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Des objets nomades littératiés au service de la collaboration entre école et familles

Introduction

Dans un contexte de promotion d’une collaboration entre école et familles pensée comme un levier pour réduire les inégalités sociales de réussite scolaire, un dispositif de mise en circulation de cahiers et de classeurs de vie, de classe entre espaces de socialisation s’est peu à peu généralisé depuis la dernière décennie du XXème siècle. Dès sa prime scolarisation, le petit enfant est doté de cahiers qu’il rapporte régulièrement à son domicile, comme le confirme l’enquête quantitative récente que nous avons conduite. Ces objets nomades (Rayou, 2015) marqués par une littératie étendue (Bautier & Rayou, 2013) donnent à voir régulièrement aux familles les traces des activités scolaires, sous forme de fiches, de photographies, de productions de type dessin, peinture. Des blogs et des portefeuilles numériques, que nous traitons ici au même titre que les cahiers, en constituent une forme dématérialisée.

Ces cahiers ont rarement fait l’objet de recherches en sciences de l’éducation (Leleu-Galland, 2002) dans une orientation sociologique (Francis, 2000; Montmasson-Michel, 2015). Peu de travaux décrivent la manière dont les maîtres définissent leurs contenus, les mettent en ordre et dont les parents les interprètent. Concernant ces derniers, les études portant sur les pratiques familiales d’accompagnement des devoirs à l’école primaire et au collège (Kakpo, 2012a, 2012b, 2014; Rayou, 2010, 2015; Robin, 2015, 2019; Thin, 1998) décrivent déjà un travail pédagogique de parents de milieux populaires qui ne va pas entièrement dans le sens requis par l’école. Ces constats interrogent d’une part les contenus de ces supports et la manière dont les parents les interprètent. Leurs circulations dans les familles atténuent-elles les effets d’une pédagogie invisible que Bernstein décrit comme un système qui instaure une rupture tant dans la relation de l’école maternelle aux autres segments scolaires que dans la relation de l’école aux familles populaires (Bernstein, 2007) ? D’autre part, on peut analyser la définition du petit enfant scolarisé (Chamboredon & Prévot, 1973), telle que l’école la donne à voir dans les cahiers. Ainsi Plaisance décrit, à la fin des années 1970, l’accentuation d’un modèle personnalisé et de coopération. Les cahiers en usage actuellement portent-ils une trace de cette

représentation de l’enfant et, le cas échéant, ce modèle éducatif établit-il entre l’école et les familles, selon l’hypothèse formulée par l’auteur, « l’amorce d’un langage partagé, les prémices d’un dialogue clair sur la socialisation du jeune enfant » (Plaisance, 1986 : 203) ?

Cadre théorique

Dans une approche croisant sociologie des inégalités scolaires et de la famille, cette recherche doctorale porte sur les manières dont des pratiques socialisatrices s’articulent, s’opposent ou se combinent à partir d’un même objet que l’enfant transporte d’un espace à un autre et qui marque temporellement, précocement leur entrée dans la culture écrite. En effet, dès la prime scolarisation, le (s) cahier(s) donne(nt) à voir aux familles le caractère scriptural (Lahire, 1993a) de la forme scolaire (Vincent, 1994). Nous associons la notion de scansion temporelle (Chamboredon, 1991), décrivant la manière dont les changements pouvant s’opérer lors du passage longitudinal d’un segment scolaire à un autre sont rendus visibles ou occultés, à celle de scansion spatiale pour étudier les continuités et les ruptures qui peuvent exister au quotidien pour le petit enfant circulant d’un espace de socialisation à un autre. En effet, sa présence avec un même objet dans deux lieux dans lesquels les pratiques de socialisation scolaire peuvent être plus ou moins proches interroge la manière dont les changements de posture requis en classe sont scandés par l’école et reçus ou déjà appréhendés comme tels par les parents. Les manières d’être, les façons de penser et d’appréhender les objets du monde à l’école sont-elles signifiées aux familles – dans les cahiers – alors qu’elles ne relèvent pas de l’évidence et qu’elles constituent précocement un obstacle à la réussite scolaire des élèves des milieux populaires (Bautier, 2006)?

Cette communication porte plus spécifiquement sur une catégorie de documents contenue dans tous les cahiers et blogs de notre corpus : les traces des activités culinaires menées en classe. Nous rendons compte des différents supports et discours utilisés pour présenter cette pratique dans les cahiers. Nous analysons ensuite en quoi leurs interprétations sont plurielles et peuvent participer d’une « rupture souterraine » (Chauveau & Rogovas-Chauveau, 1992) dans la relation de l’école maternelle aux familles populaires, alors même que ces activités sont supposées « amorcer la liaison école-famille1 ».

Corpus

L’étude de la revue Éducation Enfantine – revue pédagogique à destination des enseignants de maternelle – sur la période de 1903 à 2002 rend compte de l’émergence puis de la diffusion de ce dispositif de mise en circulation de cahiers depuis la dernière décennie du XXème siècle. Les cahiers sont décrits dans la revue comme un moyen d’acculturer les enfants à l’écrit, comme un support de langage dans chacun des espaces de socialisation et comme un « outil » de la collaboration entre parents et enseignants.

L’usage de cahiers étant peu normé institutionnellement, nous avons conduit une enquête par questionnaire auprès de 472 enseignants en 2017 et 2018 majoritairement dans deux départements de France métropolitaine pour recenser par déclaration les pratiques des enseignants, les interrogeant sur les contenus des cahiers et des blogs, sur leurs mises en ordre et leurs fréquences de circulation (pour les cahiers et classeurs).

Puis, dans une approche qualitative, au moins deux séries de cahiers ont été recueillies dans chacune des 43 classes, de la toute petite à la grande section, dans des écoles des deux départements principalement enquêtés par questionnaire. Le recueil de cahiers a été réalisé dans des écoles de mieux sociaux contrastés. Plusieurs séries de cahiers ont été recueillies, les

enseignants les proposant, choisissant à notre demande ceux d’élèves « de niveaux scolaires différents ». Généralement, notre présence régulière en classe a permis d’avoir accès à l’ensemble des cahiers de la classe, leurs feuilletages permettant de repérer les régularités et les variations entre cahiers. Chaque support collecté a été photographié et inventorié.

Des entretiens semi-directifs ont été menés avec 25 enseignants des classes dans lesquelles ces cahiers ont été recueillis et avec 27 parents de différents milieux sociaux destinataires de ces supports et habitués à les consulter régulièrement. Ces parents nous ont été présentés par les enseignants mais aussi par des prises de rendez-vous directes, soit en répondant à un message écrit adressé à eux par l’intermédiaire des cahiers de liaison de leurs enfants, soit en nous présentant à eux pendant le temps d’accueil du matin, dans la classe ou à ses abords. Un feuilletage de l’objet-cahier a rythmé nos entretiens avec les enseignants, dans leurs classes, et avec les parents de préférence à leurs domiciles, les discours recueillis restant ainsi très contextualisés. Avec les parents, les pratiques familiales, ici les activités culinaires, ont été discutées au même titre que celles réalisées par l’école.

Des documents consensuels pour des enjeux partagés entre acteurs