• Aucun résultat trouvé

Une définition du théâtre européocentrée qui ne répond pas à la richesse des pratiques

Chapitre 1 : Historiographie critique des théâtres arabes et du théâtre palestinien

1.1.2. Une définition du théâtre européocentrée qui ne répond pas à la richesse des pratiques

En Arts du Spectacle les premiers travaux de recherche sur le théâtre arabe s’intéressent au théâtre d’ombre et aux techniques du conteur1. L’art du conteur est considéré comme « l’ancêtre

du théâtre arabe2 ». Le répertoire de ces conteurs « tenu en piètre estime par les lettrés3 », constitué de récits épiques, est à peine connu à ce jour. Jean-Patrick Guillaume indique pourtant

qu’un « nombre considérable de manuscrits […] nous sont parvenus [et que] ces conteurs

professionnels […], jusque dans les années 1950, se produisaient dans les cafés du Caire, de Damas et d’ailleurs4». L’auteur situe la disparition de « la figure du conteur public […] dans une indifférence à peu près générale […] sans avoir fait l’objet d’aucune enquête

ethnographique sérieuse5 » entre les années 1950 et 19706. C’est justement à cette période, après la décolonisation, qu’émerge un intérêt pour le théâtre arabe, spécifiquement pour le théâtre

algérien en ce qui concerne la France. Malgré « une approche plus internationale du théâtre et

le désir d’aller au-devant des formes dramatiques non-occidentales7 », le programme au sein de

l’Institut d’Études Théâtrales (IET) de la Sorbonne au début des années 1960 reste focalisé sur

les « Théâtres d’Extrême-Orient8 » (japonais, chinois, cambodgien, siamois et indien). Cet

intérêt s’explique notamment en raison des (res)sources existantes sur ces pratiques

institutionnalisées. Comme le rappelle Marie-Madeleine Mervant-Roux, la discipline ne s’est

pas construite par un « processus d’autonomisation […] par séparation nette et libératrice

1 Youssef Haddad, Essai sur l’art du conteur et le théâtre d’ombre dans les pays arabes, thèse en études théâtrales

sous la direction d’André Veinstein, 1975, Paris 8 ; Oussama El Hallak, Le Théâtre d’ombres arabe et sa musique,

thèse en études théâtrales sous la direction de Michel Corvin, Paris 3, 1988. Des travaux ont été également réalisés

sur le sujet dans d’autres disciplines : Zeggad Abdelmajid, Le conte oral marocain, thèse en linguistique sous la

direction de Georges Maurand, Toulouse II, 1978 ; Amine Jannoun, Étude iconographique des personnages du

théâtre d’ombres arabe aux époques Mamelouk et Ottomane (14ème-20ème s.), thèse en philosophie sous la direction

d’Élodie Vitale, Paris 8, 1991. Sans oublier un article dans l’ouvrage collectif publié par l’UNESCO dès 1969 :

Chérif Khaznadar, « Pour la "recréation" d’une expression dramatique arabe. De l’intégration de cette expression

aux moyens audio-visuels », dans Nadia Tomiche (dir.), op. cit., p. 59.

2 Najla Nakhlé-Cerruti, op. cit., p. 27.

3 Jean-Patrick Guillaume, « Les récits épiques arabes », dans Ève Feuillebois-Pierunek (dir.), Épopées du monde.

Pour un panorama (presque) général, Paris, Classiques Garnier, 2011, p. 53.

4 Id.

5 Ibid., p. 63.

6Un ouvrage collectif d’enquêtes ethnologiques sur les cafés d’orient a été publié par le CNRS en 1997. Il évoque la présence des conteurs (Hakawati), des montreurs d’ombres chinoises et des marionnettistes : Hélène

Desmet-Grégoire, François Georgeon (dir.), Cafés d’Orient revisités, Paris, CNRS Éditions, 1997.

7 Sylvie Chalaye, Daniel Urrutiaguer, « Naissances et constitution d’un champ autonome d’enseignement et de

recherche interdisciplinaire et interculturelles », Registres, 18, Théâtre et développement durable, 2015, p. 125.

