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Quatre Heures à Chatila (1982-1991) : Genet au milieu des ruines

Chapitre 1 : Historiographie critique des théâtres arabes et du théâtre palestinien

4.3. Quatre Heures à Chatila (1982-1991) : Genet au milieu des ruines

Lorsque Jean Genet (1910-1986) écrit Quatre heures à Chatila en 1982, il s’est éloigné de l’écriture depuis de nombreuses années. Écrivain prolifique et soutenu, il a été « au premier

rang des dramaturges contemporains2 » avec six pièces de théâtre publiées, jouées et reprises de nombreuses fois – et d’autres perdues3. Sa pensée a été considérée comme « inacceptable et scandaleuse4 ». Sa dernière pièce de théâtre, Les Nègres, a été publiée en 1963, avant le suicide de son compagnon Abdallah Bentaga en 1964, à la suite duquel il fait lui-même une tentative en 1967 après avoir définitivement renoncé à la littérature. S’ensuit une période faite

1 François Regnault, « Passe, Impair et Manque », Registres, revue d’études théâtrales, 6, novembre 2001, p. 155.

2 Albert Dichy, « chronologie », dans Jean Genet, L’ennemi déclaré, Paris, Gallimard, 1991, p. 4.

3 Voir à ce sujet : Olivier Neveux, Jean Genet, Lausanne, Ides et Calendes, 2016

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d’engagements politiques aux États-Unis, dans les manifestations contre la guerre du Vietnam

et auprès du Black Panthers Party. Enfin, « sur la proposition du représentant de l’Organisation

de Libération de la Palestine à Paris, il se rend en Jordanie pour visiter des camps palestiniens.

Il prévoit d’y passer huit jours : il va y demeurer six mois1 ». Contraint de quitter la Jordanie en 1972, il entame « la rédaction d’un ouvrage relatant ses séjours dans des camps palestiniens et

auprès des Black Panthers – ouvrage qu’il abandonnera et reprendra plusieurs fois et qui

aboutira quinze ans plus tard, à la publication d’Un Captif amoureux2 », dont Olivier Neveux souligne l’accueil « glacial3 ».

En septembre 1982, Jean Genet est à Beyrouth chez Leïla Shahid4 alors que tout le monde pense

qu’il est « en train de crever d’un cancer à Paris5 » depuis 1979. C’est pourtant lui le premier

européen à entrer dans le camp de Chatila, accessible « très peu d’heures6 » après le massacre. Il y passe quatre heures en plein soleil et revint « le visage couvert de cloques7 ». Le massacre

de Chatila est l’événement qui a remis Jean Genet à l’écriture, et ses derniers écrits s’éloignent

de ses romans et pièces de théâtre pour raconter ses engagements politiques, indissociables de

son œuvre. Cette nécessité de mettre en lumière cette dimension de sa vie s’explique peut-être

par la mise en garde qui ouvre Quatre Heures à Chatila : « Personne, ni rien, aucune technique de récit, ne dira ce que furent les six mois passés par les feddayin dans les montagnes de Jerash

et d’Ajloun en Jordanie […]8 ». Dans la courte introduction du texte, Jean Genet commence à mettre en doute sa propre capacité à transmettre une expérience de vie, et rappelle ainsi la subjectivité de la littérature :

Pou oi, u’il soit pla da s le tit e, da s le o ps d’u a ti le, su u t a t, le ot "Palestiniens" évoque immédiatement des fedayyins dans un lieu précis – la Jordanie – et à une po ue ue l’o peut date fa ile e t : octobre, novembre, décembre 70, janvier, février, mars, a il . C’est à e o e t-là et ’est là ue je o us la R olutio palestinienne.9

1 Albert Dichy, « chronologie », dans Jean Genet, L’ennemi déclaré, Paris, Gallimard, 1991, p. 4-5.

2 Ibid., p. 5.

3 Olivier Neveux, Jean Genet, op. cit., p. 13.

4 Leïla Shahid (1949, Beyrouth) est une femme politique et diplomate libano-palestinienne. Diplômée de

l’Université Américaine de Beyrouth en anthropologie et sociologie, elle a également réalisé une maîtrise, puis un

doctorat sur la structure sociale des camps de réfugiés palestiniens à l’École Pratique des Hautes Études à Paris. Elle dirige alors l’Union générale des étudiants palestiniens (GUPS) entre 1974 et 1977. Elle est nommée ambassadrice de la Palestine en Irlande, en Hollande, au Danemark, à l’UNESCO puis en France en 1993. Puis en 2005, elle devient représentante de la Palestine auprès de l’Union européenne.

