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L’histoire de Kofor Shamma (1987) : Palestine, à raconter / Théâtre, art à

Chapitre 1 : Historiographie critique des théâtres arabes et du théâtre palestinien

3.3. L’histoire de Kofor Shamma (1987) : Palestine, à raconter / Théâtre, art à

conter.

Pendant la première intifada, El Hakawati n’est plus autorisée à jouer en Cisjordanie et à Gaza1. La troupe effectue une tournée internationale qui débute en Europe en avril 1988 et se poursuit

jusqu’à l’été 1989 aux États-Unis. L’Histoire de Kofor Shamma est la dernière création de la

troupe originale avant son éclatement en raison de dissensions sur la gestion du théâtre, et

également d’une récupération du Théâtre El Hakawati à des fins politiques.

Jackie Lubeck

est costumière et comédienne, écrivaine et dramaturge. Juive

américaine originaire de Brooklyn, elle suit des études à l’Université de Boston dans

les années 1970 avant de se rendre en Israël. Elle rencontre François Abou Salem en

1975 lors d’une représentation à Jérusalem de Quand nous sommes devenus fous de

son ancienne troupe Sandouk-al-Ajab. Elle co-fonde la compagnie El Hakawati

qu’elle désigne comme une « armée artistique2 » pour souligner l’importance du travail collectif et sa dimension politique. Elle y exerce jusqu’en 1990 puis se sépare

de François Abou Salem alors que la compagnie se disperse. Elle poursuit son engagement artistique en Palestine avec une ONG internationale, le Theatre Day Production (TDP), qu’elle co-fonde en 1995 avec Jan Willems, artiste hollandais. Le

TDP promeut les activités théâtrales et artistiques d’abord à Gaza et Hébron, puis à

Naplouse, Jérusalem et dans toute la Cisjordanie. Elle y exerce encore à ce jour.

L’Histoire de Kofor Shamma est une pièce écrite par Jackie Lubeck sur une idée de François

Abou Salem qui a pensé la pièce et ses personnages. Le texte original est écrit en anglais et « de

nombreux épisodes […] sont basés sur les mémoires […] de l’écrivain et critique Muhammad

1 Reuven Snir, op. cit., p. 159.

2 Jackie Lubeck, « On François », This Week in Palestine, n°163, Novembre 2011, [en ligne] http://archive.thisweekinpalestine.com/details.php?id=3560&ed=200&edid=200, consulté le 26/09/18.

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Batrawi, originaire du village d’Isu1 ». Il s’agit de raconter le destin du peuple palestinien à travers l’histoire de Walid qui quitte son village, Kofor Shamma, pour le retrouver vide de ses habitants trois années plus tard. Seul le fou, Ka’wash, est resté, et lui apprend qu’« il y a eu une

course étrange et [que les habitants] sont partis en courant dans mille directions différentes2 ».

Walid décide de partir à la recherche des anciens habitants et convainc Ka’wash de l’accompagner. En route, ils rencontrent des personnages qui sont autant de « figures » de la

diaspora palestinienne.

Figure 23: Photographie du spectacle Kofor Shamma non datée, non créditée . Source : Fonds du Théâtre du Soleil, 4-COL-153(622). Crédit : Théâtre du Soleil.

Légende : Jackie Lubeck incarne Nijmeh.

Leu o age les o duit d’a o d à u e a i e de pie es où ils so t sui is pa Nij eh, u e jeu e fille perdue. Puis à un camp de réfugiés où ils rencontrent Karim, un combattant, et Hajaleh la marieuse, qui se joignent à eux. Puis au Koweït, où ils découvrent un des habitants du village ui s’est e i hi et ui est de e u « prince ». Mais celui- i efuse d’ad ett e u’il est de Kofo Shamma. Karim le tue ; Walid est fu ieu . Mais a a t de ou i , l’ho e le à Walid ue

1 Susan Slyvomovics, The object of Memory : Arab and Jew Narrate the Palestinian Village, Philadelphia, University of Pennsylvania Press, 1998, p. 20. Traduction de l’anglais, Emmanuelle Thiébot.

2 « L’histoire de Kofor Shamma (synopsis de l’action) », tapuscrit tiré de la correspondance entre la compagnie El Hakawati et le Théâtre du Soleil sur la promotion du spectacle. Fonds d’archives du Théâtre du Soleil, BNF,

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les habitants du village sont, pour la plupart, exilés aux États-Unis. En route se joint à eux un commerçant de Naplouse qui a perdu toute sa fortune et qui attend dans le désert.

