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L’histoire de l’œil et de la dent (1986) : Roméo et Juliette et la loi du Talion

Chapitre 1 : Historiographie critique des théâtres arabes et du théâtre palestinien

3.2. L’histoire de l’œil et de la dent (1986) : Roméo et Juliette et la loi du Talion

L’histoire de l’œil et de la dent est la première pièce créée dans le Théâtre de la troupe à

Jérusalem-Est1 et jouée en mai 1985. Elle a été jouée dix fois du 21 au 31 janvier 1986 au

Théâtre de l’Alliance – Maison des Cultures du Monde à Paris2. L’Histoire de l’œil et de la dent

est « une pièce très visuelle, avec beaucoup d’images […] qui n’a pas plu en Palestine parce que le contenu n’était pas rationnel […]3 » explique François Abou Salem. Le spectacle est un succès en Europe et tourne en France, en Allemagne, en Autriche, au Pays-Bas et en Angleterre4. Il s’agit d’une sorte de Roméo et Juliette qui dépeint les israéliens et les

palestiniens comme des frères ennemis, mais également d’une nouvelle critique des carcans sociaux traditionnels. Le synopsis présenté dans le livret d’Almeida Theatre suit de découpage

de la pièce par scène, mais la description est aussi évasive que dans le livret de Mahjoub Mahjoub précédemment évoqué.

1. À la sou e de la i i e. Deu fe es, I ’A ass et I ’Ja e , do e t aissa e à deu ju eau au e o e t. Les fe es p o ette t u’u jou es e fa ts se a ie o t. 2. Quinze années plus tard – le a iage. I ’A ass et ses oisines préparent ses filles pour la cérémonie.

3. La procession du mariage. Aucun des deux frères ne veut épouser Afifeh, qui est laide et pe tu e, ais les deu es d ide t ue Khaldou doit l’ pouse . Il efuse, si ie ue les pères sont appelés à participer à cette malheureuse scène et commencent à se quereller. 4. La Sulha R o iliatio . Le oisi age i pose u e Sulha. Khaldou est fo d’ pouse Afifeh et le mariage commence. Pendant la cérémonie un étranger, Yossef Salameh, arrive et interrompt le mariage. Il est venu réclamer en héritage les terres de sa famille et de ses ancêtres.

5. La retraite. Les gens se sont figés de terreur. Entracte

6. Quarante ans plus tard. Les gens, maintenant des ancêtres, sont toujours figés sur pla e. De pa t et d’aut e, deu fa tio s so t e gue e. L’u e d’elle est e e pa Yossef Sala aleh et l’aut e pa Khaldou , ai te a t o u sous le o d’A u Roostu […]

7. Les femmes, les soldats et les enfants ne veulent pas de la guerre. Ils se plaignent à son propos. Sarah et Tanza se rencontrent pour la première fois.

1 Ibid., p. 146.

2Notice de l’Histoire de l’œil et de la dent, Ibn Battuta, Centre français du patrimoine culturel immatériel, Maison

des Cultures du Monde : http://mcm.base-alexandrie.fr:8080/Record.htm?idlist=40&record=813512463179, consulté le 18/12/18. Les deux affiches liées à cette notice sont reproduites en annexe.

3 Rachel Garbarz, « Entretien avec François Abou Salem », article cité, p. 91.

4D’après la plaquette du spectacle, en anglais, The Story of the eye and the tooth, Almeida Theatre, Londres,

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8. Les a t es e peu e t pas a te la gue e, ui o ti ue. A ad pe d u œil et Avraham perd une de t. C’est alo s ue les a t es t ou e t u e faço de les aide . Sa ah et Tanza sont ligotés avec des cordes par leurs familles pour les empêcher de se revoir. Les ancêtres les délivrent et les enveloppent ensemble dans un énorme paquet.

9. Afifeh décou e le pa uet. Elle est d’a o d pou laisse Sa ah et Ta za se a ie . Lili est d’a o d fu ieuse, puis a epte de ejoi d e la f te de a iage. Les deu leade s la ejoig e t également mais la guerre poursuit son cours. Rapidement, ils se rendent compte que leurs soldats se sont entretués. Yossef et Abu Roostum, voyant les cadavres, quittent la fête et retournent à la guerre.

10. Le mariage continue derrière une barricade. Afifeh invite les ancêtres à se joindre à la fête. Les deux leaders sont à bout de souffle et épuisés. Ils essaient de passer à travers la barricade. Alors que Yossef y parvient, Tanza menace de tuer sa femme. Dans la confusion, Yossef tue Tanza et Lili.

11. Les deux leaders cessent les hostilités. La guerre est allée trop loin. Le sang est à leurs pieds.1

Le premier tableau indique symboliquement un commencement : « à la source de la rivière ».