5 Jérôme Hankins, « Entretien avec Leïla Shahid », dans Genet à Chatila, Arles, Actes Sud, 1994, coll. « Babel », p. 48.

6 Id.

7 Ibid., p. 43.

8 Jean Genet, « Quatre heures à Chatila », dans Revue d’études palestiniennes, n°6, Beyrouth, Hiver 1983, p. 3.

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En dehors d’une telle rencontre « aucune technique de récit » n’est donc à la hauteur de l’expérience. La littérature n’est pas à la hauteur de la réalité, elle ne fait que l’accompagner,

comme il l’écrit également en introduction au Captif amoureux :

La page ui fut d’a o d la he, est ai te a t pa ou ue de haut e as de i us ules sig es oi s, les lett es, les ots, les i gules, les poi ts d’e la atio , et ’est g â e à eu u’o dit que cette page est lisible. Cependant à une sorte d’i ui tude da s l’esp it, à e haut-le- œu t s p o he de la aus e, au flotte e t ui e fait h site d’ i e… la alit est-elle cette totalité de signes noirs ?1

Souligner ces mises en garde permet de mieux comprendre la façon dont Alain Milianti, en 1991, décide de faire passer le texte Quatre heures à Chatila à la scène. Jean Genet insiste alors

qu’il s’apprête à (d)écrire ce qu’il a vu à Chatila : « une photographie a deux dimensions, l’écran du téléviseur aussi, ni l’un ni l’autre ne peuvent être parcourus2 ». Ces deux mediums ne

permettent pas de sentir les odeurs, ni de percevoir l’espace : « La photographie ne saisit pas les mouches ni l’odeur blanche et épaisse de la mort. Elle ne dit pas non plus les sauts qu’il faut faire quand on va d’un cadavre à l’autre3». Cet impossible récit, Jean Genet l’écrit tout comme il décrit ses inévitables lacunes. Le texte est publié pour la première fois à l’hiver 1983 – un an

après les événements – dans le numéro 6 de la Revue d’Études palestiniennes qui consacre un

dossier aux massacres.

Les massacres de Sabra et Chatila (16-18 septembre 1982)

Les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila sont situés dans Beyrouth Ouest. La guerre civile a éclaté au Liban en 1975 en raison de difficultés politiques internes, de relations tendues avec la Syrie – consécutives au découpage géographique imposé par la France en

1920, et également de la présence grandissante de réfugiés palestiniens. Ceux-ci sont de plus en plus nombreux après la guerre des six jours (1967) et les événements de Septembre noir (1970), au cours desquels le roi Hussein de Jordanie a écrasé la résistance palestinienne dans

les camps de réfugiés jordaniens. Les combattants palestiniens et le commandement de l’OLP fuient et s’installent dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban d’où ils poursuivent

leur lutte. Leur affrontement avec Israël depuis le Sud Liban menace la souveraineté du pays. Dans ce contexte les Phalanges libanaises, ou Kataëb, mouvement politique nationaliste opposé dès sa création à la présence de pays occidentaux au Liban ainsi qu’au panarabisme, souhaite retrouver l’indépendance politique mise à mal par les activités des combattants

1 Jean Genet, Un captif amoureux, op. cit., p. 11.

2 Jean Genet, « Quatre heures à Chatila », op. cit., p. 4.

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palestiniens. Des heurts entre ces deux camps éclatent en 1975 et aboutissent au partage de la capitale en deux entités : Beyrouth Est – aux mains des Phalangistes, majoritairement

Chrétiens, et Beyrouth Ouest – aux mains des Palestiniens, majoritairement Musulmans. En 1982, une intervention israélienne se prépare avec pour objectif d’éliminer la résistance palestinienne des camps, mais également de favoriser l’accession au pouvoir des Forces

libanaises – issues des Phalangistes – dirigées par Bachir Gemayel. Israël bombarde Beyrouth

Ouest où sont repliés les combattants palestiniens. Entre le 6 juin et le 15 août 1982, 6775 personnes sont tuées et près de 30 000 blessées selon « une revue médicale proche des Nations Unies à Beyrouth1». Sur l’ensemble de ces personnes tuées ou blessées, 5210 étaient

des combattants (« les victimes se déclarant tels ou reconnues comme tels par une milice2 »).