Aux États-Unis, Walid comprend que les gens de son village ne rentreront pas à Kofor Shamma si facilement. Il e este plus à Walid et à ses i a is u’à e t e eu -mêmes à Kofor Sha a, a e de fau papie s, pou d ou i ue le illage a t effa . Ka’ ash p opose de

a o te l’histoi e, afi u’elle e dispa aisse pas o e le illage.1

Figure 24: Photographie du spectacle Kofor Shamma non datée, non créditée. Source : Fonds du Théâtre du Soleil, 4-COL-153(622). Crédit : Théâtre du Soleil.

Légende : Walid (Nabil El Hajjar), Ka’wash (Amer Khalil – au centre) et Hajaleh (Iman Aoun) retournent au village et le

trouvent désert.

La scène d’ouverture et la scène finale se font écho puisqu’elles renvoient toutes deux à la nécessité de raconter l’histoire du village disparu. Le prologue est ainsi l’occasion pour Walid d’interpeller le public :

Me i d’ t e e us. J’esp e ue je e ous etie d ai pas t op lo gte ps. C’est si ple e t ue… oh… ’est si diffi ile à e pli ue … ça… là… ’est Kofo Sha a. Nous so es a i s i i ce matin. Il y a 40 ans, il y avait ici un village, mon village. Je dois vous raconter ce qui est arrivé. Je dois ous a o te l’histoi e de Kofo Sha a. Si je, si ous e a o to s pas l’histoi e,

1 « L’histoire de Kofor Shamma (synopsis de l’action) », tapuscrit tiré de la correspondance entre la compagnie El Hakawati et le Théâtre du Soleil sur la promotion du spectacle. Fonds d’archives du Théâtre du Soleil, BNF,

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pe so e e sau a ja ais, et l’histoi e, o e le illage, dispa aît a. Je ’appelle Walid. Et voici mes amis : Ka’ ash, Nij eh, Ka i , Hajaleh et A ed. Me i ai e t d’ t e e us.1

Pour Susan Slyvomovics, ce travail d’El Hakawati est emblématique de la construction d’une

mémoire collective de la Palestine détruite2. L’acteur renvoie à la figure du Conteur arabe dont

le travail est de « se souvenir du souvenir3». Lorsqu’à la fin de la pièce Ka’wash exige de Walid qu’il ne laisse pas les autres « oublier », Walid lui demande : « Que dois-je faire ? ». Ka’wash

met son masque et crie : « Raconte-leur !4 ». La troupe endosse la responsabilité du témoignage

que l’on retrouve à la fois dans la publicisation du spectacle, et dans le dossier de présentation

avec des références à la guerre de 1948.

Figure 25: Bandeau publicitaire transmis à l’Officiel des spectacles, Pariscope, Le Monde, Libération. Source : Fonds du

Théâtre du Soleil, 4-COL-153(621).

Cela est d’autant plus audacieux à cette époque que les travaux des nouveaux historiens israéliens n’ont pas encore été diffusés largement en France et l’histoire de la guerre de 1948

reste encore peu débattue en dehors des milieux universitaires5. Le seul ouvrage édité en France à ce sujet6, et cité par El Hakawati dans le dossier de présentation du spectacle, est celui d’Élias

Sanbar, Palestine 1948, l’expulsion, publié en 1984 par la Revue d’Études Palestiniennes et les

Éditions de Minuit. L’Histoire de Kofor Shamma fait étroitement cohabiter la fiction et

1 Extrait du dossier du spectacle, tiré de la correspondance entre la compagnie El Hakawati et le Théâtre du Soleil

sur la promotion du spectacle. Fonds d’archives du Théâtre du Soleil, BNF, 4-COL-153(617)

2 Susan Slyvomovics, op. cit., p. 22.

3 Ibid., p. 20.

4 Id.

5 Voir à ce sujet la synthèse dans la revue Vacarme : « La nouvelle histoire israélienne », Vacarme, 16, 2001/3, p. 104-106.

6 Comme le souligne ironiquement Adeline Rosenstein dans Décris-Ravage, spectacle sur la Question de Palestine créé en six épisodes entre 2009 et 2017, des pièces de théâtre arabe racontaient l’expulsion de 1948, bien avant

que les historiens israéliens contestent – ou remettent en cause – le récit officiel. Ces pièces de théâtre n’avaient pas été traduites en français, d’où l’importance pour El Hakawati de porter cette parole alors encore inédite, à l’extérieur des réseaux militants.

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l’histoire, sans pour autant relever des formes du théâtre documentaire. C’est par la litote (cette

course étrange où les habitants partent dans mille directions différentes) que la troupe évoque la Nakba, et les centaines de villages palestiniens détruits. Le synopsis du spectacle dans le

dossier de présentation est suivi d’une explication qui précise justement son origine : Kofor Shamma est un petit village fictif situé dans les environs de Lydd.

