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Ont-ils conscience de former une communauté ?

A cette question, on serait tenté de répondre directement oui. Mais les Sourds de la Belle Époque n’ont pas évoqué directement ou clairement eux-mêmes qu’ils forment une communauté. Mais, ceci n’est pas propre aux Sourds puisqu’à cette époque, l’évocation d’une communauté semble être négative. Les écrits laissent penser qu’il existe des prémices d’une certaine conscience. Cependant, cette conscience ne semble pas réellement être partagée, et surtout, elle semble émerger par intervalles irréguliers. Les écrits évoquent une lutte pour l’existence de la langue, et donc l’existence même du groupe.

Tout d’abord, la première difficulté à prendre en compte est que cette conscience est le fait d’un petit groupe d’auteurs, de militants sourds. Est-elle partagée par un plus grand nombre de personnes composant la communauté ? La disparition rapide, au cours des années 1920-1950, de l’attachement fort à la langue des signes, au travers des écrits, pourraient faire penser que c’est bel et bien le fruit d’un petit nombre de personnes. Mais les témoignages recueillis auprès des membres âgés de la communauté démontre sa présence constante qui est tout simplement devenue plus discrète.

Les témoignages non écrits présentent un aspect peu étudié, mais qui est fondamental puisqu’ils permettent justement d’aborder un pan très mal compris de la communauté sourde, et dont les

auteurs contemporains sont loin d’avoir conscience : le sentiment de former une communauté. Par conséquent, pour analyser cette partie qui peut être facilement biaisée par la projection du vécu au sein de la communauté du XXIe siècle, à celle de la Belle Époque, l’accent est mis sur la question du choix des termes, et surtout, sur l'étude du discours des militants.

D’autre part, les témoignages des EEPS doivent être pris en compte, puisque ces personnes ont un regard intéressant sur la communauté sourde. Or, eux-aussi ont le sentiment d’en faire partie, ont l’impression de participer à quelque chose qui les dépasse. On comprend mieux pourquoi l’engagement sur des dizaines d’années de nombreux EEPS comme interprètes ou comme secrétaires semble être loin de présenter un sentiment de charité ou d'aide à leurs parents sourds, mais présente un réel aspect militant qui disparaît après 1945. Cette disparition soudaine de la solidarité des EEPS auprès de la communauté semble être la conséquence d’une évolution du regard que les Sourds portent sur eux-mêmes et donc sur la communauté. Cette évolution du regard, au cours de la Belle Époque semble avoir écarté les EEPS de la communauté, et donc accentuer un phénomène d’enfermement de soi de ce groupe, déploré par de nombreux observateurs extérieurs qui s’inquiètent d’une « ghettoïsation ». Or, il n’existe pas un tel phénomène durant la Belle Époque, où l’accent est mis sur l’ouverture vers la société, mais sans renier ce qui fait sa spécificité : la langue des signes.

Il est probable que ce renoncement à défendre le Noétomalalien ait été la marque d’une oralisation des esprits, durant les années scolaires. Par conséquent, le sentiment d’attachement disparaît au profit de la médicalisation du regard porté sur la surdité, ce qui expliquerait, là encore, les actions faites au cours des années 1960 pour faire disparaître les dernières traces des actions sourdes de la Belle Époque.

Cela nous incite, par conséquent, à faire une analyse des écrits des militants sourds : Henri Gaillard, Ernest Dusuzeau, Joachim Ligot, Eugène Née, Joseph Chazal, Ferdinand Berthier, Victor-Gomer Chambellan, Lucien Rémond, Joseph Turcan, pour n’en citer que quelques-uns. Tous ces auteurs ont eu des parcours différents. Certains ont été professeurs alors que d’autres sont de simples ouvriers. Certains comme Chazal ont abandonné en cours de route, mais d’autres comme Henri Gaillard n’ont pas dévié tout au long de leurs vies. Mais, tous sont unis par un sentiment commun qui revient sans cesse dans leurs écrits : la langue des signes doit être protégée à tout prix. Ainsi, la littérature militante sourde de la Belle Epoque représente une fenêtre idéale sur ce qui peut nous

permettre de mieux comprendre ce sentiment de former une communauté, et le fait qu’ils en aient conscience.

