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Asymétrie de légitimation des luttes internationales et transformations idéologiques

Chapitre 1 : Historiographie critique des théâtres arabes et du théâtre palestinien

2.1. Historique de la compagnie

2.2.2. Asymétrie de légitimation des luttes internationales et transformations idéologiques

Le tourneur s’appuie sur son réseau pour organiser la venue de la troupe en Europe. Un an plus

tard il assiste à la première européenne en Allemagne, à Erlangen3 « devant un public

1 Ibid., p. 520-521. Nous remplaçons les sauts de ligne par des slashs.

2 Id.

3 Le festival de théâtre étudiant d’Erlangen a été créé en 1949 dans la ville du même nom en Allemagne. Il s’agit d’un festival ancré à gauche qui vise à déconstruire l’ordre « administratif, moral et idéologique […] hérité du

nazisme » et à créer une « solidarité étudiante et théâtrale dans une Allemagne déjà coupée en deux ». Ses participant·e·s envisagent le théâtre comme une forme de résistance, dénonce le « processus d’aliénation

stalinien », « la guerre du Vietnam et toutes les dictatures en général ». Ce festival parvient à fédérer les théâtres

universitaires à travers l’Europe et à créer une solidarité internationale. C’est, selon Lew Bogdan, « l’épicentre de

toute la dynamique théâtrale révolutionnaire allemande, mais également un lieu de référence européen pour la nouvelle "avant-garde" ». Cette « internationale de la contestation théâtrale », qui s’est développée en Europe via

les théâtres universitaires, est « mal connue à ce jour et peu étudié » alors qu’il aurait, toujours selon Lew Bogdan,

« une importance capitale dans le modelage de [la] contestation théâtrale des années cinquante et soixante ». Voir à ce sujet Lew Bogdan, op. cit., p. 22 à 25.

Le festival de Nancy bénéficie plusieurs années après du réseau développé à Erlangen. André Gintzburger fait partie de ce réseau.

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malheureusement clairsemé1», et se félicite de ne pas s’être trompé sur le groupe palestinien dont il a organisé la tournée malgré des difficultés qu’il explique ainsi :

E t ep ise ui s’est l e diffi ile a les Sio istes, il faut ie le lai onner, font bonne garde et p f e aie t u’o ’e te de pas e ue es ge s-là ont à dire. Des pressions ont été e e es su e tai s o ga isateu s pou u’ils a ule t leu s i itatio s. D’aut es, d’e t e de jeu, ont fait la sourde oreille. Ils craignaie t les histoi es et, ’est-ce pas, les Palestiniens ne sont i des Juifs d’URSS, i des i telle tuels a ge ti s ou hilie s. Leu o at ’est pas de o goût, et eau oup de o s apôt es pe se t u’ils o t u sa ulot de e e di ue pou eu -mêmes cette fa euse li e t d’e p essio do t, pou ta t, Is a lie s et o ide tau d oitie s se la e t a dide e t. / L’i age du a dit te o iste, a e le uel au u dialogue ’est possible, sied mieux à la conscience des « informateurs objectifs » de notre système, que celle d’u g oupe e p i a t pa le th ât e et, ô sup e ho te, a e a t, sa alit de peuple o up o e ous le fû es pa les Alle a ds de à i a t sous le gi e d’u e ad i ist atio ilitai e ui ’est pas sa s a oi ete u uel ues enseignements du traitement infligé à ses pères par les Nazis [sic].2

Si André Gintzburger apprécie le franc-parler du spectacle de la troupe qui « appelle un chat un chat3», il écrit ses carnets avec la même spontanéité. Sa comparaison rapide avec l’occupation allemande s’explique par sa propre histoire puisqu’il écrit, toujours dans ces carnets qu’il ne

destine pas encore à la publication :

À la moindre critique sur le comportement des Israéliens, les Sionistes brandissent le souvenir de la Shoah. Le mo de e tie est oupa le de l’Holo auste et tous eu ui ’app ou e t pas la politi ue d’Is aël so t p i s de fe e leu gueule ua d u e o testatio ou u e iti ue leur vient aux lèvres. Les Juifs qui comme moi ont choisi de ne jamais au cours de leur vie porter l’ toile jau e o e u e l e, ’est-à-di e u’ils e se se te t e ie « différents » ’o t pas le droit de clamer leur désaccord. Étrange !4

Dans le fin mot de ce billet, le tourneur exprime une incompréhension très forte qui l’engage

probablement à écrire des comparaisons qu’il veut frappantes, quoique fausses. L’occupation allemande en France n’équivaut pas à l’occupation israélienne en Palestine. Son soutien

enthousiasme à El Hakawati est donc également politique, mais pas seulement, car André