Ses 2000 habitants sont des paysans. Lydd, avant 1948, était une ville importante de Palestine ; aujou d’hui elle ’est plus u’u e petite ille poussi euse do t l’att i ut p i ipal est l’a opo t Ben Gourion (Lod).

La ville de Jaffa, avant 1948, était le centre culturel de la Palestine. Pendant la guerre de 1948, les populations de Lydd, Jaffa et des villages environnants se trouvant au centre du pays, se sont enfuis dans toutes les directions.1

Kofor Shamma désigne donc métaphoriquement l’ensemble des villages détruits en 1948,

comme le confirme la dernière page du dossier de présentation qui établit une longue liste de

noms de villages sous l’intitulé « Ceci est aussi l’histoire de… » (Figure 26). Cette Histoire de

Kofor Shamma épouse – voire précède – les mutations du « tournant de 19892 » repérées par Enzo Traverso dans « la manière de penser et d’écrire l’histoire du XXème siècle » avec « l’essor

de l’histoire globale, le retour de l’événement, le surgissement de la mémoire »3. Prenons à rebours ces mutations : El Hakawati représente la condition palestinienne à partir des mémoires de Muhammad Batrawi ; L’Histoire de Kofor Shamma propose de raconter un événement

historique – la Nakba ; partant, la troupe réexamine cet événement pour écrire une histoire globale qui s’intéresse au « monde extra-européen4 » et change « de perspective5 ».

1Dossier de présentation du spectacle, page 2. Fonds d’archives du Théâtre du Soleil, BNF, 4-COL-153 616.

2 Enzo Traverso, L’histoire comme champ de bataille…, op. cit., p. 9.

3 Id.

4 Id.

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Figure 26: Photographie de la quatrième de couverture du dossier de présentation du spectacle.

Ce pas de côté par rapport à l’historiographie classique, peut se comprendre dans le choix de la

troupe de privilégier une forme de théâtre épique qui mobilise à la fois des procédés brechtiens, mais également l’héritage méconnu de l’art du conteur. En conséquence, il conviendrait,

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rétrospectivement, de faire également un pas de côté dans l’historiographie théâtrale pour

analyser les productions de la troupe.

Dans un entretien tout en hypothèses intitulé « Le conte comme scène en résistance1 » Martial Poirson interroge, en 2010, Laurent Poncelet2 et Paul Biot3 au sujet de la forme

populaire du conte et de son actualisation à l’international, notamment dans le Festival

International de Théâtre Action (FITA) fondé en 1986 en Belgique. Ce festival favorise les échanges et les créations collectives mixtes (professionnels/amateurs, Nord/Sud) :

À la suite de différents échanges avec le Sud, on a pu observer que des formes anciennes d’e p essio populai e ette t e s e des e jeu de so i t , ota e t autou des uestio s de pou oi , de sou issio , d’opp essio , de rapport à la richesse ou aux puissants, avec une mission évidente de résistance et de contre-pouvoir, dans des formes diverses faisant référence à des personnages ou des histoires inspirées notamment par les légendes.4

Ces formes anciennes d’expression populaires, rituelles, sont mobilisées pour créer un « conte

contemporain théâtralisé5 » et constituer une scène de résistance.

Il est i i uestio d’u e ep se tatio s i ue ui e oie au el, à u el et a spos , a e o o atio d’u auditoi e pou raconter une histoire dans un autre espace, ouvert, à construire en résistance face à ce réel omniprésent. Pour remettre en question – et offrir au débat public – des situations vécues, elle se cache peut-être derrière des masques, des symboles animaliers, des danses – dont des pantomimes très parlantes – et mobilise le rire ?

La scène peut alors commencer à exister comme un dévoilement des rapports de domination et u e sista e à l’o d e ta li.6

Les procédés du conte (métaphores, adresse au public) permettent en effet de mettre la réalité à distance et de contourner « la censure ou les pressions politiques7 ». El Hakawati développe des spectacles de ce type, mais les histoires et les légendes mobilisées métissent les cultures occidentales et orientales, à l’instar des membres de la troupe d’origines diverses. Or, la forme

du conte évoquée ici (en 2010 !) par Martial Poirson, Laurent Poncelet et Paul Biot, n’existe qu’en marge de l’historiographie théâtrale. Ce regard rétrospectif n’est pas anachronique car il

1 Martial Poirson, Laurent Poncelet, Paul Biot, « Le conte comme scène en résistance. Autour du Festival international du Théâtre Action », Revue d’Histoire du Théâtre, 253-254, MartialPOIRSON (dir.), Le conte à

l’épreuve de la scène contemporaine (XX-XXIe siècles), 2012, p. 115-130.

