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Alors que nous l’interrogions au sujet d’une éventuelle institutionnalisation de la réflexion experte en matière sanitaire et sociale sous la forme de clubs (spécialisés ou généralistes) et de lieux d’échanges et de socialisation spécifiques, un haut fonctionnaire formulait une vision de l’expertise dans le domaine qui rend assez bien compte de la réalité sectorielle : “ Nous formons un tout petit monde. Des experts, en France, dans le domaine, il y en a combien ? Si on est très généreux 15, si on l’est moins 5 ou 6. Ça ne fait pas une infinité de personnes. On a travaillé ensemble, on se connaît, on dîne ensemble régulièrement, on sait les positions de chacun. Et puis, il y a les rencontres dans le cadre du Plan, aussi les conférences, les colloques, les forums d’échanges où l’on se rencontre, où l’on est d’accord ou pas, quelles que soient nos étiquettes politiques”238

.

Lapidaire, la réponse de ce haut fonctionnaire, spécialiste du secteur santé est confirmée par les résultats de l’enquête socio-biographique239

et témoigne de l’existence d’un sous-groupe restreint au sein de l’élite sectorielle, que nous avons appelé, l’élite du Welfare.

En effet, l’étude des trajectoires scolaires et politico-administratives de l’ensemble de l’échantillon (133 personnes) a permis de repérer les contours d’un sous-groupe à partir de ses caractéristiques sociologiques majeures : son caractère multipositionnel (positions au sein de l’administration, des cabinets ministériels, des lieux pertinents d’expertise comme le Commissariat Général au Plan notamment, mais aussi positions intellectuelles et

238Entretien, Directeur des hôpitaux. 239Se reporter aux chapitres précédents.

universitaires entre autres) et le cumul de ressources (administratives, politiques, relationnelles et également en termes d’expertise technique et scientifique).

Dans un second temps, le double traitement quantitatif/qualitatif a mis en lumière des spécificités comportementales de ce sous-groupe : plus actif, plus volontariste, plus en vue, plus reconnu, plus cité, plus consulté et surtout plus déterminant en termes de représentations et de décisions au sein du secteur sanitaire et social.

Si nous avons délimité l’élite du Welfare à un échantillon composé d’environ 40 hauts fonctionnaires et membres de cabinets (auxquels nous affectons un traitement qualitatif sur la base d’entretiens approfondis), les acteurs concernés semblent pour leur part beaucoup plus restrictifs. A ce titre, la pratique des citations réciproques qui constitue autant de consécrations mutuelles et d’auto-intronisations dans le cercle restreint des experts reconnus par leurs semblables et leurs pairs, peut-être un indicateur pertinent : 16 noms reviennent régulièrement dans les entretiens en matière d’assurance maladie, 7 dans le domaine familial240.

Cependant, si l’élite du Welfare témoigne d’une forte homogénéité sociologique et comportementale au sein de l’appareil politico-administratif, est-ce à dire que ce groupe de “leaders” sectoriels se caractérise aussi par des représentations, des valeurs et des principes d’actions communs et partagés ? Autrement dit, peut-on parler d’une “culture” ou d’une “identité” sectorielle ?

Galvaudées, ces deux notions peuvent poser autant de problèmes qu’elles ne cherchent à en résoudre. Dans leur acception anthropologique, les concepts de culture et d’identité désignent l’ensemble des normes et des valeurs, des représentations partagées, des façons de penser et d’agir qui fondent un groupe spécifique. Cependant ces notions ne sont pas sans soulever de difficultés dans la mesure où leur usage, par les sciences de la gestion notamment (“culture et identité d’entreprise, d’organisation” utilisées dans une approche managériale), s’accompagne de problèmes théoriques qui tiennent aux hypothèses sur

240Parmi les plus cités par leurs collègues en cours d’entretiens (par ordre alphabétique), dans le secteur

sanitaire: C. Bazy-Malaury, P. Beau, R. Briet, A.-Marie Brocas, P.-J. Cousteix, G. Johanet, J. de Kervasdoué, P. Gauthier, P. Georges, J. Marmot, J.-L. Portos, G. Rameix, C. Rollet, R. Ruellan, D. Tabuteau, G. Vincent. Dans le secteur famille : B. Fragonard, G. Johanet, M. Girard, H. Gisserot, F. Leprince, E. Marie, P. Steck.

lesquelles elles reposent241. Le principal risque, pour ce qui concerne l’analyse des représentations et des discours de l’élite du Welfare, est de céder à une approche homogénéisante et fermée du secteur pris comme un tout et de surestimer les éléments consensuels242. C’est pourquoi, plutôt que celle de culture ou d’identité sectorielle, on préférera l’idée de registres et de répertoires d’action. La première renvoie aux principes qui sont au fondement de l’action, la seconde, aux pratiques internes au secteur, que les acteurs mobilisent en fonction de telle ou telle conjoncture. Il s’agit par là également de mettre l’accent sur les relations et articulations susceptibles de se nouer entre des registres et répertoires d’action internes et externes au secteur.