Gintzburger suit avec attention la troupe et n’hésite pas à critiquer leurs spectacles lorsqu’il ne

les trouve pas efficaces artistiquement5. Les difficultés qu’il soulève sont de deux ordres : les

pressions de certains groupes qui souhaitent empêcher les représentations de la compagnie, et

l’asymétrie de légitimation des luttes internationales. Les pressions de certains groupes

correspondent à un travail de « défense des intérêts de l’État d’Israël en France6 » déjà évoquée

1 André Gintzburger, op. cit., p. 520.

2 Id. Nous remplaçons les sauts de ligne par des slashs.

3 André Gintzburger, op. cit., p. 487.

4 Ibid., p. 408.

5 Voir Chapitre 3.

6 Marc Hecker, La défense des intérêts de l’Etat d’Israël en France, Paris, L’Harmattan, 2005. L’auteur explique

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par J.P. Gené dans son article sur le festival de 1977, et attestée par des expériences plus récentes1. À ce sujet, Lew Bogdan indique avoir reçu des « pressions amicales » extérieures, et

de certains membres du CA, pour annuler les représentations d’El Hakawati2. Outre ces pressions, l’asymétrie de légitimation des luttes internationales atteste le contexte de frictions

idéologiques et artistiques dans lequel le premier spectacle de la troupe parvient en France.

Logiquement, le Festival de Nancy se fait l’écho de ces frictions et l’accueil fait au spectacle

révèle à André Gintzburger un changement idéologique dans la direction. Au nom du père, de la mère et du fils est selon lui « le meilleur spectacle […] venant du Monde Arabe3 », « […] le meilleur qui nous vienne actuellement d’ailleurs sur le marché mondial du théâtre4 » et « devrait être le triomphe du festival de Nancy5 ». Le tourneur encense le spectacle en gardant à l’esprit

que « la façon qu’il a de confronter un obscurantisme avec une oppression à vue étroite ne peut

pas plaire à tout le monde6 ». Sa déception est malgré tout immense lorsqu’il écrit le 16 mai

1980 : « J’ai quitté le "Festival Mondial du Théâtre" avec le sentiment que je n’y retournerai

pas7 ». André Gintzburger vit comme une « trahison8 » le changement de nature du festival : « De rendez-vous des contestataires du monde entier, le festival veut devenir celui des esthètes9 ». Il analyse le tournant idéologique du Festival de Nancy à la fois dans les choix de programmation et sa limitation aux heures tardives de la journée, loin de l’effervescence de la rue lors des précédentes éditions. Il souligne, comme un indice, que les spectateurs n’ont plus

besoin de faire la queue pour assister à un spectacle10.

Si le Festival de Nancy doit devenir le rendez-vous des chercheurs ès beauté formelle, je ne dis pas u’il pe de tout att ait. Mais ’est u ha ge e t de atu e et, à es eu , u e t ahiso . I i aussi le o plot s’i stalle, et ela se oit ie au o po te e t des di e teu s de la conscience des intellectuels français présents sur le terrain, face au Au nom du père, de la mère et du fils de la troupe palestinienne El Hakawati, égarée dans ce climat nouveau : mépriser, d daig e , i i ise , ig o e l’e t ep ise, telles so t les o sig es ui ou e t de ou he e cul de poule en oreille carriériste.11

il opte pour cette expression qui démystifie l’action politique de certains groupes qui défendent effectivement des

intérêts politiques.

1Voir Chapitre 8. Il est question d’une lettre diffusée par le CRIF pour faire annuler un spectacle palestinien, Nous

sommes les enfants du camp.

2 Lew Bogdan, op. cit., note de bas de page 292, p. 407.

3 André Gintzburger, op. cit., p. 521.

4 Id. 5 Id. 6 Id. 7 Id. 8 Id. 9 Id. 10 Id. 11 Id.

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Si la mise à l’écart de la troupe El Hakawati ne relève pas d’un « complot », sa marginalisation est confirmée par la publication en 1984 d’un ouvrage publié par la ville de Nancy revenant sur

toutes les éditions du festival. Pour chaque année, les auteurs ont réalisé une liste, par pays, des

troupes et spectacles présentés. La troupe El Hakawati n’apparaît pas dans la liste de l’édition

de 1980, mais dans une catégorie à part, créée exclusivement pour elle : « Autres manifestations1 ». Jean-Pierre Thibaudat explique que cette mise à l’écart est due aux réactions

de la « communauté juive de Nancy2 » puisque la troupe avait été présentée, dans l’avant-programme, comme venant d’Israël3. Le critique rapporte également que le « minibus Volkswagen4 » portant l’inscription « El Hakawati » a été retrouvé un soir les quatre pneus crevés. De plus, André Gintzburger explique que les conditions techniques n’étaient pas « au

