• Aucun résultat trouvé

Si je résume maintenant l’ensemble des atypies que la visite de l’École nous a fait rencontrer, nous avons :

— Les escaliers volontairement irréguliers en pleine nature ;

— Une œuvre monumentale représentant l’École réalisée par les élèves ; — Un véritable Poulailler permanent ;

— Une vaste Forêt libre d’accès aux enfants et dans laquelle ils construisent diverses cabanes ;

— Un impressionnant Théâtre, richement décoré par les enfants et aux usages variés ;

— Un Bungalow faisant office d’auberge pour accueillir des visiteurs du monde entier ;

— Un Chêne historique, emblème de l’École et rite de passage ; — Une Salle spécifiquement réservée à la pratique de la peinture ; — Une Piscine et ses fresques enfantines

— Une Salle de conférence ;

1.4. QUESTIONNER LES REPRÉSENTATIONS 103

— Une Cantine obligatoire, sise dans les locaux eux aussi historiques de la C.E.L. et disposant d’une terrasse pour des repas en plein air ; — Un grand Potager terrassé, aux cultures diverses et abondantes ; — Une série de bâtiments historiques comme les Ateliers, la Grange et

le bâtiment originel dont l’atypie réside justement dans le fait qu’ils sont conservés au nom de cette historicité ;

— Un logement de fonction intégré dans l’École, encore habité aujour-d’hui, trahissant l’implication forte que l’École exige de ses membres ; — Une petite Grotte, située légèrement à l’extérieur de l’École, véritable terrain de jeu et d’expérimentation naturel pour les enfants de mater-nelle.

À cette liste, on pourrait ajouter la Cagne, rivière située en contre-bas de l’École, non loin de la Grotte et dans laquelle allaient et vont toujours se baigner les enfants de l’École lors de certains jours de beau temps. Si je ne l’ai pas comptée, c’est que la Cagne excède largement le domaine propre de l’École et n’est visitée qu’exceptionnellement. Mais il me fallait tout de même l’évoquer dans la mesure où n’importe quel enseignant ou élève verrait comme une grave entrave à la mission de l’École Freinet de Vence, l’interdiction de désormais pouvoir se rendre à la Cagne. Mais même sans elle, il est indé-niable que l’École est un établissement en pleine nature. Elle est à l’image du paysage dans lequel elle s’inscrit : labyrinthique, plurielle, éparpillée, boisée, ensoleillée, vallonnée voire abrupte. En un mot, cette École est conforme à celle que prévoyait Freinet dans son ouvrage l’École moderne française :

La nature reste toujours le milieu le plus riche et celui qui s’adapte le mieux aux besoins variables des individus. Il ne doit pas y avoir d’École maternelle sans milieu naturel : espace de terrain plus ou moins grand avec sable, eau, pierres, arbres, décombres, rochers, animaux sauvages et domestiques. Ce terrain, nous l’avons dit, peut n’être pas attenant à l’École (mais ce n’est là qu’un pis-aller). Ce milieu naturel répondra à notre double souci d’aména-gement et de travail. En vue du besoin d’aménad’aména-gement on devra éviter de tout travailler, de tout planter, de tracer des allées étroites hors desquelles il est interdit de s’aventurer. Il faudra réserver des coins où les enfants qui n’ont pas encore accédé à la phase du travail pourront poursuivre leurs expé-riences, leurs constructions, leurs essais, à leur rythme et selon leurs moyens physiologiques et leur équilibre psychique. Nous verrons d’ailleurs souvent

les petits travailleurs les rejoindre, et nous comprenons maintenant pour-quoi. Mais nous organiserons en même temps la lente maîtrise du milieu par le travail, qui a toujours une fin sociale — même si cette fin nous échappe parfois. Nous devons prévoir :

— des cultures, — de l’élevage,

— des construction de murs, de barrières, de cabanes et de maisons, de canaux, de moulins, etc.

À la phase précédente l’enfant ne s’intéresse qu’accidentellement à ces tra-vaux ; il préfère regarder ou alors il se livre à une activité intermittente, qui n’est qu’à titre d’expérience, d’essai, pour exercer, mesurer et parfaire ses possibilités. Puis il retourne à son aménagement. À la phase nouvelle l’effort a un but pour ainsi dire objectif : réaliser, créer, susciter de la puissance. Freinet1971a.

