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L’option sociale majoritaire : principe d’équité et instruments de justice sociale.

Tableau 1 Les composantes des matrices cognitives et normatives*

3. Registre dominant des experts du secteur social : “Face à l’exclusion sociale : ciblage des prestations” et persistance du

3.2. L’option sociale majoritaire : principe d’équité et instruments de justice sociale.

Au niveau de la famille l’instauration de prestations universelles consacrait le principe d’une redistribution horizontale dans les transferts sociaux, à côté du principe d’une redistribution verticale, et d’une intégration du risque famille dans la sécurité sociale. Les prestations familiales étaient conçues comme des contributions à la prise en charge des coûts représentés par l’arrivée d’enfants, cela quels que soient les revenus de la famille concernée. Elles étaient versées sans condition de ressources, à partir du deuxième enfant, avec une progressivité du montant en fonction du nombre d’enfants. Ce dispositif était complété par des mesures fiscales, c’est à dire l’instauration d’un quotient familial.

La “ question sociale ” génère une mise en cause des ressources et des outils et “ une crise de la finalité de l’intervention publique sur la famille ”366

. A la différence des principes fondateurs, un registre spécifique se développe de manière majoritaire au sein de l’élite du

Welfare : celui de la justice sociale. Il aboutit en termes de répertoires pour l’action à une

soumission de plus en plus croissante à des mesures obéissant à une logique catégorielle. Dans cette optique, ce n’est plus la famille en tant que telle qui est à gérer, mais des catégories d’individus exposés à des handicaps sociaux divers. Ainsi, de plus en plus se développe un codage familial de mesures les plus diverses : allocations de ressources de l’Allocation Parent Isolé, Revenu Minimum d’Insertion, logement social, contrats-famille, Aide Sociale à l’Enfance, mesures en faveur des personnes handicapées, emplois à domicile, RMI...367

Parmi les experts de la famille, il convient de distinguer ceux qui ont fait toute leur carrière dans le secteur (qui ont tendance à former le groupe du registre familialiste) et les “transversaux” ou multipositionnels, c’est-à-dire les membres de l’élite du Welfare passés soit par la Sécurité sociale (Assurance Maladie, retraite), soit par l’Action Sociale, soit par le Budget et qui ont pour la plupart fait du cabinet en tant que conseillers sociaux, chargés de mission, conseillers techniques ; il est à noter que cette distinction dépasse le clivage

366J. Commaille et C. Martin, Les enjeux politiques de la famille, Fayard, 1998.

367Sur ce point se reporter à M. Chauvière, “La famille, nouvel espace public ? La construction d’une

compétence politico-administrative”, in Les raisons de l’action publique. Entre expertise et débats, CRESAL, L’Harmattan, 1993.

droite/gauche. Ce second groupe est celui qui développe davantage le registre spécifique de l’équité.

La justification de l’option équité et justice sociale est réalisée soit au nom de la contrainte financière pure, soit au nom des transformations sociales structurelles générées par la crise économique, entraînant une urgence face aux situations d’exclusion sociale ; cette dernière dimension justifie par conséquent que l’on cible les politiques sur des groupes prioritaires.

Dans les colonnes de la revue Droit social, Bertrand Fragonard développe à plusieurs reprises et avec force ce point de vue368. A sa suite, d’autres hauts fonctionnaires défendent avec conviction le registre de l’équité au nom de la pénurie de moyens et de l’exclusion criante. C’est le cas de ce Directeur de l’Action Sociale qui revient sur la notion d’assistance, au cœur des critiques des opposants à l’option de l’équité et de la justice sociale : “ Le problème premier en France, il faut être clair, c’est le chômage, et la situation est explosive. Evidemment devant l’écoulement des ressources financières, tout le monde ne peut pas bénéficier des allocations familiales. Donc on a créé des zones de priorités, des zones de difficultés. Donc il faut bien voir l’objectif ciblé. Alors oui, c’est largement de l’assistance. Je n’ai rien contre l’assistance moi. Je suis de ceux qui sont très clairs là dessus : il faut faire de l’assistance, quand on n’en fait pas, c’est non-assistance à personne en danger et ça, c’est un délit. Je n’ai pas peur de dire que certains instruments auxquels j’ai participé sont des instruments d’assistance. L’assistance doit être une forme de solidarité. Alors, tout le débat idéologique sur ce qui est assistantiel est un débat assez pollué à mon avis ”369.

