des sociétés et au-delà, des personnes-ressources. C’est son métier de bibliothé- caire qu’elle met au service du projet, mais elle ne se limite pas à cela : elle démarche auprès de la Commune avec les gens, ou elle fait en sorte que les gens aillent démarcher auprès de la Commune pour obtenir un terrain. Comme elle a de bonnes relations avec l’Echevin, elle s’en sert pour faire aboutir le projet.

(…) Elle a pu mettre à distance l’idée que parce que je suis dans une bibliothèque, je vais faire des soirées consacrées à la littérature, aux prix Nobel, à l’histoire de la littérature au 19e

siècle, comme j’ai entendu dans une bibliothèque… Moi, je n’ai jamais entendu quelqu’un dans une bibliothèque dire qu’il avait envie de découvrir la littérature du 19e

siècle. Que je possède la littérature du 19e siècle comme outil et qu’à l’occasion, quand il y a des questions dont la ré- ponse peut se trouver dans la littérature du 19e siècle et que j’amène mon outil, oui…

Donc, amener les gens ailleurs, c’est au départ de leurs potentialités. Si les gens sont capables de créer une BD à partir de leurs dessins, c’est bien sûr l’animateur qui va leur souffler. Mais si les gens disent : « Non, ce n’est pas cela qu’on veut faire. Non, ton histoire, on s’en fout ». On ne va pas les entraîner.

JFG : Donc l’ailleurs apparaît dans l’échange entre l’animateur et les gens qui sont des parte- naires ?

OCTAVE : Oui. Mais encore une fois, l’ailleurs aurait été de ne pas laisser les gens aller vers leur jardin, ça aurait été d’amener les gens dans un projet collectif.

La question de l’orientation prise par le projet qui naît de la rencontre avec des jeunes ou un autre public est également centrale dans les conceptions des animateurs de LST.

JOSEPH : On ne sait pas toujours… le projet, il se construit parfois dans l’échange.

IRÈNE : Tu sais, il y a des gens qui arrivent avec : « Je suis à la rue ». Il y a une dame qui est venue chez moi dimanche dernier avec trois gamins. Un exemple. En disant : « J’ai une mai- son à S…, rue de …., j’ai pas de revenus, donc je fais de la brocante et des ferrailles. Mes ga- mins étaient en internat, ils viennent de revenir. J’ai pu les ravoir. Mais c’est le bordel dans la maison, on est venu voler, on a tout retourné. Il y a une dame qui veut bien me revendre des meubles pour 500 euros. Mais… maintenant, on est arrivé à 150… mais il me manque 100 eu- ros et je dois aller les chercher demain, quoi ». Alors, on discute un peu. Il était neuf heures et demie quand elle est arrivée, alors les trois gamins dans la maison… Je vais te dire, chez moi, autant te dire qu’il fallait regarder… Et je dis : « Attends… Non, je ne te donnerai pas d’argent ». D’abord, tu vois, ça c’est clair… « Je vous respecte trop »… parce que je sais que ce qu’elle disait là était faux. C’était un montage pour venir me taper du fric. « Mais je vous

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téléphone demain. Et voilà ce qu’on a, voilà le mouvement qui existe, ce qu’on fait… Je vous respecte trop pour vous donner des sous, parce que ça va vous abîmer. On ne pourra plus se voir après. Donc on va rester libres l’un par rapport à l’autre. Mais si vous voulez… effecti- vement, on ne va pas vous laisser dans votre merde, hein ». Parce que si tu veux… la défini- tion de la misère de l’ONU qui a été reprise par le père JOSEPH Wresinski : cumul de précari- té et tout seul on ne peut pas s’en sortir. Donc on ne va pas laisser la personne. Le lendemain matin, on était ensemble ici dans le bureau, j’ai mis le haut-parleur et puis on a dit : « Voilà, on peut vous recevoir ici dans le cadre du mouvement ». Et elle a dit : « Je viens demain ». « A quelle heure ? ». Bon, OK… je savais bien que ça allait être difficile et qu’elle ne vien- drait sûrement pas du premier coup. Donc D a retéléphoné après en disant : « Tiens, vous aviez dit que vous viendrez… ».

JOSEPH : Mais c’est toujours un défi aussi. Comment dire qu’elle est la bienvenue pour ne pas trop insister non plus ? C’est vraiment tout un… Et elle n’est pas repassée hier.

IRÈNE : Et ça nous retourne, parce qu’on sait que des gens sont dans des situations extrêmes. Les gamins disent en repartant : « On va encore dormir dans la camionnette ». « Oui. Au- jourd’hui, mais demain peut-être plus. Aujourd’hui, oui mais demain peut-être plus ». Et nous on essaye de suivre, il faut qu’on suive. Mais c’est ça. Comment rejoindre les plus pauvres, si- non en faisant vraiment le choix de les rejoindre ? Et ça, honnêtement, peu de gens le font vraiment. Mais c’est un choix difficile. Je le fais depuis longtemps, et D et ceux qui nous re- joignent et dans le mouvement c’est permanent…

(…) Quand tu rejoins quelqu’un de plus pauvre et qu’il se sent grandi, emmené, présent, res- pecté, très vite des amis viennent. Il amène des amis.

Nous reviendrons plus loin, dans une partie synthétique, sur l’articulation des notions d’attentes, de besoins, de demandes et de potentialités.