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Les caractéristiques complémentaires

Deux autres critères doivent être ajoutées, car ils ont paru nécessaires pour pouvoir comprendre deux caractéristiques qui ne peuvent être incluses dans la grille Wagley-Harris. Il s’agit d'une part du caractère urbain de la communauté sourde et d'autre part de l’attachement à une langue qui est fondamental.

Une communauté essentiellement urbaine

Le premier point qui n’est pas inclus dans la grille de lecture Wagley-Harris est le caractère urbain de la communauté sourde. Effectivement, on remarque un fait intéressant qui semble être caractéristique de cette communauté par rapport aux autres communautés. Ce point doit être analysé plus en profondeur, mais, il est permis de penser que les centres urbains ont contribué, avec leur développement au cours de la fin du Moyen Age et des Temps Modernes, à la naissance des communautés sourdes.

L’exemple parisien est intéressant à plus d’un titre, avec, là encore, le témoignage de Pierre Desloges qui est le plus ancien et le plus direct de l’existence de la communauté sourde. On voit là une différence fondamentale avec la vie des sourds dans les campagnes, qui sont souvent isolés tel qu'en témoigne 70 ans plus tard, François Lucien Guillemont, dit «Benjamin» en apportant un éclairage sur les conditions de vie des sourds en milieu rural . 66

Le contraste des conditions entre la ville et la campagne incite à la réflexion, et à comprendre pourquoi ces centres urbains attirent tant les sourds. Tout d’abord, il semblerait, selon les écrits des sourds des campagnes, que la vie y soit moins aisée car la famille les contrôle, et leur dicte leurs vies alors que dans les villes, le sourd est souvent livré à lui-même et devra compter sur lui pour s’en sortir. On retrouve là le trait dominant des militants Sourds : prouver à tout prix leurs capacités.

Ainsi, il semblerait que les conditions de vie des villes semblent avoir encouragé les sourds à l’autonomie, mais également à leur enrichissement intellectuel. Les villes procurent aux Sourds des

François-Lucien GUILLEMONT, Histoire du sourd-muet Benjamin, Fossone, 1835, 16 p.

éléments propices à leur développement communautaire qui leur permet de rester au fait des actualités du monde. Voici ce que dit Pierre Desloges sur ce point :

« […] quant à ceux qui sont privés de la société d’autres sourds et muets, ou qui sont abandonnés dans les Hôpitaux, ou isolés dans le coin d’une Province.» 67

Ainsi, il confirme que les sourds isolés présentent des difficultés de structuration intellectuelle, et que leurs signes sont loin de représenter la langue des signes; or, l’auteur précise que cela n’est pas le cas de ceux qui vivent dans les villes :

«... il en est autrement des sourds et muets, qui vivent en société dans une grande Ville, dans Paris, par exemple, qu’on peut appeler avec raison l’abrégé des merveilles de l’Univers. Sur un pareil théâtre, nos idées se développent et s’étendent, par les occasions que nous avons de voir et d’observer sans cesse des objets nouveaux et intéressants. » 68

La vie fourmillante de Paris représente un cadre idéal pour le Sourd qui peut ainsi s’initier aux éléments nouveaux, et donc s’enrichir intellectuellement. Mais, cela n’est pas tout. Desloges le dit clairement, il est nécessaire d’avoir le contact avec d’autres Sourds afin que cet enrichissement se fasse le plus aisément possible :

« Il ne se passe aucun événement à Paris, en France et dans les quatre parties du Monde, qui ne fasse la matière de nos entretiens. Nous nous exprimons sur tous les sujets avec autant d’ordre, de précision et de célérité, que si nous jouissions de la faculté de parler et d’entendre. » 69

Ainsi, cet extrait de l’ouvrage de Desloges atteste de l’existence de rencontres, de réunions entre Sourds afin de s’échanger des informations. Or, une nouvelle question se pose : existerait-il des Sourds, n’ayant jamais fréquenté l’école de l’abbé de l’Epée, et qui sachent lire et écrire ? L’exemple de Desloges nous incite à penser que oui. Mais, ce qui entre en compte ici, c’est que les villes sont des incubateurs idéaux pour l’émergence d’une communauté sourde, et par conséquent, la naissance d’une langue si caractéristique et si différente des langues orales : la langue des signes. La naissance de cette langue entraîne, au sein de la communauté, l’apparition d’un sentiment de fort

Pierre DESLOGES, Observations d’un sourd et muet, p 13

67

Ibid, p 13

68

Ibid, p 15

attachement à celle-ci. On retrouve un écho des écrits de Desloges, deux siècles plus tard avec l’analyse de Mottez :

« Qui ne les a pas fréquentés ignore les solidarités et tous les précieux petits savoir-faire qui permettent de mener sa barque avec dignité et efficacité dans le monde entendant. Avec dignité et efficacité, car les deux choses vont de pair, c’est du moins la leçon :

mimer l’entendant et se mettre sur sa longueur d’onde, c’est sortir toujours perdant.