2 Laurent Poncelet (1969) est un auteur, metteur en scène, comédien et réalisateur français. Il a fondé la compagnie Ophélia Théâtre et le Festival International de Théâtre Action Rhône-Alpes en 2002. Il a participé à une vingtaine

de projets internationaux avec des professionnels et amateurs, dans une démarche d’écriture collective. Voir à ce

sujet Chapitre 7.

3 Paul Biot est le co-fondateur du mouvement du Théâtre Action en Belgique, et le responsable du Centre de

Théâtre Action de Bruxelles jusqu’en 2005. Voir à ce sujet Chapitre 7.

4 Martial Poirson, article cité, p. 116.

5 Id.

6 Ibid., p. 118.

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permet d’interroger le temps long des processus de délégitimation d’œuvres théâtrales, en contrepoint des temps courts de l’actualité politique. En effet, L’Histoire de Kofor Shamma n’est pas sans poser de problème lors de la tournée aux États-Unis, où le spectacle est

déprogrammé du Public Theatre1 de New-York par son directeur, Joseph Papp, soucieux de ne pas « offenser » les Juifs qui constituent « la majorité du public de théâtre, spécifiquement à New-York »2. La pièce tourne toutefois à Washington, Philadelphie, Lexington, Atlanta, Pittsburg, Seattle, Woodstock3. Cette exclusion de la pièce d’une institution théâtrale se situant à gauche de l’échiquier politique fait la publicité de la troupe palestinienne. Revenant sur cet

événement, Edward Saïd explique que ce n’est pas tant le contenu de la pièce qui constituait

« une menace » que le fait que des « Palestiniens parlent de leur expérience »4. Partant, il

explique que le théâtre palestinien a valeur de témoignage contrairement à d’autres formes

dramatiques symboliques5. L’identité de la troupe conditionne donc la réception de ses pièces, à l’instar du théâtre de l’immigration des années 1970 en France, où

des Arabes, des Africain-e-s, des Portugais-es osent […] prendre la scène et la parole et ce, non pour jouer un hypothétique répertoire, non pour se satisfaire de représentations

pré-o stitu es, ais ppré-ou t pré-oig e de e u’ils/elles i e t, pré-o ppré-ose leu s p pré-op es i ages, its et ep se tatio s, dessi e e u’il/elles e ige t. Le th ât e est ici une pratique li at i e à la p e i e pe so e du si gulie et du plu iel, l’espa e d’e positio où e ui tait, jus u’alo s a h , p is , i , de ie t p se e oste tatoi e.6

Présence ostentatoire car ces théâtres « identitaires », pour reprendre l’expression d’Olivier

Neveux, ne sont « pas tributaires des jeux conventionnels de médiation (ce sont des femmes qui jouent des femmes, des "pédés" des "pédés" et des Arabes des Arabes)7 » et leur « irruption sur

1 Le Public Theatre, fondé en 1954 par Joseph Papp (1951-1991), devient un lieu d’accueil de troupes émergentes et d’avant-gardes artistiques à partir de 1967. « Pendant deux décennies, Monsieur Papp a présenté des pièces de nationalistes Noirs, dissidents Tchèques, d’ardentes féministes, de Cubains pro-castristes, et des œuvres

innombrables diffusant des opinions impopulaires, sans se soucier des conséquences ». Traduction Emmanuelle

Thiébot de l’anglais : Alisa Solomon, « At Papp’s Public Theater, a Show of Arrogance », New York Times, 15

juillet 1989, url : https://www.nytimes.com/1989/07/15/opinion/at-papp-s-public-theater-a-show-of-arrogance.html, consulté le 31/08/18.

2 Alisa Solomon, article cité.

3 Andrew I. Killgore, « The Story of Kufur Shamma », Washington Report on Middle East Affaires, octobre 1989, url : https://www.wrmea.org/1989-october/theater-the-story-of-kufur-shamma.html, consulté le 31/08/18.

4 Edward Saïd, Power, Politics and Culture, Londres, Bloomsbury, 2004, p. 104. Traduction de l’anglais,

Emmanuelle Thiébot : « […] But I think one thing you didn’t mention about drama – that in the Palestinian

situation, for example, which is the only one I can speak about with any assurance – is that the drama has a

testimonial value, which is different from symbolic, when you talk aout symbolic. That is to say – take Joseph

Papp canceling the Palestinian play, The Story of Kufur Shamma, last summer. It wasn’t because of the content of

the play, it was Palestinians talking about their experience. That was what was threatening. […] ».