L’OLP interpelle l’ONU où elle est officiellement membre observateur depuis 1974. Pour

faire cesser le feu, une médiation américaine met en place une Force multinationale composée de soldats américains, français et italiens pour permettre l’évacuation de l’OLP des camps

palestiniens, du 21 août au 1er septembre 1982. Les combattants sont conduits à Chypre,

désarmés et embarqués pour Amman, Bagdad ou Tunis. D’autres sont évacués ensuite au

Soudan, en Syrie ou en Grèce ou est conduit le commandement de l’OLP. Bachir Gemayel est élu président du Liban le 23 août. Dès le 3 septembre, l’armée israélienne reprend sa progression et annonce le 6 septembre qu’il reste 2 000 combattants dans les camps de

réfugiés qui doivent évacuer leurs positions. Le 13 septembre, la Force multinationale s’est entièrement retirée de Beyrouth Ouest alors que l’armée israélienne n’a pas respecté ses

engagements et poursuit sa progression. Le 14 septembre, Bachir Gemayel est tué dans un attentat au siège central des Kataëb. Du 16 au 18 septembre, les phalanges libanaises assassinent entre 500 et 5 000 personnes3 dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et Chatila. La responsabilité de l’armée israélienne est mise en cause lors de la découverte des camps qu’elle encerclait et contrôlait. La revue de presse internationale constituée un an après les faits et présentée par la Revue d’Études Palestiniennes atteste de la « condamnation quasi unanime de l’ensemble4 » des médias. Dans cette même revue, Ilan Halévy fait état des

1 Jean-François Legrain, « Chronologie de la guerre israélo-palestinienne (2) », Revue d’Etudes Palestiniennes, 6,

Hiver 1983, p. 158.

2 Ibid., p. 159.

3Les estimations concordent rarement dans les documents et sources lues (ouvrages d’historiens et presse), c’est

pourquoi nous avons retenu la fourchette la plus large. Le comptage est rendu difficile en raison des méthodes employées – un nombre indéterminé de cadavres ayant été évacués par camions par les Phalangistes, et l’accès

aux camps ayant été restreint. Dans les témoignages recueillis par Leïla Shahid dans les jours qui suivirent, des survivantes évoquent également des fosses communes. Voir à ce sujet : Layla Shahid Barrada [Leïla Shahid], « Les massacres de Sabra et Chatila », Revue d’Etudes Palestiniennes, 6, hiver 1983, p. 89-112.

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opinions tranchées qui ont été exprimées dans la presse israélienne les premiers jours après la découverte des camps, notamment des comparaisons avec les méthodes nazies1. Yasser Arafat, alors soutenu par François Mitterrand, s’adresse en ces termes à la presse française :

« Ce n'est pas un, mais dix Oradour2 qui se sont produits à Beyrouth !3 ». Ces massacres font partie des événements qui engendrent des inflexions dans les discours médiatiques sur la Palestine. Jérôme Bourdon note que « […] la guerre de 1982, elle-même précédée de nombreux reportages sur ce qu’on appelle désormais les Territoires occupés, est un moment clé dans la constitution des images médiatiques du Palestinien. Dès l’été, avant même que les

images des massacres de Sabra et Chatila ne soient publiées, la figure dominante est celle de la victime4 ». Le traitement médiatique des massacres contribue à construire un regard raciste qui occulte la politique, en les présentant comme un affrontement culturel, inévitable, entre

musulmans et chrétiens. En témoigne leur annonce sur le Journal d’Antenne 2 le 18 septembre 1982, par Patrick Poivre d’Arvor : « paroxysme de la furie des hommes : le

Proche-Orient, les haines et les passions qu’il suscite5 ». Ou plus radicalement, Pierre-Pascal Rossi, journaliste pour la Télévision Suisse visiblement bouleversé affirme : « il n’y a aucune explication politique, il n’y a aucune explication humaine possible, ce n’est que le fruit de la

haine, et on ne peut pas parler là-dessus mais pourtant il faut le dire, il faut le montrer, et on a filmé malgré tout6 ». Bien que les Israéliens soient mis en accusation par la suite dans les médias, la sauvagerie ou la barbarie qui serait propre au Proche-Orient s’installe dans l’imagerie médiatique.