Ces préalables posés, demeure la question du repérage de ces registres et répertoires

d’action de l’élite du Welfare. Ou, autrement dit, le problème à la fois théorique et

méthodologique de leur appréhension.

L’objectif de ce chapitre peut se résumer par une série de questions :

- Quels sont les liens entre la structuration d’un espace de débats sur le traitement politique des questions famille et protection maladie et les politiques produites dans ces deux secteurs depuis 1981 ? Autrement dit, comment les idées se traduisent (ou non) en actes ?

- Comment, par quels vecteurs sont-elles véhiculées ? Sous l’impulsion de quels acteurs ou groupes d’acteurs ? Dans quels espaces ?

- Quel est le rôle des idées dans les changements de politiques publiques en matière de prestations familiales et d’assurance maladie ?

Deux éléments rendent pertinent l’éclairage porté sur la question du changement de politiques publiques :

241Sur la critique de la notion de culture appliquée aux organisations, on renverra à R. Sainsaulieu qui repère

plusieurs présupposés véhiculés par ces notions et développent pour chacun d’eux les points qui apparaissent non résolus par la sociologie des organisations. R. Sainsaulieu, Sociologie de l’organisation

et de l’entreprise, Presses de la Fondation Nationale de Science Politique, 1987. Voir également, R.

Sainsaulien et D. Segrestin, “Vers une théorie sociologique de l’entreprise”, Sociologie du Travail, 3, 1986.

242Pour une analyse des risques de surestimation des zones d’accord au détriment du conflit et des

controverses induits par la notion de culture appliquée aux organisations, v. P.-E. Tixier, “Légitimité et modes de domination dans les organisations”, Sociologie du Travail, 4, 1988.

1) la contextualisation temporelle qui a guidé la délimitation de notre objet. La période retenue est suffisamment étendue pour permettre de saisir les inflexions des registres et répertoires de l’action publique sectorielle, compte tenu notamment des mutations qui caractérisent la période ;

2) la période 1981-1997 est en effet marquée par d’importantes transformations, quantitatives et qualitatives, des instruments de politiques dans le domaine sanitaire et social, mais aussi par des mutations structurelles, du point de vue des conceptions du secteur, de l’administration et, plus généralement, de l’action publique. D’une part, le début de la période étudiée s’inscrit du point de vue global, notamment économique et financier, dans le cadre de ce que B. Jobert a appelé le tournant néo-libéral : la globalisation, la construction européenne, notamment les critères d’entrée dans la monnaie unique, ont produit des effets en retour sur les politiques économiques nationales, les politiques sectorielles et sur la conception même du rôle de l’Etat (vision d’un Etat partenaire et régulateur du marché)243. D’autre part, les années 80

sont marquées par la montée en puissance du “managérialisme” qui aboutit au niveau de l’administration à la remise en cause du modèle bureaucratique traditionnel, à la redéfinition et à l’adaptation du service public244

. Le credo managérial contribue à condenser et à synthétiser au sein de la fonction publique des thématiques nouvelles comme l’efficacité, l’efficience (entendue comme capacité à participer à l’effort général de rigueur imposé par la crise), la réalisation de gains de productivité, l’évaluation, l’introduction et le développement de nouvelles technologies, la question de la qualité administrative... Il était dès lors intéressant de confronter ces nouveaux principes d’action externes au secteur sanitaire et social, à l’actualité des registres et

répertoires d’action de l’élite du Welfare.

L’enquête est partie de l’idée qu’une politique publique est le produit de l’institutionnalisation des idées et représentations : des problèmes, du secteur ou des

243B. Jobert (sous la dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, L’Harmattan, 1994.

