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L’intégration de la contrainte financière comme moyen de préserver la protection sociale.

Tableau 1 Les composantes des matrices cognitives et normatives*

1. Le paradigme commun à l’élite du Welfare : “intégrer le problème financier du système pour le sauvegarder”.

1.1. L’intégration de la contrainte financière comme moyen de préserver la protection sociale.

Il est possible d’esquisser une première comparaison entre le secteur sanitaire et le secteur social soumis à la même contrainte financière et au primat de la lutte contre le “trou” ou la “crise” de la Sécurité sociale ; problématisation du secteur qui est productrice de changements dans les principes généraux267. Même si on peut constater la relative diversité des dispositifs préconisés dans ce cadre, il se dégage néanmoins une forte appropriation de la contrainte financière.

L’élément déterminant de ce registre réformateur de la financiarisation, fondé sur le primat des finances et des économies, réside dans la sauvegarde du système. Il est sous-tendu par l’affirmation forte de l’attachement à la Sécurité sociale et au système de protection face aux risques d’aléas sociaux hérité de 1945.

Ce registre général se traduit, paradoxalement, notamment par l’affirmation dominante d’une logique d’action fondée sur des principes d’équité et de justice sociale quelque peu opposée à l’option égalitaire des principes de 1945. Mais il ne signifie pas pour autant absence de spécificités sectorielles. En matière sanitaire, l’intériorisation de cette contrainte s’affirme par la référence à la maîtrise des dépenses de santé doublée d’un principe d’équité dont témoigne la mise en place souhaitée de l’assurance maladie universelle. Dans le secteur social, ce registre passe par la substitution d’une option sociale à une option familialiste, historiquement dominante, pour les prestations familiales.

Enfin, ce registre général de la financiarisation ne prend pas nécessairement la forme d’une “course mécanique et aveugle” aux économies, c’est-à-dire dénuée de projets et de normes d’action ; les acteurs se défendent au contraire une telle tentation.

1.1.1. L’attachement aux principes originels : conserver l’option égalitaire de 1945. L’intégration de la contrainte financière est un moyen fort et une ressource symbolique permettant de signifier l’attachement quasi affectif au système de protection sociale : le

267Sur les effets des crises substantielles ou des perceptions de “crise” sur les régulations normatives et

cognitives, v. P. Muller et Y. Surel, “Crises de politiques et régulations cognitives : l’exemple des politiques du livre”, Pôle Sud, 1996 et Y. Surel, “Quand la politique change les politiques. La loi Lang du 10 août 1981 et les politiques du livre”, Revue Française de science politique, vol. 47, 2, 1997.

réformer dans une logique de sauvegarde et de préservation du caractère solidaire et de la dimension sociale du système de protection sociale.

Les références au Plan Français de Sécurité sociale élaboré à la Libération et à Pierre Laroque, “père fondateur de la Sécurité sociale” sont dans ce registre très prégnantes. A ce titre, rares sont les bureaux où ne figure pas la photographie encadrée, à la manière d’une égérie, du grand commis de l’Etat. Les propos tenus en entretiens foisonnent de rappels, parfois nostalgiques, parfois emphatiques, de son œuvre qu’il s’agit aujourd’hui de sauver. Ce substrat historique autorise des montées en généralité, chacun fondant son argumentaire sur le devenir de la société française, sur l’exception française, sur les périls d’une privatisation à l’américaine ou à l’hollandaise, sur les dangers pour la cohésion et l’ordre social menacés par le déclin ou la disparition du système hérité de l’après-guerre. D’où, l’obligation d’intégrer la contrainte financière afin de sauvegarder le système : “L’enjeu politique est essentiel, mettant en cause des structures, des procédures, mais surtout des valeurs : l’attachement à la “Sécu”, à l’égal accès de tous aux soins de qualités fondent notre cohésion sociale268”.

La prise en compte de la situation financière globale et sectorielle apparaît comme un impératif quasi moral. Certains, c’est le cas de G. Johanet, la pose comme un devoir “éthique”. “Contrairement au discours qui fut longtemps dominant et qui anima encore la grève des internes de mars 1997, la volonté de maîtriser l’évolution des dépenses de santé et celle d’assurer à chacun les soins de qualité, dont il a besoin, sont, non pas contradictoires, mais convergentes. Parce que ce qui n’est pas économique n’est finalement pas éthique, mais surtout parce qu’aujourd’hui le gaspillage des ressources et le laxisme des comportements qu’il engendre mettent en cause la qualité des soins. Les préoccupations sanitaires et budgétaires sont convergentes à condition qu’on cherche la qualité et qu’on exige cette recherche”269

.

