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Chapitre 1 : Historiographie critique des théâtres arabes et du théâtre palestinien

1.1.1. Orientalisme et études théâtrales

Dans un ouvrage paru en 2012, Ève Feuillebois-Pierunek pose la question suivante : « Y a-t-il absence de tradition théâtrale dans le monde arabe classique ?6 ». Pour cette spécialiste de la littérature persane (poésie mystique médiévale), iranisante et arabisante, des « genres littéraires contenants des éléments dramatiques et des formes populaires existent bel et bien dans le monde arabe avant le XIXe siècle, mais aucun de ces phénomènes n’a été considéré comme relevant

du théâtre7». L’auteure consacre une partie de son article aux « formes autochtones populaires8

1 Voir à ce sujet : Jihane Sfeir-Khayat, « Historiographie palestinienne. La construction d'une identité nationale »,

Annales. Histoire, Sciences Sociales, 60, 2005/1, p. 35-52, url :

https://www.cairn.info/revue-annales-2005-1-page-35.htm, consulté le 14/03/18 ; Sandrine Mansour-Mérien, L’histoire occultée des Palestiniens, 1947-1953,

Paris, Éditions Privat, 2013. Dans cet ouvrage, l’auteure fait un retour sur les travaux des nouveaux historiens

israéliens.

2 Françoise Sironi, « Les stratégies de déculturations dans les conflits contemporains », Revue de Psychiatrie

Sud/Nord, 12, 1999, url : http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/sudnord.htm, consulté le 30/05/17.

3 Palestine désigne ici la région historique de l’Empire Ottoman, puis la Palestine mandataire sous domination britannique au sein de laquelle a été créé l’Etat d’Israël en 1948.

4 Najla Nakhlé-Cerruti, La Palestine sur scène. Une approche géocritique du théâtre palestinien (2006-2016), Thèse de doctorat, INALCO, 30 novembre 2017, p. 15.

5 Marie Elias, « Le théâtre palestinien », dans Maher Al-Charif (dir.), Le patrimoine culturel palestinien, Paris, Le Sycomore, 1980, p. 169-183

6 Ève Feuillebois-Pierunek, « Le théâtre dans le monde arabe », dans Ève Feuillebois-Pierunek (dir), Théâtres

d’Asie et d’Orient. Traditions, rencontres, métissages, Bern, Peter Lang, 2012, p. 393.

7 Ibid., p. 395.

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» du monde médiéval arabe : l’art du conteur, le théâtre d’ombre, les farces et satires populaires,

les rituels agraires flokloriques, etc ; et s’interroge :

Pourquoi, face à toutes ces formes traditionnelles, o ti ue à ie l’e iste e d’u e "théâtralité" arabe ? […] La théâtralité, qui est une des dimensions universelles de la vie sociale, prend diverses formes dans divers contextes : pourquoi en attribuer le monopole à une forme occidentale, de surcroît datée ?1

L’idéologie coloniale a eu des effets dans les champs scientifiques et artistiques, comme l’a

montré Edward Saïd déconstruisant les mécanismes de production de l’imagerie orientaliste2.

En conséquence, le théâtre arabe « a d’abord [été] écarté3 » des études théâtrales. Najla

Nakhlé-Cerruti souligne que l’ouvrage de référence de George Freedley et John Reeves, A History of

the Theatre, publié en 1941, « ne consacre pas une page, parmi les sept-cent cent soixante-douze, au théâtre en arabe4 ». Dans un ouvrage suivant, History of the Theatre, du professeur américain Oscar Brocket (1923-2010), publié en 1968, l’auteur

commence son ouvrage, de la même manière que ses prédécesseurs, par un développement su les d a es ituels da s l’Égypte pharaonique puis dans la Grèce Antique. Il développe fi ale e t e pli ite e t l’id e ue ulle atio i i t t pou la p ati ue th ât ale ’e iste t e Eg pte jus u’e . L’auteu o lut so hapit e e affi a t ue les Eg ptie s ’o t pas d elopp d’a t théâtral et scénique pendant 3000 ans.5