Face à la nouvelle donne sociale et, en particulier, devant l’accroissement des inégalités et du fossé social, en prise avec l’exclusion sociale et culturelle, plusieurs membres de l’élite du Welfare regrettent que la politique familiale ne soit réduite qu’à apporter des réponses sous la forme de prestations. Ils proposent en ce sens de dépasser une logique strictement

368Voir notamment, B. Fragonard, “Quelques réflexions à propos de la complexité du système de prestations

sociales. Haro sur la personnalisation des droits ou éloge du bon emploi des fonds publics”, Droit Social, 9/10, septembre-octobre 1995.

financière pour développer une véritable politique d’insertion dotée en moyens certes financiers, mais aussi humains.

3.2.1. La norme de justice sociale : enjeu de l’exclusion.

La mise en place d’actions sociales, éducatives, préventives et plus seulement monétaires fait figure de leitmotiv chez les experts défendant l’option de la justice sociale et de la lutte contre les précarités croissantes de toutes sortes. C’est en ce sens que B. Fragonard explique son regret de voir la Caisse d’Allocation Familiales “ que l’histoire a transformée, de plus ou moins bon gré, en prestataire de services multiples - se cantonner parfois à sa fonction de payeur. Faut-il ainsi se satisfaire de ce que l’ouverture de l’API - pourtant révélatrice d’une situation sociale très souvent critique - reste un acte purement monétaire, sans aucune plus-value sociale ? Ou faut-il se féliciter qu’un directeur ait décidé en 1984 d’en informer le secteur social polyvalent en pariant que ce signalement permettrait d’enclencher une prise en charge sociale (ironie de l’histoire, il fut attaqué par le syndicat CFDT des assistantes sociales de la DDASS) ”370. Un Directeur de l’Action Sociale développe la même idée : “ Je pense qu’en termes d’action sociale, la politique familiale est une composante extrêmement importante et il s’agit de la recentrer par rapport à une politique de prestations qui est en réalité une politique d’accompagnement d’un retrait, d’une diminution des prestations (...). Le problème, c’est que la loi famille de juillet 94 est une loi de prestations (ce qui explique que la DAS n’ait pas été associée). On avait l’habitude de ramener la boutique famille à une logique de prestations ”371.

Ce registre dominant de l’équité est l’occasion de rappeler la fonction de cohésion sociale de la politique familiale : “ Je crois qu’il y a matière pour une politique en direction des vrais besoins des familles. Il y a autre chose que la petite enfance. Surtout en ce moment où les familles jouent en terme de cohésion sociale un rôle très important pour la dépendance et pour les jeunes adultes. (...) Et puis il y a un troisième problème socialement très important qui est celui des préadolescents. C’est la catégorie d’âge qui est en danger, les

370B. Fragonard, art. cit.

6-13 ans, ceux qui envoient des cailloux contre les bus de banlieues. Les enfants qui ont 10-12 ans et qui jouent aux cow-boys et aux indiens. Là il y a un enjeu social majeur ”372.

L’exclusion sociale et les transformations contemporaines de la famille amènent les membres de l’élite du Welfare à définir des groupes cibles entendus comme prioritaires et à défendre l’idée force d’une personnalisation des droits.

3.2.2. Ciblage en direction des plus démunis : instruments de sélectivité catégorielle et de personnalisation des droits.

Ce registre de l’équité et de la justice sociale se traduit en termes de répertoires d’action par la proposition structurante de ciblage catégoriel des prestations373.