De ce point de vue, la situation de crise financière quasi permanente du système explique une inflexion dans les perceptions de soi, en tant qu’acteurs intervenant sur le secteur, et légitime le recours à un certain pragmatisme : “Le social, ça peut se concevoir de manière

268G. Johanet; Sécurité sociale : l’échec et le défi, Seuil, 1998, p. 8. 269G. Johanet, ibidem, p. 13.

beaucoup plus terrain engagé, militant ; moi ce n’est pas mon registre. Mon registre, c’est celui du haut fonctionnaire, c’est-à-dire un souci de justice et d’efficacité. Je pense fondamentalement que le social est un élément clé de notre cohésion, de notre manière de vivre ensemble et ça, j’y suis personnellement très attaché. En même temps je suis intimement convaincu que s’il n’est pas réformé vigoureusement, cet acquis essentiel finira par disparaître (...). Dans toute ma démarche il y a un fort attachement à la protection sociale et quand on aime bien, on est très attaché à ce qu’elle bouge et à ce qu’elle soit efficace. Ce n’est pas un attachement historique ou symbolique disant les comptes, les questions financières ne comptent pas. Moi je deviens ici un peu le budgétaire du social. Mais ça correspond très bien à ma conception. Je passe mon temps à chercher des économies, à rechercher un rééquilibre. Ce n’est pas parce que je considère que le système est mauvais, c’est parce que si on ne le fait pas, le système disparaîtra”270

.

Faire de nécessité vertu, c’est un peu sous l’angle de ce registre que les membres de l’élite du Welfare expliquent et justifient leur option financière ; option pouvant d’ailleurs à certains égards entrer en contradiction avec les principes originels.

1.1.2. La nécessaire adaptation financière et sociale : affirmation d’une logique fondée sur le principe d’équité.

“Moi, je n’ai jamais eu la fibre sociale au sens où j’aurais considéré que la Sécurité sociale, c’était une entreprise de bonnes œuvres. Ce n’est pas du tout cela. Pour moi, c’est un secteur qui pèse, qu’il a fallu piloter dans des conditions de plus en plus difficiles au fur et à mesure que la crise s’installait et que les besoins sociaux augmentaient. Je me dis rétrospectivement que l’on a été aveugles, tous, collectivement, on n’a pas vu un certain nombre de choses. Il n’y a pas eu d’impulsion politique, les services pas assez étoffés n’ont pas vu tout ce qu’il aurait fallu faire à temps. Donc on a tous péché collectivement. Je pense notamment aux outils de maîtrise des dépenses de santé qui n’existaient pas au moment où on en avait besoin”271

.

Ainsi s’exprimait un Directeur de la Sécurité sociale mettant un accent particulier sur l’émergence de nouveaux besoins sociaux. En fait, les nouveaux besoins sociaux, produits

270Entretien, Directeur de la Sécurité sociale. 271Entretien, Directeur de la Sécurité sociale.

de la crise économique durable, constituent dans l’ordre des discours, la justification d’une revendication d’équité. Il s’agit d’une logique transversale et commune aux experts de la santé et de la famille. Elle se traduit en matière de protection maladie par la mise en exergue de la question de l’accès aux soins et par la mise en place annoncée de la Couverture Maladie Universelle. En matière familiale, elle porte sur le ciblage catégoriel des prestations, la “personnalisation des droits” et sur la mise sous condition de ressources et la fiscalisation des allocations familiales.

C’est précisément cette situation sociale qui génère exclusion et pénurie des moyens qui autorise le paradoxe de l’équité remettant quelque peu en cause les principes chers à P. Laroque. Il s’agit, pour être plus précis, moins d’une remise en cause que d’une prise de conscience fortement affirmée du contexte de pénurie. Confrontés à une situation socio-économique incomparable à celle de la Libération, les membres de l’élite du Welfare cherchent en fait à concilier en parole et en actes égalité et équité.

Dans cette logique, un haut fonctionnaire évoque comme source d’inspiration de ses conceptions le Rapport Nora - Naouri (1979-80) qui rend bien compte de cette volonté d’articulation d’une logique d’égalité conforme aux principes fondateurs d’une part, et d’une logique d’équité fondée sur une préoccupation de justice sociale.

“Nora et Naouri font le constat que la redistribution verticale en matière de soins fonctionne bien à l’hôpital, mal en ville. Les PCS les plus élevées consomment plus de médecine de ville. Le rapport propose alors de remettre sur le marché la médecine de ville, de l’ouvrir à la concurrence pour y mettre plus d’efficacité. Parallèlement, il propose la mise en place d’une Aide Personnalisée à la Santé (APS). On améliorerait ainsi l’efficacité du tout, puisqu’on préserverait les aspects redistributifs à l’hôpital et on les favoriserait en ville. C’est un schéma qui s’inspire de deux conceptions : libérale (remise sur le marché) et sociale (souci d’équité et de justice sociale). C’est un rapport qui dérangeait un peu tout le monde. Il a eu une estime intellectuelle mais n’a jamais été instrumenté techniquement. Le sujet n’a pas pu prendre place dans la commission des sages. P. Laroque qui présidait les Etats Généraux de la Sécurité sociale, pensait que ce rapport était contraire aux principes fondamentaux, historiques de la Sécurité sociale ”272.

