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On peut distinguer deux grandes dimensions de la notion de fraternité (Budex, 2019). Une première dimension éthique de la fraternité – je la nomme « fraternité humaniste » – désigne le sentiment d’appartenance à la communauté des humains et s’intéresse en particulier aux expériences inter individuelles qui donnent l’occasion d’éprouver la dimension affective de ce lien très particulier qui unit les humains entre eux. Les occurrences philosophiques en sont bien connues : la « compassion » ou la « sympathie » chez Adam Smith, la « pitié » chez Rousseau, la « dignité » chez Kant, « l’hospitalité » chez Derrida, l’expérience du « visage » chez Levinas, le « tact » (Prairat, 2017) ou « l’empathie » (Pinotti, 2016) pour les recherches les plus récentes. Il existe, d’autre part, une dimension sociale et politique de la fraternité. Elle désigne les groupes formés par ceux qui se reconnaissent comme frères parce qu’ils partagent les mêmes principes, les mêmes idéaux, voire les mêmes combats, à partir de critères ethniques, idéologiques, sociaux, voire professionnels. Cette dimension plus collective et identitaire de ces « fraternités communautaires » permet d’étudier les logiques d’appartenance et de reconnaissance à l’intérieur d’un groupe. Il s’agit alors de se demander par quels mécanismes un tas se transforme en tout pour comprendre la fonction, dans toute fraternité communautaire, d’un invariant anthropologique qui sert de principe d’attachement. C’est lui qui relie plus ou moins fortement les individus par des liens horizontaux à partir d’une sacralité verticale – religion, idéal, idéologie, mythe, histoire ou Mémoire, voire ennemi commun –. « Pour produire de l’inter, donnez-nous du meta » (Debray, 2009). L’analyse des processus par lesquels les identités communautaires s’élaborent permet également de déceler une logique d’inclusion-exclusion au cœur de la fraternité et qui tend à fabriquer du « Nous » contre du « Eux ». Il semble en effet difficile de générer un sentiment d’appartenance à l’intérieur d’un groupe sans, de facto, produire une identité contre laquelle elle se définit et s’oppose.

L’analyse des fraternités communautaires conduit également à étudier les techniques par lesquelles il est possible de fabriquer et nourrir un sentiment d’appartenance à partir du principe d’attachement qui relie les membres de la communauté. Car tous les meta ne se valent pas et certains – par exemple le meta religieux – semblent plus efficients que d’autres pour souder un groupe par le haut, avec tous les inconvénients que cela peut engendrer. Le bon niveau de température entre la fièvre de la fusion intégriste et le degré zéro de l’individualisme atomisé dépendra alors de la puissance de la sacralité d’attachement et des pratiques qui permettent d’entretenir et de cultiver ce sentiment d’appartenance (Durkheim, 2013).

La transposition des figures d’attachement à la situation de la société française nous conduit alors à poser le problème du sentiment d’appartenance au sein de la communauté des citoyens de la République en soulignant une difficulté spécifique. En effet, la logique d’appartenance de la République, depuis la Révolution, est celle d’une fraternité sans dieu, d’une fraternité laïque. Or, comme nous l’avons dit, il y a des sacralités plus ou moins faciles à cultiver pour susciter un sentiment d’appartenance. Le choix de rompre avec l’une des plus liantes – la sacralité religieuse – pour un mixte de meta républicain composé à la fois « d’idéal » et « d’histoire » s’est très vite heurté à des difficultés que le culte de la citoyenneté tente de surmonter depuis les débuts de la République. Rousseau, avec l’idée de « religion civile », a été l’un des premiers à tenter d’apporter une réponse théorique à un problème central : comment générer un sentiment d’appartenance à la communauté des citoyens qui les attache affectivement à celle-ci s’il est entendu que la seule compréhension rationnelle de l’intérêt général ne suffit pas pour faire communauté et empêcher les dissensions entre les individus ?