rendez-vous5 » pour accueillir la troupe marginalisée dans un « lieu décentré et mal indiqué6 »,

dont les horaires du spectacle n’apparaissaient pas dans les informations7. Ainsi, dans le journal

de présentation du festival, l’événement est présenté en dernière page comme un «

spectacle-débat8 » et la mention « théâtre palestinien » apparaît entre parenthèse, indiquant probablement la réticence – ou la difficulté – à nommer la zone géographique : les territoires palestiniens ou

la Palestine ?9 Selon François Abou Salem la forme spectacle-débat a été vivement encouragée, voire imposée, par « certaines associations10 » :

Nous pe sio s ue l’i po ta t tait de e i et de dis ute et ue pou le este, ous allio s bien voir. Je me souviens encore que le débat était sympathique, dans un certain sens. À l’ po ue, o e se pa lait pas eau oup, ’ tait do assez ou ageu de la pa t de eu ui taie t là, d’ t e là et juste e t, et de se pa le . Mais apide e t le d at a po t sur la politique, la charte, les choses essentielles pour qui est Juif et Arabe, mais peut-être pas pour les autres qui avaient vu une pièce de théâtre, et qui avaient envie de comprendre un peu plus le o e t et le pou uoi. C’ tait do t s te du politi ue e t. O e pa lait pas ai e t de l’a tisti ue ou de la pi e e elle-même.11

1 Roland Grünberg et Monique Demerson, Nancy sur scènes. Au carrefour des théâtres du monde, Nancy, Ville de Nancy, 1984, p. 210.

2 Jean-Pierre Thibaudat, Le Festival mondial du théâtre de Nancy, une utopie théâtrale 1963-1983, Besançon, Les Solitaires intempestifs, 2017, p. 297.

3 La troupe réunit des palestiniens des Territoires occupés et d’Israël et se trouve être, administrativement,

israélienne. Leur théâtre est situé à Jérusalem. Nous n’avons pas trouvé le document que cite Jean-Pierre Thibaudat dans les fonds d’archives de la BNF relatif au Festival.

4 Jean-Pierre Thibaudat, op. cit., p. 298.

5 André Gintzburger, op. cit., p. 521.

6 Id.

7 Même dans ces conditions médiocres, le tourneur soutient l’intérêt pour la troupe de venir se produire au Festival,

pour « dire publiquement ce qu’elle doit taire chez elle, et rentrer dans son pays, renforcée par un consensus international, assurée qu’elle sera de bénéficier de pétitions si sa police l’embête ». André Gintzburger, op. cit., p.

523.

8 Id.

9 Document reproduit en annexe.

10 Lew Bogdan, op. cit., p. 407, n. 292.

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En réalité c’est la direction du Festival qui avait contacté des « organisations juives » pour créer

le débat. Un petit groupe de jeunes et le rabbin Toledano1 a accepté. Ce dernier « a quitté Nancy peu de temps après. Certains disent que ce ne fut pas de plein gré et que cette initiative d’aller

au dialogue avec cette troupe palestinienne, lui fut sans doute funeste2 ». Malgré toutes les difficultés, François Abou Salem estime que le passage de la troupe à Nancy est un succès. Il offre la possibilité à El Hakawati de se faire connaître et de se construire une identité et une parenté avec des troupes de théâtre engagées dans des combats révolutionnaires à travers le monde, dont certaines ont déjà été accueillies au Festival. Dans sa présentation, El Hakawati fait sienne la « logique de la Résistance culturelle », faisant directement écho au débat organisé

sur ce thème en 1977, en lien avec l’Amérique latine.

[…] La logique de la Résistance culturelle nous avait amenée, comme de nombreux groupes et individus, à nous tourner vers la culture et les traditions populaires, tant pour les redécouvrir ue pou s’e i spi e . Nous de io s epe da t esu e assez ite les li ites d’u e d a he sentimentale et folklorisante. Hors de leur fonction dans la vie populaire elle-même, les formes de la production culturelle habituelle (danses, musique, poète-improvisateurs, conteurs et ha teu s e pou aie t se i de od les, ta dis ue ous esse tio s l’e ige e d’u e critique des valeurs autoritaires et conservatrices également véhiculées par ces mêmes traditions.