L’objection de P. Laroque de 1987 n’empêchera pas une reformulation de la conception générale du système induite par les nouveaux impératifs sociaux et qui se traduit par le regain d’une préoccupation sociale forte. C’est d’ailleurs dans cette même optique d’équité que la politique de déremboursement menée dans les années 80 est dénoncée. Ainsi, un Directeur des Hôpitaux exprime sa satisfaction de l’abandon de la pratique avec le Plan Juppé : “ Je trouve très bien que Juppé ait souhaité ne pas continuer la politique de déremboursement, puisque comme vous le savez entre 79 et 80 et 96, avec des périodes plus ou moins marquées, on a augmenté les cotisations sociales et on a déremboursé ”.

Cette préoccupation sociale aboutit en termes de répertoires d’action à une redéfinition de la solidarité qui s’exprime notamment à travers la référence à l’Assurance Maladie Universelle, c’est-à-dire à la problématique de l’accès aux soins des plus démunis en matière sanitaire et à travers le ciblage des prestations en direction des “familles dans le besoin”.

Toutefois, la nécessaire réforme du système n’implique pas, bien au contraire, une remise en cause des principes et références solidaires qui sont à sa base. A l’opposé, les membres de l’élite du Welfare rejettent avec force une option qui serait exclusivement financière. 1.1.3. Réforme financière et maintien d’une logique de solidarité.

Il s’agit là du rejet, largement exprimé, d’une conception étroitement financière de la nécessaire réforme des politiques sanitaires et sociales. “ Aujourd’hui encore, l’approche de l’Etat est d’abord inspirée par la politique de maîtrise qui, pour être légitime, n’est pas le meilleur truchement pour sensibiliser l’opinion publique et convaincre les soignants ”273

. “Je me souviens”, explique un Directeur de Cabinet du Ministre des Affaires sociales, auquel est demandé un regard rétrospectif sur les dossiers importants au moment de son passage au Cabinet : “ L’équilibre des comptes, tous les ministres depuis 20 ans ont les mêmes discussions avec les mêmes personnes. C’est dire que les débats actuels sur la médecine libérale, on les avait déjà à l’époque (81-82), donc c’est une sorte d’éternel recommencement ”274.

273G. Johanet, op. cit., p. 26. 274Entretien.

Un Directeur de la Sécurité sociale explique, à propos des relations financières entre le budget de la Sécurité sociale et celui de l’Etat, seul point de friction entre la Direction de la Sécurité sociale et les Finances selon lui : “ Le problème des Finances, c’est de réduire les déficits budgétaires et je les comprends. Alors maintenant, avec les critères de Maastricht et la globalisation qui est faite des déficits publics, tout ça est un peu rigolo. Parce que, que vont faire les experts des Finances, ils ne vont pas regarder le budget de l’Etat d’un côté et celui de la sécu de l’autre. Et là effectivement ils sont capables de toutes les turpitudes, ils n’ont aucune honte, aucun complexe on peut leur faire confiance, ils sont capables de tout inventer, ils ont de l’imagination lorsqu’il s’agit de réduire les dépenses du budget de l’Etat275”.

Les hauts fonctionnaires des Finances, présentés comme animés par des préoccupations exclusivement comptables et non humaines ou sociales, sont, par opposition, au cœur des propos. “ Au ministère des Finances, j’ai eu des bagarres sur les investissements hospitaliers. Le ministère des Finances faisait le syllogisme suivant : on a construit trop de lits d’hôpitaux, ce qui est vrai, donc on n’a plus besoin d’investir dans les hôpitaux, ce qui est faux. J’étais en désaccord avec cette position là. On continue d’ailleurs depuis 15 ans à sous-investir dans les hôpitaux, parce que malheureusement on a construit des hôpitaux pas toujours là où on en aura vraiment besoin demain. Donc aux Finances j’ai eu des bagarres sur ces sujets là. Vous savez, je disais avant les réunions à Matignon, on devrait tirer les rôles au sort, parce que quand on est à la Direction du Budget, il suffit de savoir dire non. Alors que quand on est du côté des ministres dépensiers, il faut pouvoir argumenter, expliquer. Bon, c’est comme ça que fonctionne la République. Mais quelquefois, la politique du Budget est très limitée dans ce domaine. Bon, il y a des fonctionnaires de qualité, mais ils sont quatre ou cinq et, en général, leur raisonnement sont très à court terme, très budgétaires et ils sont payés pour ça276”.

Le message est clair : la contrainte budgétaire ne doit pas faire oublier les fondements du système. Ainsi, un membre de Cabinet en fait-il le rappel en s’appuyant sur les propos du ministre qu’il soutient : “ Le ministre de la Solidarité a voulu dire que la Sécurité sociale ne devait pas se réduire à des comptes. La Sécurité sociale, c’est un outil de solidarité (...). Ce

n’est pas seulement un problème de comptes. Donc elle a dit, je ne veux pas être le ministre des Comptes, ce qui veut dire, la Sécurité sociale est un outil de solidarité collective”277

. Certes, non appliquée sur le mode mécanique et aveugle, la course aux économies et l’appropriation de la question structurelle du financement du système, ne constitue pas moins une ressource discursive et symbolique forte aux mains des experts sectoriels.

1.2. L’appropriation de la contrainte financière comme registre de légitimation du