Outre la difficulté d’accès aux sources, c’est aussi le contexte de production de leur pensée qui empêche ces historiens du théâtre d’envisager l’existence de pratiques théâtrales dans le monde arabe, c’est à dire la façon dont l’Occident a, tout au long de XIXe et XXe siècles, produit un

savoir sur l’Orient représenté soit comme inférieur, soit comme un objet d’étude ayant besoin d’être « rectifié6 ». Ève Feuillebois-Pierunek relève deux positions opposées dans

l’historiographie du théâtre arabe : celle de Jacob M. Landau7 publié en 1958 pour qui « il n’y

a pas eu de théâtre arabe avant le XIXe siècle et l’invasion de l’Égypte par Napoléon8 » ; et celle « plus nuancée9 » d’un ouvrage collectif dirigé par Nadia Tomiche et publié par

1 Ibid., p. 400.

2 Edward W. Saïd, L'orientalisme, op. cit. Dans la suite de ses écrits, Edward Saïd insiste également sur

l’impossible « neutralité idéologique » du savoir scientifique et des productions artistiques : Edward W. Saïd,

Culture et impérialisme, op. cit., p. 103.

3 Najla Nakhlé-Cerruti, La Palestine sur scène, op. cit., p. 17.

4 Id.

5 Id.

6 Edward W. Saïd, L'orientalisme, op. cit., p. 60.

7L’article renvoie à ces références que nous n’avons pas consultées : Jacob M. Landau, Studies in the Arab Theatre

and Cinema, Philiadelphia, University of Pennsylvania Press, 1958 ; Études sur le théâtre et le cinéma arabes,

traduit de l’anglais par F. Le Cleach, Paris, Maisonneuve et Larose, 1965.

8 Ève Feuillebois-Pierunek, « Le théâtre dans le monde arabe », article cité, p. 393.

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l’UNESCO en 19691, mettant en garde contre « un certain orientalisme prompt à en déduire

une incompatibilité entre l’islam et le théâtre2 ». Dans cet ouvrage, le sociologue Jean Duvignaud rappelle que

toutes les sociétés connaissent des formes de dramatisation spontanée [même si] cela ne sig ifie pas u’elles de ie e t s st ati ue e t des fo es a tisti ues elles ou o t i ue t à l’appa itio de e ode de atio haute e t pa ti ulie ue ous a o s outu e d’appele théâtre.3

Ève Feuillebois-Piernuek relève que les pratiques théâtrales d’Orient et d’Extrême-Orient ne subissent pas ce même déni, qu’il s’agisse du théâtre sanskrit en Inde, du théâtre chanté Chinois

ou du Nô Japonais4. Revenant successivement sur les diverses thèses qui ont tenté d’expliquer

« l’absence de tradition théâtrale forte en contexte musulman5 » pour les infirmer (interdiction de représentation ; conception autocratique de Dieu ; structure nomade des sociétés arabo-musulmanes ; instabilité politique ; artificialité de la langue arabe classique ; manque de mythologie), l’auteure montre que les pratiques théâtrales, relevant de la tradition orale et en

langue vulgaire, « n’ont jamais été considérées comme faisant partie de la littérature

savante. […] Voilà sans doute la raison de la méconnaissance et du déni des formes

traditionnelles du monde musulman : elles ne font pas partie de la "grande" littérature […]6 ».

La contradiction linguistique de forme entre l’arabe littéraire et l’arabe dialectal explique que

le théâtre écrit en arabe dialectal a longtemps été écarté des champs littéraire et académique7, et suscité peu de recherches8, comme l’explique Najla Nakhlé-Cerruti qui prend le parti d’aborder le théâtre palestinien comme un genre littéraire9. Roger Assaf ajoute que le « mépris [des intellectuels arabes] pour la littérature et les arts populaires [est dû à] la suprématie de la

langue littéraire du Coran […] à la sacralisation culturelle de la langue littéraire et la marginalisation de la langue parlée […]10 ». En effet, le tome dix-neuf de l’Encyclopédie de la

1 Nadia Tomiche (dir.), Le Théâtre arabe, Paris, UNESCO, 1969, url : http://unesdoc.unesco.org/Ulis/cgi-bin/ulis.pl?catno=64579&set=005535CDD7_2_412&gp=0&lin=1&ll=1, consulté le 16/03/18.