8Programme du deuxième cycle de conférences publiques organisées par l’Institut d’Etudes Théâtres, 1961-1962,

47

d’avec les études littéraires1 », mais par un élargissement des corpus textuels au-delà des corpus dramatiques. Ces sources ont fait défaut un temps pour appréhender les pratiques théâtrales de tradition orale. Marie-Madeleine Mervant-Roux relève également que la « "choralité"

pluridisciplinaire […] qui s’invente2 » génère des disparités conséquentes sur les périodes et cultures étudiées dans les différentes universités. Un séminaire sur le « Théâtre arabe » est organisé par Youssef Haddad à l’Université de Paris 8, pendant deux années universitaires, de

1987 à 19893 :

Figure 2: Extrait du livret « formation théâtre » de l’université de Paris 8, année universitaire 1989-19904.

Ce chargé de cours et ancien directeur du département Théâtre à l’Université libanaise anime

également un module de pratique théâtrale autour des techniques du conteur, de 1984 à 1998 (au moins5). Il a soutenu en 1975 une thèse de 3e cycle sur l’art du conteur, sous la direction

1 Marie-Madeleine Mervant-Roux. « Les études théâtrales : objet ou discipline ? » Unité des recherches en

sciences humaines et sociales. Fractures et recompositions. Paris, ENS Ulm/CNRS, 9-10 juin 2006, Juin 2006,

Paris, France, p. 8, url : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00446029, consulté le 23/04/18.

2 Id.

3 Université paris 8, “Formation théâtre,” Bibliothèque numérique Paris 8,

http://octaviana.fr/document/FVNP0680, consulté le 23/04/18.

4 Id.

48

d’André Veinstein, qui a donné lieu à une publication peu diffusée1. Michel Vaïs, qui recense

l’ouvrage, note : « Considéré comme un art mineur, relevant du "pré-théâtre ", par plusieurs auteurs misant (tel Hegel) sur l’absence de textes écrits et d’édifices théâtraux pour conclure à l’inexistence d’une tradition théâtrale, l’art du conteur a pourtant une histoire extrêmement

riche2 ». Cette histoire est donc longtemps restée marginale car elle ne s’accompagnait pas d’institutions théâtrales équivalentes à l’Europe. Pourtant, il est intéressant de noter que, selon

Giovanni Lista, la technique du conteur utilisée par Dario Fo dans sa mise en scène de Mistero Buffo en 1969 constitue « le stade le plus sophistiqué de la distanciation brechtienne3 ». Le

passage d’une pratique populaire, considérée comme une tradition folklorique, à la reconnaissance d’une pratique théâtrale dépend donc davantage des institutions elles-mêmes (dont l’université). C’est d’ailleurs avec « le souci de prévenir des dangers de l’académisme et de l’appartenance exclusive [du théâtre] à une élite4 » que la revue Cassandre consacre en 1999 un hors-série aux « Théâtres des mondes arabes », défrichant un terrain peu (re)connu. De fait, la disparité des études universitaires évoquée par Madeleine Mervant-Roux est encore valable et renforcée par le cloisonnement disciplinaire. Ainsi, en 1984, un groupe «

d’étudiants-chercheurs maghrébins5 » de Toulouse fonde la revue Horizons Maghrébins, consacrée aux littératures et sociétés du Mahgreb. Dans la recension d’un numéro consacré à « la notion d’Occident musulman6», Augustin Barbara soutient l’intérêt majeur de la revue, pionnière sur les questions d’orientalisme et critique envers les « orientations de travail dans les différents

instituts de recherche et les universités7 ». La revue a consacré plusieurs numéros aux pratiques orales et théâtrales arabes8. Dans la même optique de « décloisonner la recherche théâtrale [et

de s’affranchir] d'un certain européocentrisme qui a longtemps altéré nos approches théâtrales9

», la revue Horizons/Théâtre est fondée en 2012. Outre les productions scientifiques

1 Youssef Haddad, Art du conteur, art de l’acteur, Louvain-la-Neuve, Cahiers Théâtre Louvain, 1982.

2Michel Vaïs, « Art du conteur, art de l’acteur », Jeu, 37, En mille images, fixer l’éphémère : la photographie de

théâtre, 1985, p. 215, url : http://id.erudit.org/iderudit/27862ac, consulté le 23/04/18.