L’éducation aux valeurs et le programme d’EMC

La prise en charge pratique du problème du sentiment d’appartenance à la communauté politique a été confiée dès sa création à l’éducation nationale. Cette mission a pris les formes diverses et variables d’une éducation, d’une instruction, et aujourd’hui d’un enseignement moral et civique. Le récent programme de 20151 semble à cet égard constituer un tournant en ceci qu’il semble avoir tiré les leçons des échecs du passé. De quel échec s’agit-il ? Pour le dire simplement, celui d’un modèle vertical, normatif et homogène d’une morale du devoir qui ne semble plus en adéquation avec des sociétés démocratiques aujourd’hui caractérisées par le pluralisme des opinions et des croyances. Les attentats de 2015 en France ont été l’occasion, dans l’école, d’une prise de conscience d’un déficit du sentiment d’appartenance considérable et même d’une rupture de confiance civique entre les élèves, entre les élèves et les adultes de la communauté éducative, voire entre les adultes eux-mêmes. Une réaction politique et éducative forte, du moins pendant un temps, a pu être donnée à la suite de ces événements traumatiques, notamment par la mise en œuvre de onze mesures ministérielles sur « les valeurs de la République ». Toutefois, au-delà des impératifs communicationnels de l’agenda politique, il nous semble que la mise en œuvre d’un programme d’EMC pensé avant ces attentats, mais mis en œuvre à la rentrée 2015, recèle des pistes d’actions qui sont davantage à la hauteur du défi éducatif que ceux-ci ont révélé.

Ce programme avait été précédé en 2013 d’un rapport intitulé « Pour un enseignement laïque de la morale2 » remis au ministre d’alors Vincent Peillon. Il est d’ailleurs remarquable que la mission ait alors inversé la commande initiale du ministre qui souhaitait la mise en place d’un « enseignement de la morale laïque » pour tenter de soustraire le programme à toute tentative d’emprise idéologique. Il s’agissait toujours de transmettre et faire partager les valeurs de la République, mais en rompant avec un modèle qui visait auparavant à proposer un idéal moral substantiel et même un modèle de personnalité morale. Certes, le programme n’a pas renoncé à valoriser un certain modèle de vie et de conduites au sein d’un « perfectionnisme faible » (Kahn, 2018 : 96). Il opte toutefois dans sa méthode pour l’orientation plus délibérative d’une éthique de la discussion en visant « une morale qui se construit de façon dialogique, dont les valeurs et les normes sont impliquées, mises en jeu, dans les situations de confrontations des

1 BOEN spécial n°6 du 25 juin 2015.

2 Rapport « Pour un enseignement laïque de la morale ». Récupéré le 14 novembre 2019

https://cache.media.eduscol.education.fr/file/04_Avril/64/5/Rapport_pour_un_enseignement_laique_de_la_mor ale_249645.pdf

idées et l’échange » (Kahn, 2018 : 96). Il incline également à dépasser une conception trop intellectualiste pour reconnaître la place importance de la dimension affective en morale et accorde une place nouvelle à la « sensibilité » pour former la personne et le citoyen.

Or, il semble que c’est précisément sur ce point que le dispositif de la Discussion à Visée Philosophique (DVP) peut jouer un rôle dans une transmission et un partage des valeurs de la République qui soient conformes au nouvel esprit du programme d’EMC. Cette pratique était d’ailleurs explicitement préconisée sous cet intitulé dans le programme initial avant de disparaître à l’été 20183 pour être remplacée par l’expression de « discussion réglée » ou « débat

argumenté ». Faut-il voir dans cette rétractation une réticence institutionnelle à voir le terme de « philosophie » associé à une pratique scolaire émancipée d’une tradition universitaire qui cantonnait jusqu’alors cette discipline à la dernière année du lycée ? Elle bénéfice pourtant, depuis les années 70 aux États-Unis (Lipman, 2011), ou plus récemment en France (Tozzi, 2001), d’un ensemble de recherches qui témoignent du sérieux de sa démarche et de sa fécondité. On peut même considérer qu’elle participe à une renaissance de la pratique et de l’enseignement de la philosophie, notamment dans le domaine de la didactique.