Ernest Dusuzeau, en 1912, lors d’un congrès sur l’éducation de l’enfant sourd, à Roubaix, a évoqué en ces termes :

« Les Français, les Anglais, les Allemands, les Russes, les Chinois ont une langue à eux. Et nous en avons une aussi à nous, le langage des signes ! Et nous devons en être fiers… » 80

On retrouve là le même sentiment que celui de Pierre Desloges en son temps, quand il voit sa langue se faire critiquer par ce qu’il considère comme un non-connaisseur. Or, l’intervention de Dusuzeau va encore plus loin en déclarant que :

« Outre que c’est déjà presque un crime de priver l’enfant sourd-muet de sa langue maternelle : ses signes… » 81

Cette déclaration qui sonne comme une accusation directe contre la décision de bannir l’usage du

Noétomalalien des écoles de sourds montre que les militants sourds considèrent comme un droit

absolu de l’enfant sourd de disposer d’une langue maternelle, qui n’est pas pour eux la langue française, mais bel et bien la langue des signes, en dépit du fait que la plupart des parents d’enfants sourds soient entendants et ne connaissent pas le Noétomalalien.

Cette conception de la communauté comme une famille de substitution à la famille de sang est un fait fondamental, puisque les élèves sourds sont la plupart pensionnaires, et donc passent leur jeunesse éloignés de leurs familles. Certains ne revoient pas leurs parents durant six mois, et ne rentrent chez eux que l’été, pour participer aux travaux agricoles pour la majorité d'entre eux. Ainsi, le lien familiale semble être ténu, et il est accentué par la difficulté de communication inhérente à la surdité entre les parents et l’enfant sourd, bien qu’il soit éduqué à la parole. Cette difficulté est

Ernest DUSUZEAU, « Rapport sur « la Méthode Orale et la Méthode des signes», Deuxième congrès national pour

80

l'amélioration du sort des sourds-muets, Roubaix, 13-14-15 aout 1911, Roubaix, Imprimerie du Journal de Roubaix,

1912, p 68.

Ibid, p 68.

démontrée par Alfred Binet, dans son étude sur la psychologie des élèves et des anciens élèves sourds, où il pointe cela comme l’un des éléments de l’isolement social des sourds.

« Les pédagogues qui sont partisans de la méthode orale le savent bien; ils ont compris depuis longtemps que la méthode des signes est l’ennemie de la méthode orale, et que le sourd-muet qui a commis l’imprudence de tolérer les signes ne parle plus. Aussi, craignent-ils que leurs élèves rencontrent d’autres sourds-muets; et ils ont recommandé aux parents de ne pas envoyer ces élèves dans les réunions de sourds-muets. Ainsi la méthode orale conduit à conseiller l’isolement moral du sourd-muet, et c’est là, bien évidement, une conséquence à regretter. » 82

Par conséquent, les militants sourds se considèrent comme les parents de substitution, avec l’organisation de rencontres sportives, de lieux de rencontres, et de placements auprès des patrons qu’ils connaissent. Or, cette organisation tourne autour d’un souci constant : celui de transmettre la langue des signes et les traditions de la communauté. Ce souci semble être le fil rouge des actions associatives entre 1870 et 1950, et plus particulièrement dans la période 1880-1895 où la rupture avec les écoles, lieux traditionnels de l’entrée dans la communauté, a été brutale.

Ont-ils conscience de former une communauté ? Il semblerait que oui, mais le terme « communauté » n’est jamais clairement évoqué, ni même explicité, y compris de la part de Gaillard. Certes, Ferdinand Berthier, dans les années 1830, a évoqué l’existence d’une « nation sourde » , dans le sens où ce groupe représente une composante de la société française, et que cette 83

composante dispose des spécificités qui en font une nation. Or, cette décennie est une période où la différence culturelle est admise, avec des études sur les traditions locales et le recueil de récits traditionnels. Ferdinand Berthier s’inscrit dans ce mouvement de pensée qui admet le fait que la société française soit composée de différentes nations, et que cette diversité en fait la richesse. Le désastre de 1870 a plongé dans le discrédit ce courant de pensée, au profit de l’unification des cultures, et de la langue. Le nationalisme exacerbé de la Belle Époque, avec pour conséquence les deux Guerres Mondiales, repose sur le concept d’un peuple, une nation. Or, en France, on considère que le pays n’a qu’un seul peuple, et non pas plusieurs ce qui entraîne la non-reconnaissance des particularités locales.

Alfred BINET, Théophile SIMON, «La parole aux sourds-muets», p 387.