3 Giovanni Lista, La scène moderne, encyclopédie mondiale des arts du spectacle dans la seconde moitié du XXe

siècle, Arles, Actes Sud, 1997, p. 36.

4 Cassandre, hors-série n°3, Nicolas Roméas (dir.), Théâtres des mondes arabes, 1999, p. 3.

5 Augustin Barbara, « Horizons Maghrébins », Hommes et Migrations, 1139, Citoyennetés, janvier 1991, p. 52.

6 Id.

7 Id.

8 Mohammed Habib Samrakandi, Rachid Mendjeli (dir.), Horizons Maghrébins, 49, Conte, conteurs et

néo-conteurs usages et pratiques du conte et de l’oralité, 2003 ; Mohammed Habib Samrakandi (dir.), Horizons

Maghrébins, 57, Créations palestiniennes, 2007 ; Jean-François Clément et al. (dir), Horizons Maghrébins, 58, Le théâtre arabe au miroir de lui-même, 2008 ; Habib Samrakandi (dir.), Horizons Maghrébins, 73, Oralité et patrimoine, 2015 ; Rachid Aous, Rachid Brahim-Djelloul (dir.), Horizons Maghrébins, 75, De l’oralité à l’écrit

du patrimoine poétique et musical du Maghreb, 2016.

9 Présentation de la revue en ligne sur le site des Presses Universitaires de Bordeaux, http://www.pub-editions.fr/index.php/revues/horizons-theatre.html, consulté le 06/05/19.

49

d’universitaires français, il faut attendre 2016 pour voir Roger Assaf – homme de théâtre

libanais – publier le premier tome d’une « non-histoire » du théâtre dans laquelle il met en question, dès l’introduction, la définition européocentrée du théâtre1. L’auteur questionne la

définition du « phénomène "théâtre" [qui] a une date et un lieu de naissance : la Grèce au VIe siècle av. J.-C.2 » et rappelle que ce « phénomène spécifique […] se discrimine des formes

culturelles ou populaire traditionnelles : rites, cérémonies, fêtes, carnavals…3 ». L’auteur

explique que le théâtre « fait partie de l’histoire de la littérature, de l’histoire de l’art et de l’histoire du spectacle, mais contrairement à la musique, la danse, les arts plastiques et la littérature, il n’est pas universel4 ». L’étude du théâtre a longtemps été réduite aux grands

centres urbains, à des phénomènes institutionnalisés spécifiques et indépendants les uns des

autres (le théâtre sanskrit, l’opéra chanté chinois, le théâtre de nô…), et à l’histoire de l’Europe

occidentale à partir de la fin du Moyen-âge, excluant « les autres formes nées avant ou en dehors

d’elle5 ». Bien qu’il ait « toujours été un art minoritaire6 », le théâtre « occupe une place éminente et incontournable dans le patrimoine culturel universel, il ne cesse de repenser sa

fonction et sa finalité, il ne cesse de renouveler ses thèmes et ses formes […]7 ». L’auteur

propose de questionner notre regard sur les œuvres du passé et d’écrire une « non-histoire » du

théâtre, inclusive, revenant sur les formes que les historiens du théâtre ont considérées comme des formes « proto-dramatiques8 ». Ces travaux répondent aux mises en garde antérieures de

Jean Duvignaud, à propos du théâtre arabe, indiquant qu’il faut

ite de a â he ue ’est la p eu e d’u e sup io it "eu op e e" de dispose de ette fo e d’e p essio ou de pe se u’elle se ait u i e selle o e fei t de le oi e tout "historien du théâtre" qui rattache les théâtralisations "traditionnelles" ou "archaïques" aux atio s o te po ai es pa u lie d’ olutio u i ue ue i la alit i a te i les exigences de la création artistique ne justifient.9

Aujourd’hui, le théâtre comme institution littéraire européenne reste la référence principale des

praticiens du théâtre à travers le monde10. Dans Qu’est-ce que le théâtre ? Christian Biet et

1 Roger Assaf, Le théâtre dans l’Histoire, Volume 1, « La scène entre les dieux et les hommes », Beyrouth,

L’Orient des livres, 2016. Le Volume 2 « La scène entre les monarchies et les républiques » est à paraître.