L’enjeu de ma recherche est de montrer que la Discussion à Visée Philosophique est, dans le champ de l’éducation à la citoyenneté, particulièrement efficiente pour « faire partager » certaines des valeurs de la République, notamment la fraternité, en permettant aux élèves de les interroger, de les éprouver et de les vivre en acte grâce au dispositif de la DVP. Elle s’inscrit même au cœur d’un projet authentiquement laïque en prenant le risque d’interroger à l’aune de la raison la valeur des valeurs avec les élèves. N’est-ce pas en effet le seul moyen d’assurer à la fois une authentique pratique de la philosophie et de rendre possible une libre adhésion sans chercher à assujettir les élèves à des injonctions normatives contre-productives ? On peut, comme au lendemain de l’attaque meurtrière contre les journalistes de Charlie Hebdo, sanctionner des élèves qui ne respectent pas une minute de silence, mais on n’impose pas un sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs. On ne décrète pas la fraternité, tout au plus peut-on la sécréter, c’est-à-dire réunir les conditions de possibilité de son émergence.

En quoi la DVP contribue-t-elle à une éducation à la fraternité ?

La Discussion à Visée Philosophique permet, telle que le recommandait en 2013 le « Rapport sur l’enseignement laïque de la morale » de prendre en charge la triple dimension des valeurs : « intellectuelle », « psycho-affective » et « conative ». Les habiletés de pensée proprement philosophiques qu’elle mobilise – principalement conceptualiser, problématiser, argumenter – et les contenus thématiques qu’elle propose à la réflexion, notamment dans le domaine moral et politique permettent à la fois d’interroger la valeur des valeurs et de développer l’esprit critique indispensable à l’exercice de la citoyenneté dans une démocratie. Elle nourrit ainsi la dimension « intellectuelle » d’un travail éducatif sur les valeurs. Cette pratique offre par ailleurs de précieuses ressources pour contribuer aux deux autres dimensions – psycho-affective et conative –, les plus difficiles sans doute si l’on considère que la visée d’une éducation aux valeurs est de permettre l’acquisition de dispositions pratiques et effectives. Si la transmission des valeurs à l’école doit sans doute s’effectuer par la médiation disciplinaire – l’histoire, la littérature, la philosophie, les sciences, l’EPS – pour être un « enseignement », il convient toutefois d’envisager la dimension « psycho-affective » et « conative » de ce dernier si l’on veut espérer rendre ces valeurs désirables. C’est bien sur ce point qu’il faut considérer la valeur

ajoutée du dispositif de la DVP parce qu’il permet d’éprouver et de vivre en acte les valeurs de liberté, d’égalité, de fraternité, de laïcité.

Mon travail se focalise toutefois sur la notion de fraternité pour montrer que la Discussion à Visée Philosophique en communauté de recherche, telle qu’a été pensée par Matthew Lipman ou Michel Tozzi et telle qu’elle est promue par la récente création, en 2016, d’une Chaire Unesco dédiée à cette pratique pour les enfants de 5 à 15 ans, permet de développer des dispositions éthiques qui contribuent à une éducation à la fraternité. Ma recherche s’appuie sur approche par triangulation dans le cadre d’une méthodologie compréhensive et vise à relever des marqueurs de fraternité observables dans les ateliers philo, tant dans les propos que dans les conduites des élèves et des adultes. Le matériau de cette recherche est constitué de l’analyse de verbatim d’ateliers philo tout au long de l’année dans une classe de CM2, d’un questionnaire adressé à 98 élèves de 3ème ayants suivi cette pratique tout au long d’une année scolaire, d’entretiens semi-directifs de dix enseignants de cycle 2, 3 et 4 formés à cette pratique, ainsi que de plusieurs entretiens collectifs avec leurs élèves. Ces terrains d’expérimentation sont constitués par les classes de la Maison de la Philosophie de Romainville, dirigée par Johanna Hawken, et dans les établissements inscrits dans le cadre du projet « PhiloJeunes » développé par l’académie de Versailles.