Et e ui est f appa t, ’est u’ ide e t, u peuple ui a tout pe du pa s, t es, aiso s, e fa ts, et . s’a o he sou e t au t aditio s o e au de ie s estiges de so ide tit . Et, sous les occupations et les i asio s su essi es de la Palesti e, les t aditio s d’e p essio populai e ha ge t peu, elles dispa aisse t ou stag e t, e ui fait u’elles so t de oi s e moins liées aux nouveaux rythmes de la vie et aux nouvelles structures économiques.3

Dans cette présentation, la troupe tente de raccrocher son combat aux autres mouvements

d’émancipation à travers le monde. Mais sa marginalisation s’explique par la faible légitimité

de la lutte palestinienne, ajoutée aux transformations idéologiques dont le Festival se fait écho avec la perte de vitesse du théâtre de lutte (de classes) comme le souligne André Gintzburger. En effet, à la fin des années 1970, l’actualité politique porte davantage sur les dictatures en

Amérique latine, ou bien la persécution des Juifs d’URSS où toute expression religieuse est

interdite. À ces événements, la France ne participe pas, de près ou de loin. Certains réseaux de

solidarité avec l’Amérique latine se développent, pour tenter de défendre des intérêts politiques à l’étranger. De plus, au cours de cette période, Israël accueille des immigrants russes

persécutés. La proximité temporelle avec la Shoah neutralise toute possibilité de critique du

1 Moïse Toledano en poste à Nancy de 1976 à 1981.

2 Lew Bogdan, op. cit., note de bas de page 294, p. 407.

3 Texte de présentation de la compagnie dans le Journal du Festival de Nancy 1980. La troupe est présentée dans la dernière page du festival avec un événement sur la musique népalaise. Le format du journal coupe le titre de la pièce. Source : Fonds Michelle Kokosowski, KKS.6.14, IMEC. Reproduit en annexe.

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gouvernement israélien qui est alors une terre d’asile. La question palestinienne ne peut qu’être reléguée au second plan. Par ailleurs, la spectaculaire prise d’otage des Jeux olympiques de Munich à l’été 1972, par l’organisation palestinienne Septembre noir, marque les esprits : le

palestinien est soit un combattant, soit un terroriste. Avant les images médiatiques du « Palestinien comme victime d’Israël […] [et de] l’Israélien comme occupant1 » apparues dès le renversement de 1967, le Juif était représenté comme « pionnier et combattant2 » dans un contexte ou le terme colon « avait une connotation fortement positive3 ». Il faut ajouter que la « popularité médiatique et culturelle4 » des communautés agricoles appelées kibboutz, qui incarnent la réussite du socialisme, retarde ou ne permet pas une prise de conscience antiraciste.

Ce n’est que très progressivement, dans le courant des années 1970, que « se dessinent trois

figures du Palestinien : le réfugié, le combattant et le terroriste5». Mais c’est « la guerre de

1982, elle-même précédées de nombreux reportages sur ce qu’on appelle désormais les

Territoires occupés, [qui] est un moment clé dans la constitution des images médiatiques du Palestinien6 ». En conséquence, El Hakawati est à nouveau confronté à des comportements hostiles lors de la tournée en France de son deuxième spectacle Mahjoub Mahjoub, en 1981, comme le rapporte Samer Al-Saber :

[…] The newspaper reported the overnight systematic erasure of the word « Palestinian » from El Haka ati’s poste s, the eaki g of the i do s a d doo of thei t u k, a d the eaki g of the door of their accomodations at a local school. On the morning of their performance, an « unknown » u i ated o the t oupe’s fl e s, hi h e e pla ed o a ta le at the e t a e of the TQM (Théâtre Quotidien de Montpellier) […].7

El Hakawati répond à l’action politique par l’action artistique et la stratégie s’avère efficace au

vue de son implantation progressive dans le champ théâtral français.

1 Jérôme Bourdon, « Du sionisme au compassionisme », article cité, p. 52.

2 Ibid., p. 51.

3 Ibid., p. 48.

4 Ibid., p. 49.

5 Ibid., p. 55.

6 Id.

7 Samer Al-Saber, « Surviving Censorship… », article cité. Traduction Emmanuelle Thiébot : « Le journal a rapporté l’effacement systématique pendant la nuit du mot "palestinien" des affiches d’El Hakawati, le bris des

fenêtres et de la porte de leur camion, ainsi que la fracture de la porte de leur logement dans une école locale. Le

matin de la représentation, un "inconnu" a uriné sur les flyers de la troupe placés sur une table à l’entrée du TQM

(Théâtre Quotidien de Montpellier) ».

L’auteur de l’article a travaillé à partir d’une revue de presse internationale collectée par la troupe et conservée dans les archives du Théâtre Ashtar à Ramallah. Nous n’avons pas pu consulter l’édition du Journal Midi Libre du 27 novembre 1981 citée par l’auteur.

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2.3. Contraintes de production et métissages : Mahjoub Mahjoub (1981)