Une femme met au monde des jumelles, l’autre des jumeaux, et chacune promet que leurs enfants se marieront à l’âge adulte. Les carcans traditionnels et oppressifs font donc partie de

ce prologue. Une cérémonie est organisée quinze ans plus tard, mais aucun des deux frères ne veut épouser Afifeh décrite comme « perturbée » et « laide ». Les mères finissent par décider pour eux, mais le fils désigné, Khaldoum, refuse l’union et les deux pères s’en mêlent. Pour

mettre un terme à cette dispute, le voisinage impose une Sulha, c’est-à-dire une réconciliation

scellée par une danse traditionnelle. Le mariage est imposé et la cérémonie débute, mais elle est interrompue par l’arrivée d’un étranger, Yossef Salameh, venu « réclamer en héritage les

terres de sa famille et de ses ancêtres ». Suite à cette intrusion, la population se retire, « figée dans la terreur ». Si l’histoire commence comme un conte, le personnage de l’envahisseur qui

représente les israéliens ne vient manifestement pas bouleverser une union harmonieuse. La

suite de la pièce détourne d’ailleurs notre regard de cette première partie, puisque l’on retrouve

deux factions en guerre : Yossef et son épouse, Lili, leur fille Sarah et le soldat Avraham (les israéliens, qui ne sont pas nommés comme tel dans le texte) ; Kahldoum (maintenant appelé Abu Roostum), son épouse Afifeh, leur fils Tanza et le soldat Awwad (les palestiniens, idem). On retrouve donc seulement une partie des protagonistes du premier acte. Le synopsis indique que la population, maintenant nommée « Ancêtres », est toujours « figée sur place » entre les

deux camps en guerre. Ni les femmes, ni les soldats, ni les enfants ne veulent s’affronter. Sarah

et Tanza (Juliette et Roméo) se rencontrent pour la première fois mais sont empêchés par leur

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famille de se revoir. En parallèle de cette rencontre amoureuse, la guerre se poursuit. Ce sont finalement les ancêtres et Afifeh – la jeune femme laide et dérangée du premier acte – qui leur viennent en aide et mettent tout en œuvre pour organiser leur mariage. Pendant que les mères, puis les pères, se retrouvent pour célébrer les noces, l’affrontement se poursuit jusqu’à la mort des deux soldats (œil pour œil, dent pour dent). Les deux patriarches retournent à la guerre.

Afifeh invite les Ancêtres à danser pendant que le mariage se poursuit « derrière une barricade ». La guerre submerge la cérémonie du mariage. Ce n’est qu’après la mort de Lili, la

mère de la mariée, et de Tanza, le marié, que les leaders cessent les hostilités, trop tard.

Nous retrouvons un personnage type de la troupe : une jeune femme « dérangée » ou « perturbée » pour qui le mariage est un devoir. Afifeh est l’équivalent de Lili Asfour dans

Majhoub Mahjoub, interprétée dans les deux cas par Jackie Lubeck. Lili Asfour éconduit tous ses prétendants – ce qui lui vaut d’être traitée de folle ; Afifeh a été promise à sa naissance –

peut-être joue-t-elle la folie en espérant y échapper ? Toutes deux sont des personnages qui vont

à l’encontre de l’ordre établi. C’est cependant la seule correspondance comédienne/rôle type

que nous pouvons établir si aisément entre ces spectacles. Cela révèle le fonctionnement collectif de la troupe : certaines personnes avaient probablement des rôles types créées pour/par eux. Par ailleurs, la récurrence de ce personnage féminin marginalisé donne une lecture inquiète de la situation palestinienne et de ses carcans sociaux traditionnels. Elle renseigne aussi

probablement sur la position sociale tenue par l’ensemble de la troupe qui a exercé en Palestine

à une époque où le théâtre « était une activité qu’on faisait à côté pour s’amuser1 ». El Hakawati se situe à la fois à la marge et dans la société palestinienne, ouvrant les possibles.

Le titre L’Histoire de l’œil et de la dent renvoie à l’expression « œil pour œil, dent pour

dent » et ridiculise par-là l’esprit de vengeance qui l’accompagne, puisque deux personnages,

Awwad le soldat du camp palestinien, et Avraham le soldat du camp israélien, perdent

respectivement un œil et une dent. Cette loi du talion2 est énoncée dans les écritures du Judaïsme

et de l’Islam, tandis que le Christianisme la condamne dans le Nouveau Testament. André

Gintzburger saisit bien cette dimension du spectacle, affirmant : « J’ai toujours pensé qu’il y

avait du catho en François Abou Salem3». Le spectacle montre en effet un conflit qui n’en finit pas, chaque parti faisant payer à l’autre, œil pour œil, dent pour dent, le prix de ses pertes. Le

1 Rachel Garbarz, « Entretien avec François Abou Salem », article cité, p. 90.

2 « La loi du Talion » apparaît pour la première fois dans un texte juridique appelé le Code de Hammurabi du nom du Roi de Babylone en 1730 avant Jésus-Christ.