L’art de se comporter avec les entendants, tel qu’il s’apprend chez les Sourds, est l’une des formes les plus subtiles des arts martiaux. Beaucoup plus qu’une simple technique de survie. » 70

Ce caractère urbain se retrouve tout au long du XIX et XXe siècles, avec l’implantation des premières écoles , et la localisation des associations de sourds, qui sont toutes situées dans des 71

villes, et non pas dans des villages. Ainsi, une étude de la localisation associative sourde, durant la Belle Époque, qui sera étudiée en détail au chapitre II, démontre une expansion depuis les plus grandes villes jusqu’aux centres urbains de taille moyenne, en suivant, non pas les routes, mais, justement les voies ferrées afin de faciliter les déplacements de leurs représentants, mais également l’accueil des membres de ces associations. Il semblerait bien que l’on assiste là, à une structuration de la communauté, d’abord, autour des villes puis, par la suite autour des plus grandes associations. Ce phénomène, encore peu étudié, semble être la base de ce qui constitue une communauté. La vie animée d’une ville semble donc être un facteur qui puisse attirer les Sourds des campagnes, à la recherche d’un moyen de briser leur isolement, mais également de s’éloigner de familles qui auraient tendance à les étouffer socialement.

La réunion des sourds-muets, à la recherche d'une vie sociale plus grande que ce qu’ils connaissent dans les campagnes, entraîne, au fil des années, l’apparition d’une langue selon un processus proche de ce que l’on constate avec la langue des signes du Nicaragua. Or, ce processus, on l’a remarqué aussi, entraîne un attachement fort à la langue des signes, par différence, et par opposition envers la société majoritaire.

L’attachement à la langue de la communauté

Bernard MOTTEZ, Les Sourds existent-ils ?, p 78.

70

On remarque que les localisations des écoles fondées après 1850 se situent souvent en dehors des villes. Manque de

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place, ou volonté d’éloigner les enfants des villes considérées comme malsaines ? Rien ne peut clairement être affirmé à l’heure actuelle.

Markowicz explique que le degré d’usage de la langue procure aux membres de la communauté une sorte d’identification par rapport aux autres :

«(...) c’est elle qui permet la transmission de l’héritage culturel de génération en génération et c’est par son intermédiaire que s’effectue la socialisation des membres. C’est parce que la langue des signes est étroitement liée à l’identité ethnique qu’elle doit être connue pour être membre de la communauté des sourds.» 72

Ainsi, le rôle de la langue des signes est primordial dans la continuité de l’existence de la communauté sourde au cours des siècles, et son organisation interne. L’anthropologue canadien, Charles Gaucher ajoute même que cet attachement s’explique par le fait que la langue des signes 73

sert de liant au sein de la communauté entre différentes personnalités. Ainsi, en dépit des parcours, des vécus différents, le dénominateur commun d’une communauté sourde est bel et bien la langue des signes, que la personne soit sourde ou non. Il y a toute une rhétorique qui s’est développée autour de cette langue particulière, en ce sens que les Sourds la voyaient déjà comme une langue, à une époque, où des linguistes la considéraient comme un ensemble de gestes sans cohérence. Desloges, déjà en 1779, se considère en droit de défendre sa langue, comme un Français le ferait, s’il voyait un Allemand dénigrer sa langue : 74

« Semblable à un François qui verroit décrier sa langue par un Alemand (sic), lequel en saurait tout au plus quelques mots, je me suis cru obligé de venger la miène (sic) des fausses imputations dont la charge cet Auteur, et de justifier en même temps la méthode de Monsieur l’Abbé de l’Epée, laquelle est toute fondée sur l’usage des signes. »

Ainsi, on remarque que la langue des signes représente le pivot de la communauté. Mais, que justement, cette langue est également ce qui permet à la communauté d’exister, et donc de placer le Sourd à une croisée des chemins. Il se trouve à la fois dans le domaine médical avec la surdité, mais également dans le domaine culturel avec la langue des signes. La présence de cette double lecture accentue la difficulté d’une compréhension globale de la spécificité de cette communauté : faut-il l’analyser comme un groupe de personnes atteintes d’un handicap, ou alors comme un groupe culturel spécifique ?

Harry MARKOWITCZ, La communauté sourde en tant que minorité linguistique, Coup d’Oeil supp. au n°24,

72

octobre-novembre 1980, 12 p In Sylvain KERBOUC’H, Le Réveil Sourd, p 109.