244Le “managérialisme” est la doctrine d’un programme cohérent et systématique qui vise à la fois à réduire le

poids de l’Etat et à transposer dans l’administration des méthodes de gestion inspirées du secteur privé. Il a trouvé son expression la plus aboutie dans la politique thatchérienne, mais il a largement inspiré toutes les politiques dites de “modernisation des services publics”. Pour une analyse de l’application de cette doctrine au secteur hospitalier, se reporter à l’article de F. Pierru, “L’“Hôpital-Entreprise” : une

groupes sociaux ciblés, du changement —une théorie du changement—, de l’action publique.

Ce parti pris théorique place notre étude au cœur du modèle analytique de “ la construction intellectuelle des politiques publiques ”, c’est-à-dire une approche qui considère que les éléments cognitifs et normatifs sont essentiels pour comprendre et expliquer l’action publique, et notamment les changements de politiques publiques.

Ce courant mettant l’accent sur le poids des idées, des symboles et des représentations dans les politiques publiques est développé, avec des variantes, par différents auteurs : B. Jobert et P. Muller245 —référentiel de politique publique—, P. Sabatier246 —Advocacy

Coalition Framework (coalition de cause ) —, G. Majone247 et H. Heclo248 —belief

systems— et également par P. Hall249 —Policy paradigm et learning (paradigmes de politiques publiques et effets d’apprentissage”)250—.

Cette perspective de recherche met l’accent sur les préceptes généraux, les valeurs et les normes guidant l’action et sur leur influence sur l’évolution sociale et sur celle de l’action publique. Elle a par conséquent le mérite de restituer les rapports socio-politiques dans une

245Issus de “l’école de Grenoble” et notamment du CERAT, P. Muller et B. Jobert, à la suite des travaux

précurseurs sur la planification de L. Nizard qui placent au cœur de l’analyse des politiques publiques les représentations, valeurs, normes et les idéologies, développent la notion de référentiel de politique

publique. Ils la définissent comme l’ensemble des images cognitives et normatives à partir desquelles les

acteurs au niveau global (sociétal) et sectoriel, vont organiser leurs perceptions du système, confronter les solutions envisageables et définir des propositions d’action. Se reporter à B. Jobert, Le social en plan, Les Editions ouvrières,1981 et P. Muller, Le technocrate et le paysan, Economie et Humanisme, 1984. V. également, P. Muller et B. Jobert, L’Etat en action, PUF, 1987. Pour une réflexion critique autour de la notion de référentiel, se reporter à A. Faure, G. Pollet et P. Warin (sous la dir.), La construction du sens

dans les politiques publiques. Débats autour de la notion de référentiel, L’Harmattan, 1995.

246P. Sabatier, “The Advocacy Coalition Framework : Revisions and Relevance for Europe”, Journal of European Public Policy, vol. 5, 1, 1998.

247G. Majone met l’accent sur les dynaniques internes intrinsèques de l’argumentation et des échanges

symboliques autour des pratiques étatiques. Voir Evidence, Argument and Persuasion in Policy Process, Yale University Press, 1989.

248H. Heclo, “What is Lesson-Drawing ?”, Journal of Public Policy, 11, 1, 1991.

249P. Hall, “Policy Paradigm, Social Learning and the State”, Comparative Politics, vol. 25, 3, 1993 et “The

Role of Interests, Institutions and Ideas in the Comparative Political Economy of the Industrialized Nations”, in M. Lichbach et A. Zuckerman (ed.), Comparative Politics, Cambridge University Press, 1997. Sur les paradigmes de politiques publiques, voir également à l’article de F.-X. Merrien, “Les politiques publiques entre paradigmes et controverses”, in Les raisons de l’action publique, CRESAL, L’Harmattan, 1993.

250 Pour une synthèse des différentes approches, Voir Y. Surel, “Idées, intérêts, institutions dans l’analyse des

perspective cognitive et normative. L’hypothèse centrale posée dans ce cadre est que les éléments cognitifs et normatifs jouent un rôle important dans la compréhension et l’explication des actions publiques. Si ce courant a donné lieu à une série de travaux empruntant des approches différentes, ses tenants se retrouvent autour de deux convictions fortes :

1) l’importance des dynamiques de construction sociale de la réalité dans la détermination des registres et des répertoires d’action socialement légitimes dans un espace donné et à un moment “ t ”251

,

2) la construction des systèmes de références pour l’action ne renvoie pas seulement à du discours, mais comprend l’ensemble des processus de construction d’un rapport au monde trouvant une traduction au niveau de l’action.