Principalement 4 principes d’action se dégagent des entretiens et de la lecture des articles et ouvrages des experts du domaine :

Il s’agit en premier lieu de ce que les membres de Cabinets et des Directions d’Administrations Centrales qualifient d’“ optimisation des fonds publics afin d’atteindre l’optimum social ”. C’est ainsi que B. Fragonard explique que “ si toute régression des prestations universelles génère le ciblage des droits avec ses forces et ses faiblesses, la relance de ces prestations génèrent la résorption de celles qui sont étroitement ciblées ”374. Et d’ajouter : “ On le voit, le souci d’optimiser les fonds publics, à enveloppes fortement contraintes, est structurellement lié à la complexité du système. On peut le regretter quand on se situe du côté du gestionnaire. Il faut peut-être s’en féliciter quand on se situe du côté des politiques. La situation d’autres systèmes sociaux peut servir d’utile référence. En assurance maladie, on a la simplicité apparente du taux de remboursement unique ; mais (en contrepartie ?) on a laissé filer la dentisterie et le secteur II, d’une part ; on est empêtré dans un interminable (et peut être vain) aggiornamento de l’aide médicale. Où est l’optimum social ? Peut être pas du côté des régimes calés sur les principes d’uniformité mais plutôt de celui où on pratique la personnalisation du droit ”375.

372Entretien, responsable à la Direction de l’Action Sociale.

373L’analyse précise des répertoires d’action concrets en matière familiale étant développée au chapitre 4 du

rapport, on ne fera ici qu’en tracer les grandes lignes.

374B. Fragonard, art. cit. 375Ibidem.

Le second répertoire d’action revendiqué dans le cadre de ce registre de l’équité est celui de la sélectivité et de la personnalisation des droits. Il se manifeste par une volonté de prise en compte des mutations profondes de la structure familiale et notamment de la monoparentalité. C’est en ce sens que sont justifiées certaines mesures telle l’Allocation Parent Isolé (API), l’Allocation Parentale d’Education (APE) à certains égards, mais aussi et surtout plusieurs mesures en faveur de groupes cibles, non spécifiquement familiales mais ayant un affichage famille en faveur de groupes cible, telles que le RMI, l’Allocation adulte handicapé, les bourses de rentrée scolaire, les allocations logement, la revendication de mise sous conditions de ressources des allocations familiales ou encore leur fiscalisation, les mesures en faveur des femmes.

Cette orientation conduit à la mise en avant d’un troisième répertoire d’action qui propose un suivi plus précis et plus périodique des allocataires afin de prendre en compte leurs situations réelles. Il s’agit par là, selon la phrase d’un Directeur de l’Action sociale de “ coller à la situation des allocataires ”376

. Derrière ce répertoire proposé pour l’action se trouve toute une réflexion partagée par plusieurs experts sur la réforme de l’organisation et du fonctionnement des Caisses d’Allocations Familiales, sur le rôle des travailleurs sociaux, auxquels il s’agit de redonner une véritable place en leur sein.

On le voit, cette orientation dominante de l’équité s’éloigne de l’option égalitaire sur laquelle était fondé le système hérité de 1945. L’intégration de la forte contrainte financière et la prise en considération des mutations sociales, notamment la montée en puissance des situations d’exclusion, mais aussi celles de la famille, génèrent une transformation en profondeur depuis le début des années 80 des registres et répertoires d’action préconisés en matière de politique familiale. Pour certains, il s’agit là d’une remise en cause de la politique familiale en France ; elle n’existerait plus en tant que telle parce que noyée ou absorbée par les finalités d’ordre social. Les partisans de l’option de l’équité et du ciblage des prestations, entre posture pragmatique et affirmation de principes, considèrent, une fois de plus, qu’ils n’ont d’autre choix que de faire de nécessité vertu.

– CHAPITRE 4 –

FORMULATION DES POLITIQUES ET INTERVENTION DANS LES