82

Charles GAUCHER, «Les sourds comme figures de tensions identitaires », Anthropologie et Sociétés 29, no. 2, 2005,

83

C’est dans ce climat du refus des spécificités culturelles que les militants sourds hésitent à reprendre les termes de Ferdinand Berthier, puisque le contexte ne s’y prête pas. Le romantisme des années 1830 a laissé place au nationalisme des années 1890. Ainsi, il semblerait qu’il y ait une sorte de prudence dans l’usage des termes, afin de ne pas s’aliéner le soutien des politiques, et donc, d’être encore plus isolés au sein d’une société qui les considère déjà comme des infirmes, et qui voit le

Noétomalalien, comme un ensemble de gestes à faire disparaître.

La déclaration de Dusuzeau, en 1912 ne représente pas un coup d’éclat, mais bel et bien le résultat d’un processus de réflexion amorcé en 1887, six mois après qu’il soit « mis à la retraite » de l’Institution Nationale des Sourds-Muets de Paris, où il officiait comme enseignant depuis 1867. En effet, le discours qu’il noétomalalie au banquet de 1887 de la Société Universelle des Sourds-Muets démontre l'indignation envers une injustice. Or, cette indignation est l’indice de l’existence d’une certaine conscience de se constituer comme une communauté. Il ne s'agit pas uniquement de la colère d’un Sourd, mais bel et bien de celle d’une communauté :

«… rappelons-nous que le but n’en est pas seulement de perpétuer la mémoire de l’abbé de l’Epée et d’en conserver tout l’éclat possible, mais encore de venir en aide à nos jeunes frères quand ils auront terminé leurs études. Complétons leurs instruction autant que cela nous sera possible, et procurons-leur le moyen de vivre honorablement ; c’est pour nous un devoir impérieux et sacré! » 84

Cette déclaration témoigne de la responsabilité d’aider les nouvelles générations, comme si les Sourds considéraient que les écoles ont failli à leur mission : permettre aux jeunes sourds d’avoir une situation convenable. Ce refus de laisser aux écoles cette responsabilité montre un conflit d’idées, entourant la langue des signes. Pour les éducateurs oralistes, seule la parole peut permettre aux jeunes sourds de trouver leurs places, et donc de pouvoir réussir, alors que pour les militants, la solidarité permet à ces jeunes, grâce à l’expérience des anciens, de mieux s’en sortir. Or, George W. Veditz, l’un des fondateurs et président de la National Association of Deaf, aux Etats-Unis, a prononcé un discours filmé qui sonne comme une réflexion sur la place du Noétomalalien, et donc sur la nécessité de la préserver. Cet extrait de son discours démontre ce souci constant, qui est présent dans la plupart des communautés sourdes et un espoir :

Ernest DUSUZEAU, Revue internationale de l’enseignement des sourds-muets, janvier 1887. p 311-312

« As long as we have deaf people on earth, we will have signs. And as long as we have our films, we can preserve signs in their old purity. It is my hope that we will all love and guard our beautiful sign language as the noblest gift God has given to deaf people. »

« Aussi longtemps que nous aurons un peuple sourd sur la Terre, nous aurons toujours les signes. Et aussi longtemps que nous aurons nos films, nous pourrons préserver les signes dans leur pureté originelle. Mon espoir est que nous aimerons tous et préserverons notre belle langue des signes comme le plus beau cadeau que Dieu a fait au peuple sourd. » 85

Or, à destination de la communauté sourde française, il émet une profonde inquiétude :

« For the last 33 years, with eyes filled with tears and hearts broken, the French deaf people have watched this beautiful language of signs snatched away from their schools. For the last 33 years, they have strived and fought for the restitution of signs in the schools but for 33 years their teachers have cast them aside and refused to listen to their pleas. But their teachers would much rather listen to the worthless, cruel-hearted demands of people that think they know all about educating the deaf but know nothing about their thoughts and souls, their feelings, desires and needs. »

« Depuis trente-trois ans, avec les yeux en larmes et les cœurs brisés, le peuple sourd français regarde cette belle langue des signes être arrachée de ses écoles. Depuis trente-trois ans, ils se sont efforcés et ont lutté pour la restitution des signes dans les écoles, mais depuis trente-trois ans, leurs professeurs les ont mis de côté et ont refusé d’écouter leurs arguments. Leurs enseignants préfèrent les inutiles et cruelles demandes des personnes qui pensent tout savoir ce qu’il faut en ce qui concerne l’éducation des sourds, mais rien en ce qui concerne leurs pensées et leurs âmes, leurs sentiments, leurs désirs et leurs besoins. » 86