2 Ève Feuillebois-Pierunek, « Le théâtre dans le monde arabe », article cité, p. 393.

3 Jean Duvignaud, « Rencontres de civilisations et participation des publics dans le théâtre maghrébin contemporain », dans Nadia Tomiche, op. cit., p. 194.

4Ces formes spectaculaires sont d’ailleurs citées par Christian Biet et Christophe Triau dans l’introduction de leur

ouvrage Qu’est-ce que le théâtre ?, Paris, Gallimard, 2006, p. 13-14.

5 Ève Feuillebois-Pierunek, « Orient et Occident : des théâtralités (vraiment) différentes ? », dans op. cit., p. 32.

6 Id.

7 Najla Nakhlé-Cerruti, op. cit.

8 Dans son historiographie, Najla Nakhlé-Cerruti cite ces travaux : Arlette Roth, Le théâtre algérien de langue

dialectale : 1926-1954, Paris, F. Maspero, 1967 ; Laïd Bellatreche, Ould Adberrahmane Abdelkader, « Kaki » ou

l’expérience du théâtre populaire en Algérie, Paris, 2012 ; Marie-Aimée Germanos et Sobhi Boustani (dir.), La

littérature arabe dialectale : un patrimoine vivant, Paris, Karthala, 2016.

9 Najla Nakhlé-Cerruti, op. cit.

10 Roger Assaf, Le théâtre dans l’Histoire, Volume 1, « La scène entre les dieux et les hommes », Beyrouth,

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Pléiade, publié en 1965 et qui propose une Histoire des spectacles1, inclut une partie intitulée « l’Histoire du théâtre en Orient » abordant plusieurs pays ou « aires culturelles » (La Chine, l’Inde, le Sud-Est asiatique, etc.) dont l’Islam2 (sic). Ce chapitre est écrit par Rachid Bencheneb, auteur issu des études littéraires3. Il ouvre son chapitre sur les spectacles populaires dans le monde arabe4et estime que ces formes n’ont qu’un « rapport assez lointain avec le théâtre5 ». Selon lui :

Dans le monde arabo-isla i ue o e ailleu s, le th ât e aît a d’u e it et d’u e te h i ue. Car il ne s’agit pas d’aut e hose ue d’u e d ou e te d’o d e te h i ue, le jou où, de a t la foule, l’a teu se su stitue a au ita t, où le it de ie d a ep se tatio , où l’o e

a o te a plus, ais où l’o se sou ie a de o t e .6

Dans l’article de Rachid Bencheneb, les spectacles populaires – dont l’art du conteur – ne sont

pas considérés comme relevant du théâtre car ils ne répondent pas formellement à une définition

aristotélicienne. Ce n’est pas le cas dans le reste de l’ouvrage coordonné par Guy Dumur concernant les théâtres sanskrit, vietnamien, chinois, etc., qui ont la particularité d’être encadrés par des institutions politiques ou religieuses, et d’être rattachés à un corpus textuel dramatique

ou épique, ou bien à des traités théoriques qui encadrent ces pratiques. Rachid Bencheneb pose

comme deux antagonistes l’art de l’imitation et l’art de conter, alors qu’à la même époque

Bertolt Brecht développe et légitime en Europe une forme de théâtre qui mêle le dramatique et

l’épique, l’imitation et le récit. Un article de Laurence Denooz sur la transmission du modèle

européen vers « un modèle théâtral arabe7 » confirme que cette oscillation entre deux « conceptions antithétiques du spectacle8» n’est pas propre à l’Europe. L’auteure étudie ce

phénomène à travers la figure du « fondateur de la dramaturgie arabe moderne9 », Tawfīq

al-Hakīm10. Cet écrivain égyptien considère qu’il faut créer un équivalent au « fonds littéraire

1 Guy Dumur (dir.), Encyclopédie de la Pléiade, tome 19, Histoire des spectacles, Paris, Gallimard, 1965.

2 Rachid Benchebed, « L’Islam », dans ibid., p. 490-507.

3 Rachid Bencheneb (1915-1991) est d’origine algérienne. Il est Docteur ès Lettres classiques en 1946 à La Sorbonne et diplômé de l’École nationale des lettres orientales. Il est professeur de Lettres Classiques puis Inspecteur général de l’administration au Ministère de l’Intérieur. Il a écrit plusieurs articles sur les Fêtes religieuses en Islam et le Théâtre algérien. D’après la notice BNF, http://data.bnf.fr/ark:/12148/cb11095052m,

consulté le 06/09/18.