1 Ilan Halévy, « Revue de la presse israélienne », Revue d’Études Palestiniennes, 6, Hiver 1983, p. 247-250.

2 La comparaison avec le massacre d’Oradour-sur-Glane, perpétré par l’armée allemande en France le 10 juin

1944, trouve un écho dans les analyses de certaines figures israéliennes rapportées par Ilan Halévy dans la revue de presse israélienne précédemment citée : « […] "Les phalangistes sont nos mercenaires, exactement comme les ukrainiens, les croates ou les slovaques étaient les mercenaires d’Hitler, qui les avait organisés comme des soldats pour qu’ils fassent le travail pour lui." […]. "Les fascistes locaux attaquèrent les quartiers juifs, égorgèrent les hommes et les femmes, les vieillards et les enfants. Le commandant allemand déclara qu’il n’était pas responsable de ces actions et qu’aucun soldat allemand n’y avait pris part. Il déclara également qu’à la fin il avait décidé d’intervenir, évitant ainsi les pires atrocités. Lorsque le commandant allemand fut traduit devant la Cour

Internationale de Nuremberg sur les crimes de guerres, après la guerre, aucun de ses arguments ne furent acceptés. Dans la plupart des cas, de tels commandants ont été exécutés. (…) Aucune autre règle morale ou légale ne peut s’appliquer à ce qui s’est passé à Beyrouth" ». Ilan Halévy, article cité, p. 249.

3 Eric Rouleau, « Un entretien avec M. Arafat. Le Président de l’OLP accuse les militaires israéliens d’avoir

participé à la tuerie », Le Monde, 21 septembre 1982.

4 Jérôme Bourdon, « Du sionisme au compassionisme. La télévision française et le conflit israélo-palestinien », dans Esther Benbassa (dir.), Israël Palestine. Les enjeux d'un conflit, Paris, CNRS Éditions, 2010, p. 45-60, p. 54.

5 Patrick Poivre d’Arvor, Le journal de 20h, diffusé le 18 septembre 1982, Antenne 2, url :

https://www.ina.fr/video/CAB8201653201, consulté le 03/09/19.

6 « L’envoyé spécial de la TSR bouleversé à Sabra et Chatila », Les archives de la RTS [Radio Télévision Suisse], 20 septembre 1982. Reportage inséré dans l’article de Thomas Vescovi, « Ce que le massacre de Sabra et Chatila

a changé en Israël », Middle East Eye, 17 septembre 2018, url : https://www.middleeasteye.net/fr/opinion-fr/ce-que-le-massacre-de-sabra-et-chatila-change-en-israel, consulté le 05/05/19.

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Figure 28: Première de couverture de la Revue d’Études Palestiniennes, Hiver 1983.

Le texte de Jean Genet fait la une de la Revue d’Études Palestiniennes. Il est publié sans

commentaire, si ce n’est, en exergue, une courte citation de Menahem Begin1 à la Knesset : « À Chatila, à Sabra, des non-juifs ont massacré des non-juifs, en quoi cela nous concerne-t-il ? ».

L’ampleur de l’événement sidère l’auteur dont le regard s’attarde sur les cadavres gonflés au

soleil : « j’avais l’impression d’être au centre d’une rose des vents, dont les rayons

contiendraient des centaines de morts2 ». Face à cet amas de victimes, Genet parle d’une

« "vision invisible"3 » pour exprimer sa sidération : « le tortionnaire comment était-il ? Qui était-il ? Je le vois et je ne le vois pas. Il me crève les yeux et il n’aura jamais d’autre forme que

celle que dessinent les poses, postures, gestes grotesques des morts travaillés au soleil par des

1 Menahem Begin (1913-1992) est le Premier ministre israélien de 1977 à 1983, année au cours de laquelle il démissionne de ses fonctions et se retire de la vie politique, marqué par les échecs de la campagne au Liban. Il partage le Prix Nobel de la Paix avec Anouar el-Sadate en 1978 pour avoir signé le premier traité de paix

israélo-arabe. Il a par ailleurs été membre de l’Irgoun – organisation militaire nationaliste – et organisé, en 1946, l’attentat contre l’hôtel King David qui abritait le secrétariat britannique en Palestine mandataire. Il a toute sa vie été engagé dans des organisations politique et/ou armées se situant à droite de l’échiquier politique.

2 Jean Genet, « Quatre heures à Chatila », op. cit., p. 6.

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nuées de mouches1 ». Le texte alterne entre des descriptions de cadavres enjambés au cours de ses déambulations, des réflexions sur le contexte des massacres, des citations de journalistes ou

d’hommes politiques, l’évocation de souvenirs dans les camps palestiniens, des dialogues sans

interlocuteurs clairement nommés, des réflexions sur la finalité de la révolution… La pensée de l’auteur se déroule progressivement, tendue vers le souvenir des camps jordaniens que Genet

décrit comme « une féérie2 ». Le massacre est son revers.