Les premiers résultats montrent que la Discussion à Visée Philosophique, à condition d’être réalisée régulièrement – de préférence de façon hebdomadaire et toute l’année – et par des enseignants suffisamment formés à cette pratique, donne l’occasion aux élèves de vivre des expériences de la fraternité qui contribuent à développer des dispositions éthiques comme « l’écoute », le « tact », « l’empathie », la « tolérance », la « solidarité », le « sentiment d’appartenance ». Ces effets sont produits par la conjonction de deux facteurs inhérents à « l’objet » de la réflexion philosophique et aux « conditions » d’une véritable discussion philosophique en communauté de recherche. En effet, la philosophie propose de réfléchir à des questions existentielles et universelles qui s’appuient sur le vécu des élèves que l’on considère – enfin ? – comme des interlocuteurs valables. Elle permet aux élèves de faire l’expérience d’une commune appartenance à l’universalité d’une raison qui les arrache quelque peu à la familiarité de leurs appartenances ordinaires. Par ailleurs, la philosophie offre la particularité d’être un domaine de questionnement autorisant la juxtaposition de plusieurs réponses également crédibles. Ce pluralisme – qui n’est pas un relativisme car ce n’est pas non plus un lieu où toutes les opinions se valent dans la mesure où l’on y discrimine les meilleurs arguments selon le critère de la raison – offre l’occasion d’une expérience de la commune « vulnérabilité » de tout être humain face à la grandeur de questions qui ne trouvent pas de réponse unique et définitive. Cette « vulnérabilité », ce « pluralisme », l’implication « existentielle » d’une réponse portée à la première personne conduit les élèves à développer des qualités « d’écoute », « d’empathie » à la fois émotionnelle et cognitive, mais aussi de « tolérance » et de « solidarité » lorsqu’ils se rendent compte qu’ils ne vont pas pouvoir prendre en charge le poids d’une telle question individuellement et qu’elle requiert une « coopération » de tous les membres du groupe. L’analyse des verbatim montrent comment le surgissement de ces qualités est visible dans l’intrication dialogique des pensées au bout de quelques ateliers philo, lorsque les élèves sont enfin rassurés par la dimension protectrice et bienveillante du cadre de la discussion. Car le seul « objet » des thématiques philosophiques – la liberté, le bonheur, la mort, etc. – ne suffit pas à garantir le développement de ces dispositions. Elles ne peuvent advenir qu’à certaines conditions inhérentes au cadre éthique de la discussion. C’est là le rôle des règles de la discussion – l’interdit fondateur de la moquerie, les règles de prises et de tour de parole, le droit de parler comme de se taire – tout comme des rituels qui sacralisent le temps et l’espace de la discussion – le cercle qui organise la discussion dans un face à face des visages, l’usage

d’un bâton de parole, un rituel de début et de fin de discussion –. Comme l’avait bien compris Matthew Lipman, une pensée ne peut être authentiquement philosophique si elle n’est pas à la fois critique et bienveillante, ces deux conditions étant indissociables. « La bienveillance est une attitude émotionnelle essentielle pour la pratique philosophique. Pour philosopher, il faut prendre soin les uns des autres » (Hawken, 2016). Ainsi, le cadre éthique de la discussion est- il inséparable du contenu philosophique de la discussion : on ne dialogue en commun sur des questions universelles et existentielles qui autorisent une pluralité de positions philosophiques qu’à la condition d’être écouté, respecté, compris, quand bien même on ne partage pas les raisons d’autrui. C’est bien même cette expérience de l’identité commune d’une humanité partagée, y compris dans la différence des désaccords, qui conduit à faire de la Discussion à Visée Philosophique une expérience à la fois rationnelle et sensible de « fraternité » et de « tolérance ».

Les effets bénéfiques d’ateliers philo sur la thématique de la