2 Roger Assaf, op. cit., p. 3.

3 Id. 4 Id. 5 Id. 6 Id. 7 Id. 8 Id.

9 Jean Duvignaud, article cité, dans Nadia Tomiche (dir.), op. cit., p. 195.

10Encore aujourd’hui, de jeunes chercheur·e·s font état d’un enseignement focalisé sur une histoire du théâtre

européocentrée. Voir par exemple : « Notre intérêt pour la littérature dramatique contemporaine trouve d’abord son origine dans nos études d’art dramatique, lorsque nous étions étudiant en licence à la Faculté des Lettres de l’Université Silpakorn (Thaïlande) : ce qui nous était enseigné, tant au niveau de la théorie que de la pratique,

50

Christophe Triau indiquent qu’ils n’étudieront pas les « formes spectaculaires

extrême-orientales, africaines, indiennes, entre autres traditions majeures1» mais qu’ils seront « amenés,

néanmoins, à faire référence au nô, au kabuki, au kathakali, à la danse balinaise, etc., dans la mesure où ces traditions de jeu, ces répertoires et ces spectacles nourrissent la réflexion sur le théâtre occidental2 ». Ils expliquent ainsi leur approche du théâtre en citant des exemples de pratiques également encadrées et institutionnalisées. Abondant dans le même sens, Michel Corvin explique que le théâtre « s’inscrit dans la continuité par l’architecture théâtrale, par des

documents graphiques de toute nature, par les costumes, par la littérature dramatique ; mais il

est éphémère en tant que spectacle […] difficilement mémorisable3 ». Enfin, dans le Dictionnaire Encyclopédique du Théâtre à travers le monde (édition de 2008), un article

d’Alain Ricard, déjà présent dans l’édition de 1995, indique que les rituels africains ne sont pas

suffisants pour fonder un théâtre pour lequel « […] il faut des textes, un répertoire, voire une

mise en scène. Des performances éclatées, aussi talentueux que soient les acteurs, aussi spécialisés soient-ils, ne font pas un théâtre4». On peut alors s’interroger avec Ève

Feuillebois-Pierunek : « Pourquoi imposer aux seuls Arabes une définition aussi restrictive et aussi spécifique du théâtre5, alors même que l’Occident n’a cessé, depuis le début du XXe siècle, de repousser les limites de cette définition pour lui-même ?6 ». Selon l’auteure, la dévalorisation

de la culture arabe a investi l’esprit des Arabes eux-mêmes. La perpétuation de ce modèle

hégémonique ethnocentré peut en conséquence constituer un repoussoir dans les pays arabes

où il s’est imposé par le biais « d’une classe privilégiée souffrant d’un complexe vis-à-vis de la culture des peuples qui l’ont colonisée7 », ou un idéal qui conduit à minorer les qualités esthétiques de certaines productions théâtrales, comme Najla Naklhé-Cerruti l’indique au sujet

des productions théâtrales palestiniennes8.

c’était du théâtre à l’occidentale [sic] ». Theeraphong Inthano, L’influence occidentale sur le développement du

théâtre moderne siamois : le cas du Roi Vajiravudh (1910-1925), thèse en Littératures et civilisations sous la

direction de Christophe Balay et Gilles Delouche, INALCO Paris, 2013.

1 Christian Biet, Christophe Triau, Qu’est-ce que le théâtre ? op. cit., p. 13.

2 Id.

3 Michel Corvin, Dictionnaire encyclopédique du théâtre à travers le monde, Paris, Bordas, 2008, p. 7.

4 Alain Ricard, « Afrique (le théâtre et l’) », dans ibid., p. 36.

5Nous venons de voir que ce n’est pas le cas puisqu’Alain Ricard applique également une définition restrictive du théâtre à l’Afrique noire.

6 Ève Feuillebois-Pierunek, « Le théâtre dans le monde arabe », article cité, p. 400.

7 Chérif Khaznadar, « Pour la "recréation" d’une expression dramatique arabe. De l’intégration de cette expression

aux moyens audio-visuels », dans Nadia Tomiche (dir.), op. cit., p. 59.

51