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titre met justement l’accent sur la guerre sans fin représentée sur scène, plutôt que l’histoire d’amour qui naît et se termine tragiquement, comme l’amour de Roméo et Juliette est mis à mal

par la loi du Talion. Le spectacle se découpe en deux parties aux esthétiques distinctes d’après André Gintzburger et Reuven Snir. La première met l’accent sur les traditions avec l’utilisation

de « musiques populaires de Cisjordanie1 », et une scène de réconciliation (Sulha) durant laquelle les aînés, « responsables de s’assurer que la nouvelle génération agisse en accord avec

la tradition, font danser une dabka2 »3. La seconde partie est « dominée par le rock4 » et la pièce se termine sur un extrait du Requiem de Mozart – Kyrie Eleison – pour signifier « le

désespoir absolu5 ». Reuven Snir voit dans l’utilisation de sonorités « rock » une forme de musique plus internationale, alors qu’il s’agit d’un genre musical qui s’est répandu dans les

pays du Nord. Nous pouvons aussi y voir une référence aux mouvements de jeunesse et révoltes auxquels le genre peut renvoyer, le Requiem de Mozart actant leur échec. Après l’entracte, une fois que la population s’est figée, terrifiée, pour signifier les crispations identitaires entraînées

par le conflit, le centre de la scène est occupé par des mannequins. Les deux camps s’affrontent de part et d’autre du « monument aux morts6 ».

1 Reuven Snir, op. cit., p. 147.

2 Id.

3 La Dabka ou Dabke est une danse traditionnelle de la région de Palestine, mais également connue et dansée au

Liban par exemple. A l’instar du keffieh ou de l’olivier, elle est devenue le symbole de la lutte palestinienne,

partagée lors de rassemblements militants. Dans le cadre du programme « Shared Spaces » du KVS de Bruxelles, qui promeut les échanges Nord/Sud, un groupe de dix performers palestinien·ne·s ont réalisé un spectacle intitulé Badke entre la Belgique et Ramallah, qui a tourné en Europe entre 2013 et 2016 (Voir recensement).

4 Reuven Snir, op. cit., p. 147.

5 Id.

6 À ce sujet, André Gintzburger écrit : « […] le style de la représentation, accentué par des musiques d’Europe

centrale, à la fois brechtien et kantorien, a des relents criants du théâtre juif de Varsovie. Les mannequins imaginés par Francine Gaspard, magnifique monument aux morts sorti tout droit de La classe morte, qui occupent le milieu

de la scène tandis que les combattants des deux camps s’affrontent de part et d’autre, y sont, bien sûr, pour quelque

chose, comme les accoutrements des personnages, qui ont perdu tout folklorisme mais semblent avoir été taillés

par des artisans du ghetto. Certes, la femme palestinienne errante emporte comme objet une cuvette et l’Israélienne

immigrante trimballe un cadre sous lequel il y a sans doute un tableau. Mais ces détails ne sautent pas aux yeux.

Par contre, le chapeau que porte le jeune homme arabe m’a frappé par son air très « rue des Rosiers » ! À chacun

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Figure 22: Photographie du spectacle L’histoire de l’œil et de la dent. Source : Document accompagnant le livret du

spectacle du Almeida Theatre, Londres, janvier 1986. Collection personnelle.

Légende : Les mannequins créés par Francine Gaspar sont au centre de la scène. Leurs couvre-chefs en tissu semblent

renvoyer au keffieh, mais la qualité de l’image ne permet pas d’étudier les détails.

Selon André Gintzburger, la première partie dépeint un « petit monde palestinien bonhomme

et sympathique dans l’ancrage à ses traditions […] sur un ton de critique indulgente et

quasiment de nostalgie1». L’écart entre le synopsis du spectacle, sa description par Reuven Snir et la critique qu’en fait l’agent de la troupe – trouvant « sympathique » la mise en scène de

mariages arrangés et forcés, et la mise au pas des plus jeunes par leurs aînés – interroge quant

aux clés de lecture qui peuvent faire défaut à la compréhension du spectacle, ou aux différentes positions sociales qui expliquent une telle perception de la pièce. On peut penser que la méconnaissance de la langue du spectacle empêche de comprendre toute la violence attachée à ces traditions – André Gintzburger explique justement sa difficulté à suivre le spectacle, surtout

dans la deuxième partie. La description de la scène de la réconciliation dans le synopsis ne permet pas de comprendre son caractère coercitif puisqu’elle met l’accent sur une danse traditionnelle, folklorique, dont l’esthétique ne trahit pas cette dimension. Le plaisir que peut

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prendre le spectateur à la voir peut prendre le pas sur la compréhension des rapports sociaux en jeu à cet instant. Une fois de plus, en dehors des écrits personnels d’André Gintzburger, aucune

autre critique ne permet à ce jour d’analyser la diffusion de ce spectacle en France. La troupe

parvient à une reconnaissance avec le spectacle suivant, L’Histoire de Kofor Shamma, joué en

1988 au Théâtre du Soleil. Ce spectacle parachève la recherche esthétique de la troupe tournée

vers l’art du conteur, beaucoup moins saillante dans ce dernier spectacle.