Sa s doute j’ tais seul, je veux dire le seul Européen (avec quelques vieilles femmes palesti ie es s’a o ha t e o e à u hiffo la d hi ; avec quelques jeunes fedayyin sa s a es ais si es i ou si t es hu ai s ’a aie t pas t là et ue j’aie d ou e t cette ville abattue, les Palestiniens horizontaux, noirs et gonflés, je serais devenu fou.3

La position des corps a une importance tout au long de ce texte. Genet ne cesse de décrire leurs postures, tout comme il décrit minutieusement la topographie des camps, des « ruelles très étroites4». Que s’est-il passé, et comment cela a-t-il pu se passer ?

À Be outh, à pei e o u le assa e, l’a e li a aise offi ielle e t p e ait e ha ge les camps et les effaçait aussitôt, les ruines des maisons comme celles de corps. Qui ordonna cette précipitation ? Après pourtant cette affirmation qui courut le monde : chrétiens et musulmans se sont entretués […]5

Contre-récit scandaleux et inacceptable qui rappelle que les événements ne sont pas de l’ordre

de la fatalité, que l’évènement peut se comprendre et se penser : « […] il y a politique là où la naturalisation, raciste, des événements véhiculée par les médias […], le nivellement de toutes les informations tendent à l’occulter […]6 ». Le texte de Jean Genet se pose face aux récits médiatiques – sans toutefois se présenter comme un contre-récit. Il assume sa valeur de

témoignage, et la difficulté – voire l’impossibilité – de sa transmission. « Car si le théâtre peut

témoigner des violences du monde, ce témoignage reste, sur scène, illusion et simulacre. Il ne

peut avoir la valeur ou la matérialité d’une preuve7 ». Jean Genet n’a pourtant pas écrit une

1 Id. 2 Ibid., p. 19. 3 Ibid., p. 18-19. 4 Ibid., p. 15. 5 Ibid., p. 15.

6 Olivier Neveux, Politiques du spectateur…, op. cit., p. 109. Ici, Olivier Neveux parle du génocide qui a eu lieu

au Rwanda en 1994, au cœur d’un spectacle du Groupov. On peut repérer le même mécanisme de dénégation du sens politique de l’événement dans le traitement des massacres de Sabra et Chatila.

7 Sylvie Chalaye, « Qu’as-tu fait de ton frère ? Traumatisme et témoignage : le dispositif testamentaire des

dramaturgies contemporaines des diasporas », dans Jean-Pierre Sarrazac et al. (dir.), Le geste de témoigner. Un

dispositif pour le théâtre, op. cit., p. 129. Ici, Sylvie Chalaye étudie particulièrement les dramaturgies des

diasporas, au début du XXIe siècle. À bien des égards, le parcours de Jean Genet peut s’apparenter à un exil

continu : exil, haine de l’Occident et de son Histoire. Ce refus des origines fait de Genet un étranger en son propre

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pièce de théâtre. Mais ce texte tente de s’émanciper de « la tutelle de la réalité1 » à l’instar de

son théâtre : les dialogues s’établissent avec de mystérieux interlocuteurs, les cadavres sont

aussi obscènes que les corps vivants sont dignes. « L’esthétique prend la relève d’une morale

rendue inopérante2». Morale convenue qui n’a pas permis d’éviter les massacres de Sabra et

Chatila.

Quelques années après la mort de l’auteur (1986), Alain Milianti3 parvient à obtenir de Leïla

Shahid, l’exécutrice testamentaire de Jean Genet, les droits pour adapter Quatre heures à

Chatila à la scène en affirmant « la primauté du Poème4 » : « dire l’invisible5 » serait, selon Alain Milianti et son dramaturge Jérôme Hankins6, « l’objet du texte de Genet7 ». La mise en scène répond donc en plusieurs points à cette difficulté du récit. Puisque Genet insiste sur la topographie des lieux qui ne peuvent être parcourus par le lectorat, la scénographie de Daniel Jeanneteau8permet au public d’entrer par l’espace scénique :

Le spectateur arrive dans la salle par la première coursive au-dessus du plateau. Il marche, o tou e l’e se le de l’espa e scénique irrégulièrement carrelé, descend et gagne sa place, son point de vue, sur les gradins.

L’espa e so o e de la a he su le tal de la passe elle et la ue plo gea te su le sol fo t que ce parcours permet une appréhension physique (et non seulement visuelle) de la scénographie.9