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5 Se couper des logiques de contrôle et de prévention

La part de liberté qui doit orienter les échanges noués dans le cadre d’une activité de création oblige à aller à l’encontre des logiques de contrôle et de prévention.

OCTAVE : Une grosse des difficultés perçues notamment par les Maisons de jeunes est que tout va à la prévention et au contrôle des jeunes. Ils ne vont plus à l’école, alors qu’on les tienne dans d’autres structures. Et les Maisons de jeunes déplorent qu’il n’est plus possible de faire le travail d’accompagnement culturel, d’écoute, de travail sur les potentialités des jeunes.

ANNE : Je parlais encore avec des jeunes ce week-end. Ils se plaignaient qu’il n’y avait rien à Habay. Je leur ai dit qu’il y avait une Maison des jeunes. Mais ils m’ont dit que c’était cadré, que c’était des petites réunions, que c’était juste des projets. Je leur ai répondu qu’il fallait y aller une fois, de dire ce dont ils avaient envie… Mais c’est un travail de longue et longue ha- leine que de changer cela…

87 JFG : Et il y a des jeunes qui n’ont pas suivi ?

YOANN : Oui, c’est clair. Dans la pièce de théâtre, malheureusement, on a eu un jeune en 2014 qui a porté toute la pièce au niveau de son rôle. Et qui s’est retrouvé en IPPJ parce qu’il dealait. Ca c’est… on ne sait pas… ce n’est pas la panacée universelle. Mais son aventure, il l’a quelque part. Et à tout moment, il peut encore se servir de ça. Si à un moment, il rencontre à nouveau un groupe, cette expérience, c’est un peu comme la pêche ou la bicyclette, c’est quelque chose qui est là et il peut s’en servir à tout moment. C’est ce qu’on espère. Leur don- ner un maximum d’outils, d’habilités pour pouvoir les utiliser, un peu comme un canif suisse. JFG : Qu’est-ce qui fait la différence entre ceux qui arrivent et ceux qui n’arrivent pas, ceux qui tirent vraiment un profit… un bénéfice personnel et ceux qui passent à côté ?

YOANN : Je pense que c’est aussi… on peut poser la question à tous les jeunes et à tous les êtres humains. Qu’est-ce qui fait qu’untel a réussi et l’autre pas ? Des mauvaises rencontres… JFG : Mais ce n’est pas réussir ou ne pas réussir, c’est adhérer ou ne pas adhérer… au niveau du projet. Lui, par des circonstances à l’extérieur de l’activité, il a fait une connerie, pouf… ça lui retombe dessus, quoi. Mais l’activité n’a pas pour but d’empêcher le jeune de faire des conneries ?

YOANN : Non. Absolument pas.

JFG : Ce n’était pas le but que vous vous donniez.

YOANN : Non, non, non. Surtout pas. Je m’en irais là, parce que… on ferait du sécuritaire, là. JFG : Ou du préventif ?

YOANN : C’est bien qu’il ne… moi ce que j’aimerais, c’est que les jeunes soient eux-mêmes et cicatrisent leurs blessures et puissent à nouveau rêver. Voilà. Je pense qu’on va dans ce sens-là. Maintenant, si ça les empêche de faire des bêtises, tant mieux. Si l’objectif réel c’est d’apporter de la tranquillité et du sécuritaire, je ne pense pas que ça fonctionnerait…

Du côté des travailleurs de LST Andenne, l’idée est affirmée avec force : « Nous ne sommes pas des intervenants sociaux. Nous sommes un mouvement de lutte ». Et la marge d’action paraît plus impor- tante que dans d’autres secteurs, contraints à rendre plus de comptes aux pouvoirs subsidiants.

JOSEPH : Et les bagarres, ce n’est pas notre truc. On ne va pas régler leurs problèmes. Ni dans leur ménage, ni dans le groupe. Et on n’est pas des intervenants. Donc ça veut dire qu’ils ne nous rencontreront pas au CPAS pour régler leurs problèmes, ni au SAJ. C’est un peu comme les AMO qui sont libres de tout mandat. Les AMO pourraient avoir la même action que nous. Je pense que beaucoup d’AMO fonctionnent un peu comme nous. Le problème, c’est que eux ils ont peut-être plus de comptes à rendre à des pouvoirs. Nous aussi. Mais les comptes qu’on a à rendre, c’est l’avancée vers la citoyenneté dans le cadre de l’éducation permanente. Ou bien dans le cadre du CEC, il faut qu’on produise des choses.

(…) On devrait avoir notre reconnaissance dans le nouveau cadre législatif. C’est bigrement important ! Tu ne te rends pas compte… Nous sommes en rupture complète avec ce qui se fait ailleurs. On n’a rien à voir avec ce qui se fait d’habitude. L’idée forte, c’est de permettre aux gens de se mettre ensemble, librement, parce qu’ils le choisissent, sans qu’il y ait derrière la moindre condition. Et donc actuellement, le problème avec les CPAS, c’est qu’ils nous de-

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mandent même parfois : « Les gens, ils gardent leur RIS s’ils vont en atelier ». Tu com- prends ? Ca, pour nous, c’est du contrôle impossible. Ou des conditionnements impossibles. IRENE : Ca ne permet pas une libération de la parole.

JFG : Et ça, c’est vraiment le contre-modèle. Ce que vous ne voulez pas. JOSEPH : Radicalement.

IRENE : C’est d’abord un espace de parole et de rassemblement. (…)

JOSEPH : Nous sommes parvenus à faire arrêter le règlement communal de Namur sur la mendicité. Même chose à Andenne. Le règlement n’a pas été reconduit.

Cette conscience politique ne semble pas uniquement portée par les travailleurs de LST : par-delà les situations individuelles, il y aurait une visée plus « politique ». L’action est donc essentiellement mili- tante.