Du point de vue de notre analyse des politiques sanitaires et sociales, ce cadre d’analyse a constitué une perspective de recherche fructueuse dans la mesure où :

1) il permet d’établir l’importance des éléments symboliques et rhétoriques dans la détermination des politiques publiques252 ;

2) il présente l’intérêt de concilier une dimension cognitive et normative et une dimension opérationnelle ;

3) il a le mérite d’articuler une approche macro et micro253 en cherchant notamment à saisir le poids exercé par des normes sociales globales sur des comportements sociaux et aussi sur les politiques sectorielles.

Ainsi, comme l’écrit P. Muller, le référentiel d’une politique publique correspond à “ un ensemble de perceptions, de normes, de valeurs, à partir duquel se trouve construit un problème à traiter et définis les cadres de l’action envisageable. Le référentiel d’une politique publique, c’est aussi le rapport qui se trouve construit dans les représentations

251Sur ce point, voir P. Berger et Th. Luckmann, La construction sociale de la réalité, Méridiens-Klincksieck,

1986.

252Dans cette optique voir les travaux précurseurs de M. Eldelman, The Symbolic Uses of Politics, University

of Illinois Press, 1976.

253Sur les tentatives de dépassement de l’opposition macro/micro, voir les travaux de la sociologie de la

intellectuelles entre un secteur identifiable et la société globale. Le référentiel peut se repérer, entre autres, dans les discours, les labels que véhicule le langage et qui constitue la marque de la politique autant que la représentation et la délimitation du problème”254

. A la suite de la perspective ouverte par les principales approches insistant sur la construction du sens dans les politiques publiques, nous distinguerons à des fins analytiques (il s’agit là aussi d’une hiérarchisation) trois niveaux d’analyse des matrices cognitives et normatives mobilisées par les élites du Welfare255 (voir tableau 1) :

1) les registres généraux de l’action publique. Il s’agit de valeurs générales qui se rapportent à ce que l’on désigne parfois par l’expression :“visions du monde”. Ce sont les préceptes généraux et abstraits délimitant l’espace des possibles et du légitime dans un espace-temps donné. Ce niveau des registres généraux correspond à ce que P. Hall appelle

policy paradigm, P. Muller et B. Jobert, les valeurs et images et P. Sabatier deep core. Pour

ce qui est du secteur étudié, il renvoie par exemple au précepte développé par l’élite du

Wefare de valorisation de la logique de solidarité Versus la logique étroitement financière et

de la norme de marché. On désignera ce premier niveau par paradigme ou registre général pour l’action.

2) les registres spécifiques pour l’action. Cette seconde matrice contient des principes spécifiques à un secteur, à un groupe, à un domaine précis de politiques, à un problème. Elle décline, de manière variable, les registres généraux plus abstraits (niveau 1) en référence à un sous-système de politiques publiques. Il s’agit d’une composante cognitive et normative qui établit des stratégies légitimes au regard des valeurs et des objectifs plus ou moins définis par les registres généraux.

traduction”, L’Année Sociologique, 36, 1986 et A.V. Cicourel, Advances in Social Theory and

Methodology, Routledge and Kegan, 1981 et La sociologie cognitive, PUF, 1979.

254P. Muller, “Les politiques publiques comme construction d’un rapport au monde”, in A. Faure et alii. op. cit. Il s’agit là du rapport que B. Jobert et P. Muller établissent entre référentiel global et référentiel sectoriel, supposant, du moins dans leurs travaux initiaux, l’articulation des deux niveaux. Cette

articulation, parce que globalisante (ne fonctionne pas pour l’ensemble des politiques publiques) et rationalisante (illusion de cohérence), est au centre des débats contemporains soulevés autour de la notion de référentiel.

255Par matrices cognitives et normatives, on entendra des systèmes cohérents qui délimitent dans un espace

donné des principes légitimes, des registres et répertoires d’action, c’est à dire autant de normes et de prescriptions pour l’action. Voir Y. Surel, Pouvoirs, art. cit.

3) les répertoires d’action. Il s’agit à ce troisième niveau des stocks de solutions précises préconisées qui sont articulés aux registres généraux et spécifiques (niveaux 1 et 2). Les matrices cognitives et normatives sont en effet attachées à des prescriptions pour l’action, des considérations pratiques sur les outils, les instruments et les moyens les plus appropriés pour mettre en œuvre les valeurs et les objectifs définis.

Notre analyse se situe principalement au niveau 2 et 3 : registres spécifiques et

répertoires pour l’action, même si on cherchera dans un premier temps à repérer les paradigmes ou registres généraux mobilisés par l’élite du Welfare (niveau 1).