Le lecteur attentif aura remarqué que Freinet parle là de l’école mater-nelle. Cependant, le recours à la nature est tout aussi important pour l’école élémentaire. Dans un passage consacré à cette question, il dit :

Nous avons montré, dans notre Essai de psychologie sensible appliquée à l’éducation46, que le recours à la nature est plus que jamais pour l’enfant une tonifiante nécessité. Si donc l’École n’est située elle-même au centre d’une nature « aidante », si elle ne peut être toujours à proximité des bois, d’une rivière, de rochers, de terrains de culture, il est indispensable du moins qu’elle soit entourée et doublée de ce milieu naturel que nous avons déjà recommandé aux niveaux précédents mais qui prend ici une signification différente avec son jardin — potager et fruitier — son pré, son rucher, sa volière, sans oublier les espaces libres pour jeux, campements, constructions, etc. (C.Freinet1971c)

Pour Freinet, la nature reste la meilleure pourvoyeuse d’occasions d’ap-prentissage pour l’enfant et c’est pour cela qu’une école « hors-sol » serait une sorte de contradiction. Il y a chez les Freinet une critique radicale des options scientifiques, politiques, morales ou pédagogiques découlant d’une conception de l’Homme coupé voire opposé à la nature47. Une telle concep-tion considère que le naturel ne peut être que sommaire, imprécis, aléatoire,

46. (C.Freinet1968)

47. En cela, leur position est très proche du « naturalisme humaniste » de Dewey (J.

1.4. QUESTIONNER LES REPRÉSENTATIONS 105

incertain. Ce qui est naturel ne peut être fiable. Il convient donc de recréer et repenser ce que l’Homme sait et fait depuis toujours mais cette fois avec objectivité et méthode. Par exemple, la seule et véritable nage n’est pas celle qui nous permet de nous rendre d’un point à un autre dans l’eau mais celle qui est exécutée conformément à un modèle préalablement et « scientifique-ment » établi. Ou encore, le langage se doit d’être appris selon des règles « scientifiquement » déterminées et sans lesquelles nous semblons condam-nés au mutisme ou aux borborygmes. Dans cette perspective, la science, la politique, la morale ou la pédagogie ne consistent pas à s’appuyer sur ce qui est le cas, sur ce qui fonctionne, indépendamment de son origine « natu-relle » ou non, pour en améliorer ou en étendre les effets, mais à créer des contre-modèles prétendument plus fiables et plus rationnels parce que da-vantage pensés, croit-on, avec rigueur et méthode. C’est cette conception qui anime, du temps de Freinet, mais sans doute encore aujourd’hui l’école : on ne peut faire confiance à la nature pour voir se développer l’enfant, il faut donc inventer tout une batterie de concepts, de pratiques et d’institutions nécessaires et suffisants pour cela. Freinet s’est très tôt montré hostile face à cette attitude coupant le savoir et la raison de la nature. Pour lui, il y a là une absurdité consistant critiquer ou douter de cela même qui permet la critique ou le doute. Il n’y a pas de coupure à faire entre la nature et les mondes humain, culturel, social, langagier, scientifique etc. car elle est leur condition de possibilité, la terre dans laquelle ils plongent leurs racines. Sans elle, ils n’ont plus aucun sens. Voilà pourquoi l’enfant autant que l’adulte, se doivent de ne jamais perdre le contact avec la nature sans quoi leurs activités plus ou moins complexes risquent toutes de se penser comme de pures fins48, jamais comme ce qui résulte d’une tension entre le milieu naturel et la vie de l’Homme. Dans ces conditions, l’apprentissage à la fois de ce qu’est la nature mais aussi d’une vie harmonieuse avec elle est nécessaire. Et il n’est

48. Les crises écologiques et du travail actuelles peuvent être analysées comme les consé-quences nécessaires d’une économie fondée exclusivement sur l’idée de devenir « maître et possesseur de la nature », c’est-à-dire sur la recherche permanente de l’émancipation totale vis-à-vis de la nature. Or, une telle émancipation conduit non seulement à ne pas tenir compte des besoins naturels (une prise en compte qui apparaîtrait comme une victoire de la nature sur l’Homme), mais également à l’éradication du travail qui naît justement de notre interaction avec la nature (sans nature, pas de travail puisque plus d’interaction).