Charles GAUCHER, « Les Sourds ne gesticulent pas, ils « signent » : réflexion sur le rapport entre corps sourds et

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langue des signes », Anthropologie et Sociétés, vol 36, n°3, 2012, p 166 Pierre DESLOGES, Observations, p. 15

Les cinq critères de Wagley et d’Harris, complétés du caractère urbain et de l’attachement à la langue, démontrent la présence d’une communauté Sourde, attestée de nos jours par de nombreuses études sociologiques et anthropologiques. Ces sept points peuvent permettre de vérifier si, à la Belle Epoque, il existe bel et bien une communauté, ou si elle est le produit de la société de la fin du XXe siècle et non des périodes antérieures.

Avec ces sept points de la grille de lecture, on peut plus facilement comprendre les évolutions au cours du temps, de la communauté Sourde. Elles mettent également en lumière tout ce qui rend la communauté actuelle relativement différente de celles de la Belle Epoque et ou de siècles antérieurs, telle la petite communauté sourde de Paris à l’époque de Pierre Desloges, à la fin du XVIIIe siècle.

2.Une communauté sourde existerait-elle à la Belle Epoque ?

2.1. Une existence attestée

Ainsi, l’existence d’une communauté sourde à la Belle Époque semble être attestée. En effet, si l’on prend en compte les cinq points de Wagley et d’Harris, ajoutés des deux caractéristiques évoquées plus haut, on retrouve ainsi la présence des sept caractéristiques de base d’une communauté sourde, en France, à la Belle Époque, que ce soit à Marseille, à Lille ou à Paris. Il s’agit plus particulièrement de la communauté sourde de Paris, la plus étendue, et la mieux documentée au niveau des archives, à l’heure actuelle, avec la présence des archives de l’Institut National des Jeunes Sourds qui est le lieu idéal pour démarrer les recherches sur la communauté sourde.

La communauté sourde parisienne représente la référence de ce qu'est une communauté sourde à cette époque. En effet, par le nombre de ses membres, l’existence de nombreuses associations et surtout, l’influence qu’elle exerce sur les autres communautés sourdes, la communauté parisienne est le modèle à étudier et à analyser. Sa compréhension permet par la suite de pouvoir analyser les autres communautés locales, en France, ou dans les anciennes colonies, afin de voir si ce modèle a été « exporté » ou pas.

La question de l’exportation du modèle parisien se pose effectivement si l’on prend en compte le cheminement que prennent les fondations des écoles de Sourds, tout au long du XIXe siècle, depuis la petite école de l’abbé de l’Epée, en 1760. L’école représente, à cette époque, et encore maintenant, l’un des principaux lieux de formation de la communauté sourde, où les nouveaux arrivants intègrent rapidement la communauté, sans qu’elle soit l’unique voie d’intégration à la communauté Sourde, sachant qu’il y a eu une grand majorité de sourds qui n’a jamais fréquenté ces écoles.

On voit donc l’existence de deux structures au sein de la communauté, l’une qui est plus ancienne, et qui repose sur les évolutions du milieu urbain dans laquelle elle se trouve, et l’autre qui est plus récente et qui dépend fortement de l’école des Sourds. Ainsi, si l’on veut regarder la communauté sourde du XVIIIe siècle, il est nécessaire de tenir compte de l’existence, à telle ou telle date, d’une école de sourds ou non, puisque l’école de l’abbé de l’Epée n’existe qu’à partir de 1760. Donc, l’enjeu est de comprendre si une communauté a pu exister auparavant. Des indices laissés par Pierre Desloges laissent penser que oui, mais, ceci n’est pas le sujet de cette étude qui se concentre sur la Belle Epoque. Or, si l’on prend en compte la probable existence d’une communauté sourde, de taille réduite, au XVIIIe siècle, et que son existence est clairement attestée à la fin du XXe siècle, peut-on envisager sa non-existence à la Belle Époque, période qui leur est intermédiaire ? Nous devons le vérifier au travers de la grille de Wagley-Harris.

En ce qui concerne les caractéristiques physiques ou culturelles, les Sourds utilisent les termes Sourds-Muets, ou Sourds et Muets, pour se désigner, parfois en utilisant des majuscules, et ce bien avant la proposition de Mottez. Il existe également une autre désignation, qui semble être plus universelle : les Silencieux. Ce terme revient souvent dans les écrits des militants Sourds, plus particulièrement autour de Henri Gaillard et d’Ernest Dusuzeau qui sont les militants les plus constants dans la défense de la langue des signes. Le choix du terme « Silencieux » semble répondre à une volonté de s’affranchir d’une caractéristique physique, vue comme un stigmate, puisqu’il renvoie à une infirmité physique, un handicap.