4 Ces formes traditionnelles ne sont pas nécessairement liées à l’Islam, mais on voit déjà un amalgame entre la

religion et les aires culturelles multiconfessionnelles dont il est question.

5 Rachid Bencheneb, article cité, p. 495.

6 Ibid., p. 496.

7 Laurence Denooz, « Transmission du théâtre européen vers un "modèle théâtral arabe". Étapes de l’arabisation du théâtre dans l’œuvre de Tawfīq al-Hakīm », dans Elsa Chaarani Lesourd, Catherine Delesse, Laurence Denooz

(dir.), Passeurs de culture et transferts culturels, Nancy, Presses Universitaires de Nancy, 2015, p. 423-437.

8 Ibid., p. 424.

9 Ibid., p. 427.

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européen1» et se fixe comme nécessaire l’objectif « d’une acculturation conscience au

colonisateur européen2 », dès les années 1920. Cependant, il se rend compte rapidement que « l’arabisation du genre dramatique3 » est « insuffisante4 ». À partir des années 1930, il travaille à lier le théâtre aux « spectacles populaires médiévaux autochtones 5 ». Enfin, à partir des années 1970, il développe une « nouvelle forme dramatique6» s’appuyant sur la « narration du

conteur7 », le « panégyrique8 », la « parodie9 ». La description de cette nouvelle forme semble correspondre à un type de théâtre brechtien10 qui articule le « mode mimétique au mode

diégétique du conte, [le] dialogue à la version chorale et enfin […] la représentation à l’imitation11 ». Toutefois, contrairement à Brecht, il développe des spectacles libérés « de toute contrainte externe – costume, décor, scène de théâtre, maquillage, éclairage ou artifice de

quelque nature que ce soit12 ». Ce faisant, il renoue une « relation directe et interactive avec un public participatif13 » comme dans les traditions théâtrales populaires. Cet article montre que

l’expression « théâtre occidental » devient problématique si elle désigne exclusivement un

théâtre aristotélicien, car elle met de côté, entre autres, Bertolt Brecht et d’autres auteurs

dramatiques qui se sont éloignés de cette forme classique au cours du XXe siècle. Cependant, lorsque Tawfīq al-Hakīm développe ses dramaturgies et sa pratique, c’est cette forme classique – et littéraire – du théâtre qui constitue la première référence. Ce n’est plus le cas aujourd’hui,

et cela implique de se pencher sur la définition ou les définitions du théâtre car,

malheureusement, l’orientalisme a durablement marqué cet objet d’étude.

1 Laurence Denooz, « Transmission du théâtre européen… », article cité, p. 427.

2 Ibid., p. 428. 3 Ibid., p. 429. 4 Id. 5 Id. 6 Ibid., p. 432. 7 Id. 8 Id. 9 Id.

10Utiliser Brecht vise à donner une référence européenne pour montrer que ce phénomène d’hybridation n’est pas local ou spécifique. Nous pouvons toutefois noter que l’hybridation des formes dramatiques et épiques se

développe aussi dans les années 1970 en France, en particulier dans le théâtre de l’immigration algérienne qui s’inspire également de techniques de contage traditionnelles. Voir à ce sujet : Jeanne Le Gallic, « Le théâtre de l’immigration algérienne des années 1970 : un théâtre du "dire" », dans Corinne Alexandre-Garner, Isabelle

Keller-Privat (dir.), Migrations, exils, errances et écritures, Nanterre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2012, p. 101-114, url : https://books.openedition.org/pupo/2068, consulté le 03/02/19.

11 Laurence Denooz, « Transmission du théâtre européen… », article cité, p. 432.

12 Id.

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1.1.2. Une définition du théâtre européocentrée qui ne répond pas à la richesse des