pas d’autres solutions, si l’on veut que cet apprentissage soit véritable, c’est-à-dire, non purement verbal, que l’enfant puisse très tôt vivre dans la nature et qu’il soit aidé à développer et complexifier ses interactions avec elle. Dès lors, il apparaît comme une nécessité logique que toute école soit pourvue, en ses environs immédiats, d’un parc naturel dans lequel cet apprentissage puisse se produire. C’est à cette seule condition que la science, la morale, la politique ou la pédagogie bien conçues ne seront plus ce qui fixe une nature de l’Homme soit pour l’y enfermer, soit l’en sortir mais ce qui détermine ce qu’il est aujourd’hui capable de faire et ce qu’il pourra faire ensuite à condition d’en identifier les moyens.

Les atypies dont j’ai fait mention sont le signe d’une éducation fondée sur une continuité entre la Nature et l’Homme. Ce n’est ordinairement pas ce à quoi nous nous attendons lorsque nous approchons une école. En effet, classiquement, l’école prétend instruire de savoirs valables en eux-mêmes, « d’œuvres » culturelles dont le rapport avec les problématiques sociales et environnementales sont loin d’être évidentes. L’enseignement et ce qui est enseigné restent sous le signe d’une partition de l’Homme et de la Nature, cette dernière étant, au mieux, vue comme un objet d’étude parmi d’autres ou comme un nouveau champ de production « d’œuvres », au pire niée voire attaquée. En France tout du moins et dans les faits, l’école reste prisonnière d’un rationalisme étroit, d’un réalisme des idées et d’un positivisme hors d’âge. De toute évidence, approcher l’École Freinet de Vence avec de tels cadres conduirait au mieux à une impossibilité de rendre compte de ce qui s’y fait, de ce qu’elle est, au pire à une mésinterprétation critique puisqu’elle ne pourrait en satisfaire les canons. En d’autres termes, les atypies de l’École nous invitent fortement à remettre en doute ces cadres traditionnels d’ana-lyse, à revoir nos attentes, à interroger le bien fondé de ce qu’est une école ordinaire, de ses valeurs et de ses normes.

J’espère avoir réussi, par la présentation cumulative de la masse des aty-pies présentes à l’École Freinet de Vence, à produire un « défaiseur » de la représentation ordinaire de ce qu’est ou doit être une école. Contrairement à la représentation que j’en donnais plus avant, l’École de Vence nous montre qu’une école n’a pas nécessairement à posséder de cour de récréation, à être

1.4. QUESTIONNER LES REPRÉSENTATIONS 107

vierge de tout espace sauvage, dépourvue d’équipements comme une piscine, un potager, un théâtre ou une salle d’exposition. Elle nous montre également qu’il est possible de concevoir une école ne se réduisant pas à sa fonction « didactique » mais qu’une école peut bel et bien être un lieu de vie et d’his-toire. Sans doute la seule présentation des lieux est-elle encore insuffisante pour provoquer une complète redéfinition de la représentation de ce qu’est ou doit être une école49, premier pas vers une reconstruction de la forme scolaire (Go 2007). Mais il me parait très important que le lecteur curieux de com-prendre ce qui se passe dans cette École révoque en doute les évidences qu’il pourrait tenir d’une représentation construite par l’étude habituelle d’écoles ou de classes ordinaires et de ses situations. Et avant d’en venir aux gestes mêmes et aux pratiques de la pédagogie de l’École, il me semble qu’en faire le tour permet déjà un premier questionnement salutaire. Maintenant que ces certitudes ont été ébranlées, il est possible d’entrer en classe. . .

Photo. 1.33 Plan de la visite de l’Éc ole F reinet de V ence. Certaines at ypies son t légendées : l’Œuvre des enfan ts ( a ), le P oulailler ( b ), le bu reau de F rei net ( c ), le Ch êne ( d ), la Pisc ine ( e ).

Chapitre 2