IRENE : Oui. Le jeune qui dit : « Ma situation, maintenant ça va. Mais je viens le dire au groupe des jeunes ». Il traduit cette conscience comme ça.

JOSEPH : Il ne faut pas qu’on abandonne le combat pour les autres. Parce qu’en fait, à un moment donné, on sent bien qu’on est dans la misère à cause d’autres qui s’enrichissent et qui volent. Il faut donc qu’on continue une lutte et c’est la lutte qui va garantir… On est dans un conflit permanent. Paolo Freire disait : « Personne ne libère personne. Personne ne se libère seul. Les homme se libèrent ensemble ». Pour nous, ça, c’est assez fondamental.

(…)

IRENE : Et même quand ils sont dans le bout du bout, ils viennent quand même se rasseoir avec nous. Et ils savent bien qu’à la fin de la discussion, leur situation n’aura pas changé. Mais il y aura un chemin qui aura été fait.

JOSEPH : Et que ce qui aura été dit sera retenu : on retient ce qu’ils nous disent, il y a des rapports. On est très rigoureux dans la méthode de travail pour être sûr qu’aucun ne se dise que ce qu’il a dit n’était pas important. Et en même temps, on est avec eux.

Par-delà les souffrances individuelles, c’est la dénonciation des dysfonctionnements sociaux que la démarche de création artistique et culturelle doit soutenir.

CLARISSE : Il faut que ça serve surtout à s’exprimer : qu’ils arrivent à dire quelque chose sur la société au travers de ce qu’ils vont produire, c’est aussi important ça. Ce n’est pas juste arriver à une réalisation artistique qui me permet de m’exprimer. Bon, je ne suis pas psy, mais l’expression du jeune n’a pas pour moi beaucoup d’importance. Je veux bien écouter les difficultés, mais ce que j’attends, c’est un point de vue sur la société dans laquelle je vis, ce n’est pas : « J’ai été abandonné par ma maman tout va mal ». Je peux l’entendre, mais je n’en ferai rien artistiquement. Quand il y a une production artistique, je mets mes problèmes de cotés. Si les gens se rendent compte qu’ils vont faire quelque chose de trop bien, il y aura une expression personnelle et rien d’autre. Moi j’essaye d’aller plus loin et dire au travers de ses expressions trouvées, on va pouvoir s’exprimer sur ce qui me fait chier dans cette société. Et après l’objectif, c’est de la mettre sur l’espace public.

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CÉLESTIN : C’est un projet qui s’appelle « kamishibai ». C’est un petit théâtre japonais, un théâtre ambulant. Ça prend la forme d’une petite valisette, on se promène, on la dépose et on l’ouvre et apparaît un petit théâtre. On crée une histoire avec des dessins qui se trouvent au fond. C’est un projet de l’année passée. C’est un projet qui était artistiquement riche, car plusieurs disciplines artistiques se sont mélangées et il y a d’abord eu une partie théâtrale. Il faut captiver son public, donc avec les jeunes on leur a proposé des exercices de jeux théâtraux, on a dû dessiner l’histoire à travers des ateliers d’écriture. Chaque histoire était composée de 10 à 15 plans. Il fallait que les histoires et dessins s’accordent avec ce que les plus âgées et les plus jeunes ont voulu faire. Il fallait développer une technique pour conserver une cohérence graphique. Ensuite, il a fallu construire en bois le kamishibai. Puis on a dû passer à la 3D à la scie sauteuse pour construire le théâtre. C’est un projet intéressant parce qu’il y a eu des échanges entre des enfants d’âges différents. Les plus âgés ont dû raconter l’histoire aux plus jeunes, les jeunes se sont réapproprié l’histoire. Il y a eu un vrai brassage. Il y a eu un vrai feed-back, les plus jeunes pouvaient dire aux plus âgées ce qu’ils pensaient, les plus âgés apportaient des compétences que les plus jeunes n’avaient pas. Les thématiques de l’histoire tournaient autour de thématiques qui touchaient les jeunes et par exemple, il y en avait une qui parlait de l’exclusion, une des injustices plutôt sociales, tout ça était le fruit des ateliers d’écritures. On leur faisait faire des exercices sur des choses qui révoltaient les jeunes, ce qu’ils détestaient. Les histoires étaient sur des sujets durs, mais restaient accessibles pour tous. Quand les jeunes racontaient leurs histoires, les enfants avaient compris les histoires que les jeunes leur racontaient. Même si l’exclusion et le rejet n’est pas le même pour un enfant de 10 ans et de 18 ans. Ils comprennent qu’ils ont affaire à quelqu’un de différent. Je pense que c’est un projet très riche artistiquement et intellectuellement parlant.

6.- Inscrire l’intervention dans une logique d’éducation permanente

L’un de nos interlocuteurs, détaché pédagogique, souligne l’importance d’adopter une perspective d’éducation permanente, même si le format de l’animation artistique ne permet pas de la réaliser pleinement.

CELESTIN : Avec ces jeunes-là, c’est du travail à long terme. L’éducation permanente c’est un autre niveau difficile, un mois à raison de 2h par semaine, c’est trop peu. Un an avec 2h par semaine, là on peut arriver à quelque chose de plus fort, un travail de base à long terme. C’est difficile de travailler le fond, le respect et tout ce dont j’ai parlé avant. En tant qu’enseignant, j’avais mes enfants pendant deux ans, c’était génial, on pouvait travailler sur du long terme scolaire, mais il y avait aussi un côté humain. C’est un désavantage de notre diplôme d’animateur, on ne voit pas beaucoup le jeune. Mais au moins, ils ne se lassent pas, ils sont contents de nous voir, si on venait pendant un an, ça s’userait peut-être plus.

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Chapitre 6