5 Analyse confirmée par Najla Nakhlé Cerruti, op. cit.

6 Olivier Neveux, « Apparition d’une scène politique : le théâtre révolutionnaire de l’immigration », dans Christian

Biet, Olivier Neveux, Une histoire du spectacle militant (1966-1981), op. cit., p. 325-343.

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le devant de la scène […] constitue déjà un acte politique1 ». En 1973, la troupe Al Assifa (La

tempête) naît d’une rencontre entre des « proches de l’ex-Gauche prolétarienne [et des]

militants immigrés2 ». Son « nom est une référence à la branche armée de l’Organisation

nationale palestinienne El Fatah3 ».

Le fait ue e soie t, pa e e ple, da s le as d’Al Assifa des « o ps d’A a es » ’est pas anecdotique : si e th ât e de l’i ig atio se d gage de la seule effe ti it s oli ue, ’est ie pa e u’il a s a dale à oi joue des A a es, à oi s’asse le des A a es, à oi se représenter et discuter des Arabes dans un pays où les violences racistes et étatiques font régner sur eux un climat de peur et de clandestinité.4

Il y a scandale à voir des Palestinien·ne·s se représenter. Si la lutte palestinienne trouve un écho

parmi les populations issues de l’immigration maghrébine en France, c’est sur le mode politique

(transnational) : celui d’une minorité sociale et politique dominée – les Arabes – qui revendique l’égalité. C’est cette revendication de « l’aspiration à l’égalité » qui est constitutive de cette

« scène politique5 » : le théâtre révolutionnaire de l’immigration. Mais ces troupes qui ont

exercé en dehors des institutions théâtrales dans les années 1970 ne sont pas parvenues à pérenniser leurs activités. À l’inverse, El Hakawati cherche à s’inscrire dans des réseaux de reconnaissances dont les troupes précédentes ont été privées, ou bien qu’elles ont

volontairement évités6. Sa démarche peut être comprise dans la lignée de ces théâtres « identitaires » produisant des « dramaturgies de l’interpellation7 », éminemment subjectives. Libérée des slogans politiques habituellement attachés à la cause palestinienne, la troupe œuvre

à une « désidentification » qui consiste d’abord à se débarrasser de son étiquette militante. Lorsqu’El Hakawati parvient en France dans les années 1980, le théâtre militant est en perte de

vitesse avec « l’arrivée de la social-démocratie mitterrandienne au pouvoir8 » : « la déception

progressive de l’espoir engendré pour le peuple de gauche par l’élection de Mitterrand, mais

aussi (par conséquent ?) par la fin de la croyance dans la politique, abouti[t] à une dépolitisation

[…] des artistes de théâtre9 ». Ainsi, au cours des années 1980, le rapport au politique se

1 Id.

2 Ibid., p. 144.

3 Id.

4 Ibid., p. 146.

5 « Scène politique » au sens d’une confrontation d’une logique égalitaire et d’une logique policière. Olivier

Neveux reprend ici la définition de politique de Jacques Rancière.

6C’est le cas de la troupe Al Assifa présentée ici, mais aussi de Kateb Yacine : Jeanne Le Gallic, Le théâtre de

l’immigration algérienne des années 1970 : un théâtre du « dire », dans Migrations, exils, errances et écritures,

Nanterre, Presses Universitaires de Paris Nanterre, 2012, [en ligne] : https://books.openedition.org/pupo/2068, consulté le 03/02/19.

7 Olivier Neveux, Théâtres en lutte, op. cit., p. 152.

8 Ibid., p. 188.

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transforme progressivement et radicalise le rejet des formes théâtrales militantes, considérées comme archaïques et dépassées. Si le qualificatif « militant » est utilisé par les journalistes pour

décrire le travail d’El Hakawati, force est de constater les nuances apportées par Odile Quirot

au sujet de Kofor Shamma : « Le spectacle n’est ni violent, ni sectaire1 » ; ou par Jean-Pierre

Langellier racontant l’ouverture du théâtre à Jérusalem Est en 1982 : « Ce théâtre de combat,

ennemi du sectarisme, incite plus à la réflexion et aux remises en cause qu'à la violence aveugle. Les slogans et les imprécations n'y ont pas droit de cité2 ». Cette dernière phrase est

d’ailleurs reprise dans les documents de présentation de la troupe, indiquant par là une volonté de se dégager d’une identité militante pour être vu/entendu. L’accueil de la troupe dans le réseau