Ce discours qui a traversé l’océan montre le souci d’assurer un avenir aux nouvelles générations et une inquiétude sur la pérennité de la communauté. Le choix de Veditz d’utiliser le film afin de s’adresser à un plus grand nombre démontre une volonté d’assurer la permanence de la langue des signes et une solidarité entre les différentes communautés nationales. Ce souci de vouloir préserver ce qui peut être sauvé démontre la conscience d’avoir une culture et donc un patrimoine spécifique. Les discours, les écrits et surtout les actions des différents militants sourds, qui seront analysés plus en détail au chapitre suivant, éclairent sous un jour nouveau l’existence d’une communauté sourde en France à la Belle Époque et que cette communauté, ses membres semblent en avoir pleinement

George VEDITZ, The preservation of the sign language, 1913, filmé par la National Association of Deaf. Traduction

85

écrite disponible à cette adresse : http://www.rid.org/UserFiles/File/pdfs/veditz.pdf (Vérifié le 25 juin 2014). Lien vidéo : http://videocatalog.gallaudet.edu/?video=2520 (Lien vérifié le 25 juin 2014)

Ibid.

conscience, au point d’organiser des actions afin de lui permettre de continuer à exister, en dépit de l’oralisation des écoles de sourds.

* * *

Conclusion

La question de l’existence de la communauté sourde reste une question certes délicate, mais à laquelle il est nécessaire de répondre. En dépit des enjeux l’entourant, enjeux qui vont bien au-delà d’une simple réponse au travers d'une analyse historique, il est plus que nécessaire de comprendre comment une telle communauté a pu se former et donc exister. Or cette réponse permet également de comprendre pourquoi le Congrès de Milan représente un événement si dévastateur, et surtout qui occulte tout ce qui s’est déroulé avant ce congrès.

En Histoire, « La Grande Guerre arrête, occupe d’abord leurs regards, masse opaque qui de toutes parts accumule les ombres. Avant la Grande Guerre, qu’est-il arrivé ? » Voici ce qu’écrit Daniel Halévy, dans son ouvrage, La fin des notables . Ce sentiment de Halévy vis-à-vis de la Grande 87

Guerre trouve son équivalent au sein de la communauté Sourde internationale avec le Congrès de Milan qui représente un événement dévastateur, bouleversant en profondeur les communautés Sourdes. Comme l’a noté Ladd, il est plus que difficile pour un observateur extérieur de comprendre de ce qui constitue une communauté sourde, et ainsi, de prendre en compte les enjeux, les relations, les tensions qui la structurent.

C’est justement face à ces enjeux qu’il importe de comprendre les faits. La question des recherches sur ce qui constitue une communauté sourde est une question centrale, plus particulièrement en histoire sociale, où justement, on cherche à comprendre les mécanismes la structurant, et qui ont

Daniel HALEVY, La fin des notables, Paris, Editions Bernard Grasset, 1930, pp. 8-9. 87

conduit à son apparition. Il est également nécessaire de comprendre, d’autre part, de ce qui a permis aux communautés sourdes de résister à l’onde de choc milanaise.

Pour comprendre ces mécanismes, il importe donc de disposer de critères permettant de les identifier, et par conséquent, de disposer des moyens théoriques et d'outils pouvant faciliter le travail de chercheur. Ces critères, combinés aux travaux de nombreux chercheurs comme Bernard Mottez, Yves Delaporte et Sylvain Kerbouc’h, pour n’en citer que quelques-uns spécialisés dans l’étude des communautés sourdes actuelles, peuvent permettre la compréhension des communautés sourdes du passé. Le principal point, c’est justement de prendre en compte des changements survenus au sein de la communauté, après un siècle, et ainsi de comprendre les mécanisme d'adaptation de la communauté sourde face aux changements de la société française.

S’il y a adaptation, cela signifie que l’on est en face à une certaine volonté de préserver un héritage, et une mémoire de la communauté : la langue des signes. On est ainsi face à un constat clair. S’il y a présence de la langue des signes, à différencier avec les signes monastiques, on est en face d’une communauté plus ou moins structurée, plus ou moins étendue, mais dont les caractéristiques sont relativement proches selon les différents pays. Grâce aux critères de Wagley-Harris, on dispose d’un moyen, qui devra être amélioré pour une lecture plus fine, d’identification de la présence de communautés sourdes dans les temps historiques quand c’est possible, et de comprendre les racines de cette particularité au sein de l’Humanité.

CHAPITRE II