Ce rejet d’une telle caractéristique physique s’inscrit dans un climat particulier, dans les années 1880-1910, où l’adoption à la hussarde d’une nouvelle pédagogie, basée sur une oralisation exclusive des enfants sourds, au sein des écoles, a entraîné une crispation de la part des militants sourds qui se trouvent acculés dos au mur, et rejetés en dehors de ces lieux vus comme

fondamentaux à la vie de la communauté. Or, le fait de faire parler à tout prix les enfants sourds est perçu de la part des Sourds comme une volonté de dénier ce qui est une caractéristique, un élément structurant de la communauté. Ainsi, l’adoption du terme « silencieux » représente une résistance à cette nouvelle politique éducative oraliste, où la parole représente le moyen de faire disparaître le sourd, de le diluer au sein de la société. Choisir ce terme représente une sorte de détournement du premier sens du mot, afin de montrer que le silence est une sorte de revendication, du refus de la parole.

D’autre part, la présence croissante des EEPS fait poser la question de leur existence au sein de la communauté sourde. Faut-il les exclure ou les inclure ? Pourquoi ainsi s’interroger, alors qu’ils sont les héritiers de ce qu’ont reçu leurs parents sourds ? Depuis une caractéristique physique, on assiste à une amorce d’évolution vers une caractéristique culturelle où le silence représente la normalité pour la communauté. On comprend mieux pourquoi Henri Gaillard a tenté d’introduire le terme noétomalalie dans un texte de 1889. La création de ce néologisme s’inscrit dans cette 75

optique de ne pas se reposer exclusivement sur une caractéristique physique.

Dans ce néologisme, on voit deux racines grecques : noétos qui signifie être intelligible et alalia qui désigne le fait d’être sans parole, au sens de ne pouvoir parler vocalement. Élaborer et proposer un nouveau verbe afin de désigner en français le fait de s’exprimer sans parole pour être compris marque une nouvelle étape dans le processus d’une réflexion structurante autour de la langue des signes, ou du noétomalalien si l’on reste dans l’optique de son créateur, et ainsi renverser le rapport de forces avec le français écrit, en introduisant dans la langue parlée, un terme qui existe déjà dans la langue des signes : noétomalalier, qui signifie au final : parler en langue des signes.

Bien que l’adoption de ce néologisme soit un échec, il représente une caractéristique nouvelle de la communauté, auparavant basée sur une caractéristique physique, qui tend vers un aspect culturel. Or, de nos jours, on assiste à la présence double de ces deux caractéristiques dans la plupart des communautés sourdes, voire à la fusion de ces deux éléments au sein de certaines familles sourdes.

Le second point, l’expérience d’une inégalité de traitement, est également présent à cette époque, mais est également exacerbé par les débats entourant la question de l’intelligence du sourd-muet, de

Henri GAILLARD, Echo de la société d’Appui Fraternel, février 1889, p 7. 75

l’opportunité ou non de l’associer avec les « idiots, attardés mentaux » selon la nomenclature de l’époque, puisque pour certains pédagogues, le fait d’avoir des difficultés de paroles est interprété comme un élément de l’idiotisme. Cette perception avait été combattue depuis un siècle par certains enseignants, puis par les Sourds eux-mêmes qui y voient comment un préjugé sans fondement.

Ils y sont confrontés sans cesse, et de façon croissante tout au long de la Belle Époque, où, au nom de la sécurité, on exclut de plus en plus les sourds des professions vues comme dangereuses, et donc, où la difficulté de trouver un emploi représente l’expérience commune d’une inégalité. L’exclusion croissante des handicapés, au nom de la sécurité, répond à un souci de rationalisation du travail, avec l’arrivée de la médecine de travail et la protection du travailleur. La loi du 9 avril 1898, sur l’indemnisation des accidents de travail entraîne un effet pervers, non prévu par le législateur : la non-embauche croissante des infirmes, ceux qui représentent un risque pour eux et pour l’entreprise. En effet, la responsabilité de l'employeur étant engagée par la nouvelle loi , les 76

patrons craignent de plus en plus de se voir obligés d’indemniser un handicapé en cas d’accident et de voir augmenter leur prime d'assurance dans le cas d’une présence d’un ou plusieurs infirmes dans leurs usines.

Cette inégalité est également accentuée par l’exclusion des hommes sourds du service militaire. La loi Freycinet du 15 juillet 1889 introduit la notion d’une taxe militaire pour les dispensés, ou de la possibilité d’intégrer un service militaire. Or, les sourds, sous l’influence croissante des hygiénistes, se voient dans l’impossibilité d’intégrer une force armée, alors qu’auparavant, des exceptions ont été possibles. De là survient un débat interne, sur le fait de payer ou non cette taxe. Gaillard considère qu’il est nécessaire de la payer, puisque ne pas le faire justifierait aux yeux de la société la